Quel cirque ?

L’article ci-dessous avait été publié dans le n° 930 de la Revue du Touring Club de France en décembre 1980. Il avait été repris dans des publications suisses et belges, parce que traitant pour l’une des premières fois d’un sujet délaissé. Malgré son caractère quasi historique, il est hélas encore d’actualité, et méritait d’être rappelé au moment où se manifestent (enfin) des oppositions aux numéros d’animaux sauvages dans les cirques.

Il naît un mouvement universel de compassion à l’égard des animaux, comme d’intérêt philosophique et scientifique comme jamais il ne s’en est manifesté un. Chaque forme d’utilisation de l’animal est remise en question. Le spectacle du cirque n’y échappe pas : aux critiques qui leur sont faites, les gens du cirque répondent tradition, dressage en douceur et culture (sic). C’est vrai, la tradition du cirque remonte à des temps immémoriaux. C’est vrai, le cirque est un spectacle qui peut être passionnant et esthétique. C’est vrai, au moment où ni la photographie ni le film n’existaient, le cirque comme le zoo permettaient d’approcher l’animal sauvage. Mais toutes les traditions sont appelées à s’éteindre, la culture n’a rien à voir avec les belluaires, et le spectacle ne doit pas faire oublier les coulisses. Notre propos ne sera pas de rejeter le cirque, mais il s’efforcera de démontrer que les numéros d’animaux sont désormais inadmissibles.

Allons droit au fait : l’animal de cirque est un esclave, au sens exact du terme : il est vendu, dressé, et condamné à travailler jusqu’à la mort. Les paillettes, la musique, les lumières ne doivent pas faire oublier la vérité. Il suffit d’ouvrir les yeux.

Voici les numéros d’animaux. Aux ours chaussés de patins à glace, aux fauves traversant de cercles de feu, aux éléphants dressés sur une patte, le public applaudit. La troupe des manchots qui font trois petits tours, et l’otarie qui joue au ballon déclenchent les rires. Mais le public sait-il que les manchots, l’otarie ont été arrachés à leur milieu, volés à la Nature ? Après leur tour de piste qui est leur seul exercice, l’otarie va retrouver sa baignoire, les fauves leurs cages étroites, l’alligator son baquet, et les éléphants leurs bracelets de fer qui les rivent au sol. En visitant la « ménagerie », lamentable annexe des cirques, on peut trouver de tout, lézards, roussettes, serpents, jusqu’à l’hippopotame, aux loups et aux dromadaires, le public songe-t-il à l’inaction, aux douleurs, à l’absence de tout contact avec un congénère, à l’angoisse, à l’ennui mortel ? Peut-on imaginer la vie des animaux du voyage, ballottés de ville en ville, mal nourris, mal soignés, exhibés dans des cages à roulettes où ils ont à peine la place de se retourner ?

En applaudissant, en riant, le public oublie la réalité du dressage, qui se fait plus souvent à la trique qu’au susucre. « Dompter », « dresser », c’est imposer à un animal, par la contrainte, un comportement anormal, artificiel, contraire à sa nature, et parfois nocif. Le dressage est une atteinte directe et grave non seulement à la physiologie de l’animal, mais aussi à sa dignité. Malgré les affirmations des « dompteurs », le dressage ne cherche pas à développer les possibilités naturelles de l’animal : il cherche à lui faire exécuter ce qu’il ne pourrait jamais faire dans la nature, il cherche à exhiber l’insolite, pour exciter la curiosité pour un spectacle commercial.

Il ne faut pas applaudir aux numéros d’animaux, mais les huer ; il ne faut pas rire de l’animal ridiculisé et grotesque, mais le plaindre. L’animal savant est un pantin douloureux, qui doit nous faire honte. Aucun animal ne mérite cet asservissement, cet avilissement, pour le divertissement des hommes et le profit de certains. L’animal est maintenant mieux connu pour devoir subir ce sort.

Sa souffrance est comparable à la nôtre, il communique avec ses semblables par des systèmes riches, sa pensée est bien plus complexe qu’on ne sait encore. De quel droit l’homme emprisonne, dresse, contraint, exploite et fait souffrir, sinon du droit du plus fort, c’est-à-dire du plus haïssable des droits ? L’animal mérite le respect, il est issu de 4 milliards d’années d’évolution sur la Terre, et ces 4 milliards sont insultés, bafoués, la Nature est insultée par les ours bicyclistes, les éléphants équilibristes, les tigres écuyers et les singes fumeurs de pipe. Il ne s’agit pas de souhaiter la disparition du spectacle du cirque, mais le monde du cirque doit comprendre que les considérations philosophiques et morales de son comportement à l’égard de l’animal vont aller en s’amplifiant. Ce phénomène marquera les prochaines décennies.

Dès lors, si le spectacle du cirque veut survivre, il doit renoncer à des pratiques, traditionnelles peut-être, mais contraires au progrès moral. De la même façon que le cirque a renoncé à présenter en spectacle de malheureux êtres humains affligés de malformations congénitales, il doit, pour des raisons extrêmement voisines, renoncer à l’exhibition de l’animal sauvage, renoncer à sa détention et à son dressage, il doit faire disparaître ces ignobles ménageries d’animaux encagés à vie. Certains établissements l’ont déjà compris : ils ont supprimé les numéros d’animaux sauvages de leur programme. D’autres ne font travailler que des animaux domestiques, en rejetant les exercices qui sont contraires à leur anatomie ou à leur physiologie, comme le sont le saut périlleux du chien ou la marche bipède du cheval.

C’est là que réside un renouveau du cirque, dans un changement profond des esprits, dans l’abandon des routines, dans la recherche par les gens du cirque d’exercices lui permettant de montrer sa propre force, sa propre adresse, son propre courage. La notion de droits de l’animal s’affirme, droit au respect, droit à la non-souffrance par la faute de l’homme. Cette notion a une force qui s’oppose à l’asservissement de l’animal, et qui sera irrésistible. Si le monde du cirque ne veut pas le comprendre, ou s’il en est incapable, il est inéluctablement destiné à disparaître.

Jean-Claude Nouët

Pour aller plus loin sur la question des animaux dans les cirques, voir notre page d’information, ainsi qu’une sélection d’articles sur le site de la Fondation Droit animal, Éthique et Sciences (LFDA).

La LFDA s’engage depuis ses débuts pour mettre un terme à la captivité des animaux sauvages dans les cirques. Vous avez la possibilité de l’aider ici.

Article publié dans le numéro 91 de la revue Droit Animal, Éthique & Sciences 

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