Corrida: la cruauté mise en scène

Par le Pr Jean-Claude Nouët, président de la Fondation Ligue française des droits de l’animal.
Conférence donnée à l’Institut des Sciences Politiques, mardi 12 juin 2007, à l’invitation de l’association étudiante de Sciences-Po-Paris « Tribune Pour l’Animal ».

Il faut commencer par préciser le sens des mots. La cruauté est définie comme le penchant à faire souffrir ou comme le goût  à faire du mal à autrui. Elle va donc au delà de la violence car elle implique une intention. La mise en scène peut être définie comme la mise en valeur visuelle d’un texte ou d’un programme en vue de sa présentation au public, en le renforçant par la gestuelle, le décor.
Au résultat, la cruauté mise en scène est l’exhibition publique de souffrances infligées intentionnellement.
L’intervention d’une intention préalable est importante ; elle est même double. D’une part, la cruauté est exercée intentionnellement, et d’autre part il y a, dans le fait de l’exercer publiquement un calcul, un but, qui peut être, par exemple, de frapper l’opinion pour montrer un exemple, ou pour asseoir une autorité politique ou religieuse. C’était et c’est encore le cas par exemple des exécutions publiques Le but peut être aussi de flatter les plus sombres instincts de l’homme, et satisfaire à son goût assez répandu de prendre plaisir à voir la souffrance d’autrui, et même à voir le sang : c’était et c’est encore le cas de certains spectacles ou jeux.
C’est effectivement ce que l’on peut constater au cours de l’histoire quels que soient l’époque, le pays, le continent. On peut citer les sacrifices  humains en série au sommet des temples aztèques par arrachement du cœur des victimes. Et ne craignons pas de considérer que les attentats à la voiture piégée ou encore ceux de septembre 2001 sont exactement des cruautés mises en scène, à but politico-religieux évident.
Pourtant c’est le monde antique et romain en particulier qui sert de référence habituelle. Citons les exécutions publiques avec par exemple la crucifixion dans la même journée de 6000 esclaves survivants de la révolte de Spartacus vaincue, tout au long de la route de retour vers Rome de Crassus général romain vainqueur.
Mais ce sont surtout les combats de l’amphithéâtre, qui ont illustré parfaitement la double intention: manipuler l’opinion par la démagogie et flatter le goût du sang du peuple de Rome. Ces jeux cruels ont été si nombreux, et si calculés, que l’art d’offrir ces spectacles a été un moyen de gouvernement :  » panem et circenses « . Il y a eu jusqu’à 175 jours de fête par an, devant une foule immense. Rappelons que le Colisée contenait 50.000 places, et que les amphithéâtres de Nîmes et d’Arles en avaient 25 000.

Ces combats étaient de divers types.

  • Les combats de gladiateurs obéissants à des règles, suivaient des modes; ils opposaient des hommes par deux, esclaves pour la plupart, spécialement entraînés et différemment armés. Les combats les plus appréciés étaient ceux où était présent un gladiateur  » champion « , ou ceux où ces duels étaient les plus nombreux. On a vu lutter jusqu’à 50 paires de gladiateurs dans un seul après midi.
  • Les amphithéâtres étaient également le lieu d’exécutions publiques de condamnés, soit à l’arme blanche, soit en lâchant sur eux des fauves, et les chrétiens sont loin d’avoir été les seuls à subir ce genre de supplice.
  • Les combats d’animaux ou avec des animaux étaient nombreux. Les  » affiches  » placardées à Rome annonçaient fréquemment « combats et chasse ».
  • Certains gladiateurs, les belluaires, étaient spécialisés pour ces spectacles ; armés de glaives ou de lances, ils massacraient des troupeaux de cerfs, de sangliers. D’autres spectacles consistaient à faire déchirer des bœufs, ou des sangliers, ou d’autres proies, par des lions ou des ours.
  • Il y eut même à Rome, des représentations théâtrales qui comportaient des mises à mort sur scène.

Sautons quelques siècles pour retrouver dans notre pays de telles mises en scène à visée politique dans les exécutions capitales effectuées en public et codifiées pour ne pas dire tarifées. Jusqu’au milieu du 18°, il existait en effet une sorte de tarif pour la mise à mort: le noble était décapité, le voleur de grand chemin: roué, le régicide: écartelé, le faux monnayeur: bouilli dans un grand chaudron, l’hérétique: brûlé vif, le domestique voleur: pendu. Il faut rappeler l’horrible  supplice de Ravaillac : tenaillé aux bras, aux cuisses, à la poitrine, puis incisé aux aines et aux aisselles et brûlé au plomb fondu, et enfin écartelé à quatre chevaux et mis en pièces. Damien a subi le même sort. Rappelons les décapitations en série à la guillotine durant la Terreur (bien nommée), devant un public qui arrivait à l’avance pour être bien placé, le plus près possible. Et rappelons que la guillotine a fonctionné en public jusqu’en 1939.

Aujourd’hui, la cruauté mise en scène s’exerce encore sur l’homme. Ce sont les attentats actuels, ce sont aussi les combats de boxe à mort entre tout jeunes enfants organisés en Thaïlande.
Chez nous, elle ne s’exerce plus sur l’homme, en tant que spectacle organisé. Mais encore sur l’animal dans des spectacles qui ont leurs règles et leurs amateurs acharnés.
Ce sont les concours de chiens ratiers, qui ont été introduits par l’armée britannique lors de la guerre de 1914-1918, dans les tranchées envahies par les rats. Les soldats  sont partis, mais ce  » jeu  » est resté : il se pratique encore dans les départements du Nord.
Ce sont aussi les combats de coqs, dans le  Nord et le Pas-de-Calais, ainsi que dans les Antilles. Les coqs sont affrontés en duel à mort ; chacun résulte d’une sélection génétique soigneuse, recherchant la combativité et l’endurance. Les combats de coqs sont une cruauté que la loi tolère, au prétexte de l’existence d’une tradition locale. On compte actuellement 5000 amateurs officiels ou coqueleurs inscrits, 4000 éleveurs de coqs, 80.000 passionnés et 1200 combats par an. Ces combats sont l’objet de paris importants bien que strictement interdits.
Mais c’est la corrida qui est de ces jeux ou spectacles sanglants et cruels le plus spectaculaire, le plus organisé, le plus médiatisé, le plus symbolique et le plus significatif d’une intention sous jacente politique : dans l’Assemblée nationale sortante, 56 députés avaient constitué un groupe de soutien actif à la corrida.

Les mauvais traitements et des actes de cruauté sont sévèrement sanctionnés par le Code pénal. Mais, comme pour les combats de coqs, le code pénal légalise une dérogation en considérant que ces délits ne sont pas punissables lorsqu’ils sont exercés lors d’une corrida. Cette dérogation constitue une entorse majeure à l’article 3 de la Constitution, qui place les citoyens à égalité devant la loi ; elle autorise ainsi à torturer impunément des animaux, faisant ainsi se contredire la loi et la justice. Cette contradiction n’a pas toujours été, et la morale a sérieusement reculé depuis un siècle.  En 1895, la III° République n’avait pas hésité à prendre les grands moyens et le Parlement avait prononcé une interdiction des corridas en France  L’interdiction a été brève et nous sommes revenus à la cruauté.

Nous n’avons pas fait que régresser car depuis les dernières décennies, nous subissons une véritable propagande et une désinformation constante de la part des médias, presse écrite, télévision, et éditions diverses et sites internet spécialisés, qui présentent toujours la corrida sous les aspects d’une fête esthétique, musicale et colorée, mais jamais la réalité n’est décrite ou montrée : la cruauté et le sang sont évacués. Au contraire les arguments « traditionnels », ou « culturels », ou « artistiques » sont constamment évoqués pour justifier ce « spectacle ». Dans l’arène même, tout ce qui témoigne de la souffrance du taureau est voilé par les toreros et leurs aides, par les costumes, les capes, et  par l’artifice du triomphe final du matador. Au résultat, le public est totalement désinformé: nombre de personnes ignorent même qu’il y ait mise à mort du taureau, et beaucoup croient que la corrida est un combat qui donne autant de chance à l’homme qu’à l’animal. Réglons cette question au passage. Le risque n’est pas tel qu’il est dit ; dans une statistique établie entre 1948 et 1994,  on compte 4 morts de toreros soit un tous les 11,75 ans. Pour la même période, il y a eu 136.134 taureaux tués, soit 1 torero pour 34.033 taureaux. A 1/4 d’heure par course, cela fait une mort d’homme pour 8 500 heures. Beaucoup de professions sont plus dangereuses. Il vaut mieux être torero que plombier-zingueur ou pompier.

Désinformation aidant, amateurs et adversaires de la corrida s’épuisent à discuter d’art ou de tradition, alors que ces discussions sont hors sujet. Car de sujet, il n’en est qu’un seul : les actes de cruauté dont un animal est victime. Les défenseurs de la corrida n’aiment pas qu’on en parle. Il faut en parler, justement, et précisément sur ce qui se déroule réellement dans l’arène, les sévices graves et les actes de cruauté infligés avec des armes blanches la pique, la banderille (qui n’est rien d’autre qu’un harpon) et pour finir l’épée.

Le drame de la corrida se déroule en trois parties ou tercios.
Durant les deux premiers tercios, les piques et les harpons sont utilisés pour blesser l’appareil ligamentaire, tendineux et musculaire  de la nuque et du garrot, afin d’abaisser le port de la tête, pour rendre plus faciles et moins dangereuses les passes ultérieures, et dégager la place où s’enfoncera l’épée.
La pique et le harpon commencent par perforer la peau et les tissus sous-cutanés, où se situent de nombreux organes tactiles, dont on sait le degré de sensibilité (la peau est capable de percevoir la présence d’une mouche!). La pique est infligée pour blesser la région où s’insèrent sur les vertèbres le ligament et les muscles qui  maintiennent relevés le cou et la tête. La pique est enfoncée pour léser les ligaments, les tendons, les aponévroses et les muscles, tous organes richement innervés et vascularisés; elle pénètre parfois profondément malgré une barre d’arrêt.
Les banderilles, utilisées le plus souvent au nombre de 3 paires, portent des fers tranchants de 7 ou 8 cm qui entrent jusque dans les masses musculaires.
Les blessures des ligaments et des tendons provoquent des douleurs profondes, intenses, qui bloquent les contractions musculaires et limitent les mouvements.
Les muscles du garrot et de la nuque, comme tous les muscles, sont riches en vaisseaux sanguins et en filets nerveux. Une blessure du muscle dilacère les fibres qui le composent, coupe des nerfs ou les irrite, rompt des vaisseaux.  Survient aussitôt une hémorragie puis une vasoconstriction, qui entraîne une diminution des apports d’oxygène et une ischémie. Suivent des fibrillations musculaires et des contractures. Ces réactions physiopathologiques provoquent d’importantes douleurs, localement  et irradiant à distance.
Accrochées dans la chair, les banderilles ballottent en tous sens, ce qui augmente les douleurs et active les saignements.
Les piques et les harpons blessent fréquemment le squelette au niveau des vertèbres et des côtes, en déchirant le périoste, la membrane très innervée et vascularisée  qui enveloppe les os. Les fers peuvent pénétrer jusqu’aux trous de conjugaison par où les nerfs rachidiens  sortent de la moelle épinière. Il n’est pas exceptionnel que la pique pénètre plus profondément encore, jusqu’à la cavité pleurale, provoquant alors un pneumothorax (de l’air dans la cavité du thorax), ou un hémothorax (une hémorragie).
De plus en plus gravement blessé et souffrant, le taureau va être achevé dans le troisième et dernier  » tercio « . L’épée viendra trancher un gros vaisseau artériel ou veineux du thorax et provoquer l’hémorragie libératrice. Malheureusement, le coup d’épée est rarement unique. Le plus souvent, il en faut plusieurs, plus ou moins enfoncés.
L’hémorragie interne vide le sang dans la cavité thoracique, la tension artérielle s’effondre, le taureau entre en agonie, et vacille de longs moments avant de s’affaisser. Si les épées ne suffisent pas pour faire tomber le taureau, le matador plante dans la nuque la pointe du descabello, une épée dont les dix derniers centimètres sont barrés par une tige en croix. Mais la mort effective est lente à venir, et une fois au sol, le taureau est achevé avec le puntillo, un couteau planté en principe dans le bulbe rachidien, mais souvent seulement dans la moelle, de sorte que le taureau n’est que paralysé et n’est pas toujours mort lorsqu’on lui coupe les oreilles et la queue, les trophées parois accordés au matador.
Comme si l’utilisation « selon la règle » des instruments de torture ne suffisait pas, les picadors, les poseurs de harpons et les matadors en rajoutent.
La pique est vrillée, et ses arêtes, très affûtées cisaillent l’intérieur de la plaie. En 1994, il a été trouvé aux abattoirs six trajectoires dans la même plaie, la lance ayant été enfoncée et levée six à dix fois dans le même trou. Les banderilles peuvent être enfoncées volontairement dans la plaie de la pique.
L’épée aussi peut parfois servir d’instrument de torture. Elle permet de provoquer des hémorragies internes modérées, qui diminuent le volume sanguin circulant, sans foudroyer l’animal. Le matador enfonce trois ou quatre épées à la file, sans les retirer afin qu’elles fassent bouchon et empêchent l’hémorragie extérieure, et fait ainsi durer le spectacle.

Le minimum des sévices qu’un taureau puisse subir additionne un coup ou deux de pique, deux paires de banderilles et un unique coup d’épée enfoncée entièrement. Mais c’est très rarement le cas. Et les comptes rendus de corrida citent « des kyrielles de coups » ou des « désastres à l’épée ». Le 14  juillet 1986, à Pampelune, le tueur Galloso a donné 32 coups d’épée successifs. Le 24  juillet 1989, le tueur Ruiz Miguel après n’avoir pas réussi à tuer à l’épée malgré plusieurs essais, a donné 34 coups de descabello. Le 18 octobre 98 à Béziers, un taureau a reçu une trentaine de coups de puntillo.

Nous venons passer en revue les actes de cruauté avérés dont le taureau est victime. Ils sont évidents et les souffrances du taureau sont incontestables. Et pourtant, la désinformation est telle que cette réalité est voilée et largement méconnue. Elle est même telle qu’un  » biologiste  » a voulu démontrer que le taureau ne souffre pas, au prétexte que l’on trouve dans son sang la présence d’endorphines, ces substances qui sont sécrétées par le cerveau pour diminuer la douleur, alors, évidemment que le fait de trouver des endorphines démontre au contraire la souffrance intense de l’animal.

La survivance d’un « spectacle  » aussi cruel et éthiquement inacceptable qu’est la corrida est incompréhensible dans notre société qui sans cesse déplore la violence et se dit vouloir lutter contre toutes ses formes. Au lieu de s’en rendre complices, actifs ou complaisants, et souvent à la quête de quelques suffrages, les politiques devraient prendre conscience de l’évolution des mœurs et de la morale publique, et faire preuve d’un minimum de respect à l’égard de l’opinion de la large majorité de nos concitoyens, qui marquent une ferme opposition à la corrida.
C’est en faisant connaître  ce qu’est exactement la corrida, ce que sont exactement les sévices que subissent les taureaux, en donnant les renseignements que ne fournissent jamais les médias que chacun peut et doit contribuer à sa disparition . Il faut obliger le public à réfléchir et à se montrer responsable face à la désinformation continuelle attachée à ce spectacle de violence et de cruautés. Il est inutile et même nuisible de spéculer sur. C’est un piège.  Face aux souffrances du taureau, la culture, la tradition et l’art de la tauromachie ne sont que camouflage, verbiage et bla-bla. Des mœurs sanguinaires sont à l’opposé de la culture. L’alibi de la tradition ne justifie en rien le maintien de pratiques cruelles, et le fait d’être traditionnelle rend la cruauté encore plus inacceptable. Quant à l’Art, c’est par définition même le domaine réservé des artistes. Matador, ça ne veut pas dire artiste, ça veut dire « tueur ». Ce sera le mot de la fin. 

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