Table ronde : Comprendre les menaces (2021)

Table ronde sur la compréhension des menaces dans le cadre du colloque « Préserver et protéger les animaux sauvages en liberté » organisé par la LFDA le 16 novembre 2021 au Grand Amphithéâtre de la Sorbonne. Par Laurence Parisot, vice-présidente de la LFDA, Hélène Soubelet, Docteur vétérinaire et directrice de la Fondation pour la recherche sur la biodiversité et Jean-Marc Landry, Éthologiste spécialiste de la relation homme-loup, directeur de la Fondation Jean-Marc Landry.


© Gabriel Legros
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Laurence Parisot[1]

J’ai le plaisir d’animer cette table ronde qui va, je pense, s’enchaîner naturellement avec l’exposé passionnant et passionné de Gilles bœuf sur le vivant. On va donc essayer de rentrer d’une manière un peu plus concrète encore sur l’étendue de la menace, l’étendue du danger.

Nous allons le faire avec deux invités tout à fait intéressants dans leur parcours et leur expérience. Jean-Marc, vous êtes éthologue, biologiste de formation et surtout vous avez l’immense réputation, qui est totalement fondée, d’être l’un des grands experts des loups, de la relation entre l’homme et le loup, l’homme dans sa démarche pastorale et dans son métier de berger notamment et le loup. On parlera de cela dans un deuxième temps.

Je voudrais commencer en vous donnant la parole, Hélène Soubelet. Vous êtes vétérinaire. Vous avez fait une carrière tout à fait importante au ministère de l’Environnement et à celui de l’Agriculture, notamment en tant que cheffe de mission biodiversité. Aujourd’hui, vous êtes directrice générale de la Fondation pour la recherche sur la biodiversité et en plus, vous êtes membre du comité français de l’Ipbes[2] et donc parfaitement dans la maîtrise de la réalité de la situation d’aujourd’hui. Je propose de tout d’abord vous donner la parole pour que vous nous expliquiez la gravité de l’atteinte à la biodiversité aujourd’hui, comment vous la mesurez, comment vous l’estimez.

Hélène Soubelet[3]

Merci beaucoup de me donner l’opportunité d’intervenir à ce colloque. La Fondation pour la recherche sur la biodiversité travaille sur la biodiversité, son état, les pressions qui s’exercent sur elle ce que Gilles a brillamment exposé. Nous participons à essayer de faire comprendre quels sont les résultats scientifiques et où en est la science pour appuyer la décision publique et privée. En effet, à ce titre-là, nous participons aux travaux de l’Ipbes. La FRB anime le comité français pour l’Ipbes qui a pour vocation d’appuyer les ministères pour faire passer les messages des scientifiques français dans les positions de la délégation française, mais aussi, dans un second temps, pour leur relayer les messages de l’Ipbes. La situation est grave. L’Ipbes a publié en 2019 un grand rapport mondial sur l’état de la biodiversité, les pressions qui s’appliquent à elle et finalement les actions que l’humanité peut conduire pour enrayer cette érosion. Ce rapport, dans sa première partie sur l’état des lieux, est relativement catastrophique puisqu’il nous annonce qu’il y a « un million d’espèces menacées sur les huit à vingt millions d’espèces existantes sur notre planète ». Il y a une grosse incertitude sur le nombre de ces espèces, c’est vrai que seuls dix pour cent des êtres vivants sont décrits, on peut donc dire qu’on ne connaît pas la biodiversité globalement.

C’est vrai que quand on regarde ce qui se passe, on constate des effondrements dans quasiment tous les milieux. C’est parfois plus grave dans certains milieux qui sont très riches en biodiversité et où les pressions humaines sont importantes. Et c’est vrai que pour enrayer cette situation, il faut qu’on considère le vivant comme ayant autant le droit que nous à vivre sur cette planète, sur cette terre. Les animaux, surtout les plus gros, ont besoin de plus d’espace, ils ont besoin de plus de ressources. La compétition avec l’homme, qu’elle soit directe ou indirecte, est plus visible. Par exemple, depuis 100 000 ans, depuis la sortie d’Homo sapiens d’Afrique et son extension sur la terre, on a perdu la majorité des grands mammifères terrestres puisqu’on est passé de 70 millions de tonnes de mammifères terrestres à sept millions de tonnes aujourd’hui.

Si c’est un effondrement relativement dramatique, c’est encore pire pour les mammifères marins qui ont été largement poursuivis et chassés pour qu’on s’en nourrisse ou qu’on utilise leur graisse lorsque le pétrole n’était pas là pour produire de l’énergie. Ils pesaient 200 millions de tonnes il y a 100 000 ans et ils représentent environ quatre millions de tonnes aujourd’hui. C’est une hécatombe, de mon point de vue, pratiquement partout. Il y a certains animaux qui ont disparu très vite en 30 ans. La Rhytine de Steller a été découverte puis chassée – il paraît que c’était très bon – et l’espèce a complètement été éradiquée en 30 ans parce qu’on y a mis les moyens. On est aujourd’hui capable de déployer une énergie importante pour exploiter la biodiversité, bien au-delà des limites des écosystèmes ou des limites de la planète. Un petit nombre d’hommes est capable de détruire une grande quantité de biodiversité. Notamment les animaux, parce l’homme les chasse ou occupe leur espace d’une façon qui les empêche de pouvoir poursuivre leur cycle de vie, ou leur cycle évolutif correctement.

Gilles a évoqué plusieurs pressions de l’Ipbes. Elles sont au nombre de cinq. Je dirais que pour les animaux il y en a trois principales. La première, c’est effectivement le changement d’usage des terres, c’est-à-dire qu’on transforme l’écosystème pour créer notre niche écologique humaine favorable à notre bien-être et à notre survie. En faisant cela, quand on ne considère pas les autres êtres vivants, on peut les empêcher tout simplement de vivre, de se reproduire, d’être en capacité de se nourrir. La deuxième pression, c’est le prélèvement de la biomasse pour nos besoins : en faisant ça, on prive les autres êtres vivants de cette même biomasse. Le sol a besoin de biomasse : 25 % de la biodiversité est dans les sols. Si on ne lui laisse pas cette biomasse, malheureusement, le sol se dégrade. Les animaux, les végétaux, les champignons et les bactéries qui sont dans le sol se modifient. Les équilibres se transforment et une partie des espèces disparait. La troisième pression sur laquelle on a aussi une responsabilité, c’est évidemment le changement climatique qui bouleverse les écosystèmes, les animaux, les végétaux et les plantes qui constituent ces écosystèmes et qui sont dans un état d’équilibre. Ces bouleversements vont changer l’état d’équilibre. Certaines espèces, malheureusement, ne vont pas réussir à s’adapter assez vite. Si elles n’arrivent pas à se déplacer, un certain nombre va disparaître. C’est ce qui explique les chiffres un peu catastrophiques que je présente ici.

Laurence Parisot

Merci beaucoup Hélène. On va revenir dans quelques instants sur ce que vous venez de dire. Effectivement, c’est assez effrayant, mais il faut qu’on commence à trouver des solutions. On va y revenir mais je vais passer la parole à Jean-Marc puisque Hélène nous a rappelé les pressions qui pèsent sur la biodiversité et sur l’animal en particulier. Vous pourriez peut-être nous dire ce que vous observez notamment sur le loup, ce que vous constatez et ce que vous préconisez ?

Jean-Marc Landry[4]

Bonjour. Je voulais commencer ma conférence par le loup, mais je vais commencer par autre chose si vous permettez. Je viens de réaliser quelque chose. Je pense que si on veut le changement aujourd’hui, ça doit venir de chacun de nous. Je vous présenterai tout à l’heure le fond de ma pensée. Le premier changement qu’on doit faire et que j’essaie de faire, je vous le montre tout de suite. On parle de biodiversité, d’effondrement des systèmes et nous sommes la seule espèce qui transporte de l’eau potable dans des bouteilles plastiques. Si vous voulez changer ce monde, c’est par là que ça commence. Je suis comme vous, j’oublie toujours ma bouteille, c’est fait aussi avec du pétrole, mais sauf que ça dure plus longtemps.

J’aimerais vous emmener avec moi sur le monde du loup. Je travaille actuellement sur la cohabitation entre l’homme, notamment les éleveurs, les bergers, et le loup. On sait que les loups mangent des animaux.  Nous suivons une meute depuis le début de l’année : le papa, les louveteaux, un subadulte né l’année passée, un deuxième subadulte né en 2020 et enfin Boucle d’Or, la maman.

Laurence Parisot

Ça se passe où Jean-Marc ?

Jean-Marc Landry

Ça se passe dans l’arc jurassien, sur le col du Marchairuz. Mon problème, c’est que pour des raisons que je vais vous expliquer, on doit tirer deux des loups qui sont là. Deux subadultes que nous connaissons parce qu’ils ont commencé à attaquer les troupeaux de bovins. La loi suisse dit clairement que je devrais plutôt tirer sur les louveteaux, ces petits trucs-là qui n’ont jamais attaqué les troupeaux. Cet exemple vous montre que quand nous sommes sur le terrain, nous avons une certaine manière de voir les choses. Je suis toujours confronté à un système qui n’est pas du tout adapté à ce que je vis sur le terrain, avec des gens qui n’ont pas de connexion avec le terrain. Ce qui est important quand on travaille sur le loup, c’est d’acquérir de la connaissance. C’est le fondement de ma recherche. Je peux apporter ensuite des solutions. J’ai un sanglier de protection et je peux mettre les troupeaux là par exemple. Trêve de plaisanterie.

Aujourd’hui, en France, les grands spécialistes du loup ne sont plus les scientifiques, ce sont les éleveurs et les bergers. Moi, ça fait 25 ans que je travaille dans ce domaine, et on n’est pas vraiment écouté. Aujourd’hui, on vous dit en France : « Tous les loups sont des hybrides », jusqu’à l’Assemblée nationale puisque des députés reçoivent des éleveurs qui prétendent ça. Il y a des chiffres qui circulent en France : au lieu de 600 à 800, il y en a 60 000 ! Ça fait autant qu’au Canada. Puis on vous dit que les loups sont réintroduits et on vous dit que les loups sont en train d’attaquer les humains.

Moi, je suis confronté à plusieurs types de loups. Il y a le loup des scientifiques : c’est celui que j’étudie, c’est simplement un prédateur qui peut de temps en temps manger des proies vivantes, c’est la réalité. Je suis face au loup des croyances : ça, vous les connaissez tous, c’est les petits chaperons rouges. Aujourd’hui, on est confronté au loup d’Internet, et le loup d’Internet est vachement intéressant. Il y a plein de choses, mais ce n’est pas un loup qui existe. En tant que scientifique, on est confronté à ça et c’est pour ça que j’essaie dans mon métier d’apporter de la connaissance.

Il y a eu une attaque sur un troupeau de vaches allaitantes. Ce sont des vaches qui mettent bas à la montagne et qui élèvent leurs petits. Sur un des passages de loup, il y a eu une tentative d’attaque par quatre loups. J’avais deux reproducteurs, plus les subadultes. Ils traversent une zone où il y a toujours eu des bovins, où les loups ont toujours vécu avec les bovins. Pour une raison qu’on n’a toujours pas comprise, le père a déclenché l’attaque, suivi des subadultes, et Boucle d’Or, la mère. Le veau subit une capture sur le côté. Il arrive à se défendre et puis les vaches ont défendu le troupeau. C’est très intéressant. C’est ce qui se passe avec les bisons et les bœufs musqués. Ça a complètement changé ma vision sur le loup dans le système pastoral bovin. Au départ, on pensait que c’était le tout petit veau qui était en danger, mais pas forcément les veaux de 200 ou 300 kilos qui ont été concernés par cette attaque. Et pourtant, nous avons dans ce cadre-là alerté les autorités, alerté les éleveurs, en disant : attention aux veaux d’élevage qui sont en montagne tout seuls, sans surveillance, sans protection des mères ou des génisses (des bovins qui vont devenir mères). C’est très dangereux. On n’a pas été écouté et cette année, on a eu 16 veaux qui ont été tués dans cette zone. Moi, j’essaie de trouver des solutions pour la cohabitation. Je me trouve un peu frustré et en colère parce qu’on n’a pas été écouté. Aujourd’hui, la voie du milieu que j’essaie d’utiliser pour amener les gens à cohabiter est mise à mal parce que, simplement, je suis confronté à des politiques, à un système auquel je ne peux absolument rien faire. Je ne sais pas si vous réalisez ce qui est en train de se passer. On a des solutions. Ici, ce n’est pas le loup qui pose problème, ce n’est pas l’éleveur qui pose problème, c’est la relation entre les humains qui pose problème.

Pourquoi je me bats avec le loup ? Parce que je me dis que si on est capable aujourd’hui de résoudre un problème si conflictuel en France ou en Suisse, avec le loup, le lynx ou l’ours, je me dis que peut-être demain, on pourra aller plus loin, parce que pour moi, le loup est une espèce ambassadrice qui représente toutes les espèces dont tout le monde se fout. On parlait des tardigrades, des lépidoptères, des orthoptères… c’est la grande disparition. Les loups, ils se portent plus ou moins bien. Si, aujourd’hui, on est capable de résoudre ce problème entre l’homme et le loup, ça me donne un immense espoir pour essayer de trouver des solutions pour le changement climatique et l’effondrement des systèmes demain. C’est le vrai défi de demain. Alors ces veaux, c’est sur le terrain, et quand vous avez des éleveurs qui voient ça ou des bergers, certains pleurent. Moi, je suis face à ça. Sauf que les bureaucrates avec qui je travaille ne voient pas ça.

Laurence Parisot

C’est surtout qu’aujourd’hui s’ils le voient, ils ne vous donneront pas raison.

Jean-Marc Landry

Ici, le problème ce n’est pas l’élevage ni le loup, c’est notre société. C’est nous qui voulons de plus en plus manger meilleur marché. Combien d’argent vous mettez sur votre budget ? C’est 12 % ou 15 % parce qu’on préfère acheter le dernier iPhone, le dernier téléviseur, la grosse bagnole, tout ça… Et en demandant à nos paysans d’être concurrentiels, c’est exactement ce que Gilles Bœuf disait tout à l’heure, et je suis complètement d’accord avec ça. On marche sur la tête. Aujourd’hui, on demande aux éleveurs ou aux agriculteurs de produire toujours plus pour moins cher, parce que nous on veut consommer. Si on est malade aujourd’hui et que notre société est malade, c’est parce qu’il y a l’agroalimentaire, parce qu’on bouffe mal. Aujourd’hui, si vous voulez changer le monde, il y a déjà ça. Après, c’est d’aller voir les paysans, parce que c’est notre avenir, d’acheter local, d’aller voir ces gens-là. Moi, je ne peux pas résoudre le problème de la biodiversité si je ne travaille pas avec les agriculteurs. On doit comprendre les agriculteurs. On voit ici des loups qui jouent à proximité des vaches. On a même des comportements de jeux entre les deux. Donc vous voyez que la relation loup et bétail, elle n’est pas toujours conflictuelle, ce n’est pas toujours des comportements agonistiques. Dans un rapport que nous allons sortir, on a démontré que des loups peuvent passer à côté des troupeaux sans les attaquer. Les loups peuvent vivre dans un système pastoral sans forcément toujours s’intéresser au bétail. Cette situation est assez surprenante. Aujourd’hui, on a une votation qui aura lieu le 28 novembre dans le canton du Valais en Suisse, pour un Valais sans grand prédateur.

Vous imaginez que nous sommes en 2021 et que l’État du Valais demande à ses citoyens de savoir si on veut encore des grands prédateurs ou pas, et l’initiative risque de passer ? Ça veut dire que Laurent Ghislain, qui a sorti son film Le Lynx, n’aurait pas le droit de diffuser le film en Valais. En 2021, ça veut dire que les 12 lynx qui restent vont être éradiqués et les loups aussi. Nous sommes en 2021, nous envoyons des robots sur Mars et voilà où on en est. C’est donc là où j’ai mon combat, où je suis parfois un peu déçu de ce qui se passe. Je pense que tout est lié. Accepter le loup en Valais, c’est accepter la biodiversité. C’est aussi accepter que nous fassions partie de cette biodiversité et de cette nature. J’invite maintenant tous les éleveurs, tout le monde et les politiciens à faire la paix avec la nature et non pas toujours la combattre.

Il y a aussi le rapport CanOvis que nous avons sorti. C’est une étude qui, je pense, est très intéressante, car nous sommes les premiers à avoir filmé de nuit les interactions entre les loups, les troupeaux et la protection des troupeaux. On voit vraiment la réalité, et sur cette réalité-là, on peut construire une protection des troupeaux.

Laurence Parisot

Merci Jean-Marc. Avant d’ouvrir la phase de débat avec la salle, je voudrais rebondir sur ce que vous avez dit en posant une question à Hélène. Jean-Marc, vous avez insisté sur le fait que vous étiez dans une démarche scientifique avec une capacité d’observation et des modalités à proposer. Hélène, vous qui travaillez dans le monde à la fois public, puisque vous avez beaucoup travaillé pour les ministères, et de la recherche publique et privée, jusqu’à quel point considérez-vous que la science et ceux qui savent sont négligés ? On parlait du monde plutôt agricole ou de l’élevage, mais est-ce que vous pensez vraiment qu’il y a une déformation de la connaissance qui empêche de prendre les bonnes décisions ? Quel est votre regard dessus ?

Hélène Soubelet

Je pense que la science devrait être à l’appui des décisions en permanence. En réalité, ce qu’on va vous expliquer, c’est que c’est le cas, mais quand on regarde ce qui se passe… Cette fois-ci, je reprends ma casquette d’ancienne fonctionnaire, et notamment du ministère de l’Écologie. Ce dont on se rend compte, c’est que les connaissances scientifiques qui peuvent être à l’origine de la rédaction d’une première version d’une décision, d’un arrêté, d’une loi, se heurtent assez rapidement au processus de concertation. La plupart du temps, les décisions sont finalement transformées. On s’éloigne de la réalité scientifique et de ce qu’il faudrait faire théoriquement si on voulait arranger les choses, parce que le processus est très long et que les intérêts particuliers prennent le pas sur les intérêts collectifs. Je l’ai ressenti très fortement quand j’étais au ministère de l’Écologie où, finalement, on comparait par exemple la protection de la biodiversité avec le nombre d’emplois potentiellement perdus si on appliquait des mesures environnementales fortes. Ce dernier point n’étant souvent pas étayé de surcroit, relevant plus de croyances, ou de peur que de modélisation ou de fondements scientifiques.

Ce pour quoi je plaide, et ce que la Fondation essaie de faire, c’est de toujours revenir sur les fondements scientifiques pour appuyer les décisions, qu’elles soient publiques ou privées d’ailleurs, puisqu’on a un conseil d’orientation stratégique avec une assemblée des parties prenantes, avec lesquelles on essaie de discuter pour définir des enjeux communs et définir des solutions communes. Quand on fait ça, ça fonctionne. C’est vrai que le processus politique, bien souvent, oublie cette vérité un peu fondamentale. On a souvent le même objectif. Ce qui diffère, ce sont les moyens employés pour aller vers cet objectif. Parfois, lorsque les moyens sont très destructeurs de la biodiversité, au cours du processus, on finit soit par oublier la biodiversité, car elle n’est jamais la priorité des politiques, et je le regrette très fortement, soit on propose des moyens qui vont détruire la biodiversité parce qu’on ignore les conséquences de ce qu’on met en place.

Jean-Marc a beaucoup parlé d’agriculture et je suis complètement d’accord. L’agriculture conventionnelle est un véritable problème pour la biodiversité et on a des solutions pour changer cette agriculture. Les processus de transition dans un certain nombre de cas sont en route, c’est viable. On peut le mettre en place, il ne s’agit de tout bouleverser, aujourd’hui ou demain, mais il faut définir des trajectoires et s’y engager, par exemple avec un objectif à dix ans. Sauf que le problème, c’est que si on attend toujours pour mettre en place le processus qui apportera une culture vertueuse dans dix ans, il restera toujours dix ans de chemin à parcourir pour aboutir au résultat. À un moment, il faut commencer et s’y mettre. C’est très emblématique de ce qu’on ne fait pas, cette transition agricole, quand on regarde ce qui se passe avec les grosses masses financières de la PAC qui vont majoritairement subventionner une agriculture qui détruit les sols, qui met des pesticides partout et qui finalement a des incidences à la fois sur la biodiversité, mais aussi sur notre santé. L’alimentation, c’est quand même crucial, au centre de tout cela. Je dirais donc qu’il faut qu’on arrive à se détacher des intérêts particuliers pour revenir dans les discussions, et c’est le rôle du politique, au bien commun, à l’intérêt collectif de la nation issue de cette protection de la biodiversité.

La biodiversité, nous en retirons un certain nombre de services qu’on appelle les services écosystémiques et qui vont nous aider à résoudre les problèmes sociétaux futurs, qui vont nous aider par exemple à résoudre la crise climatique. On ne pourra pas résoudre la crise climatique si on ne protège pas la biodiversité. C’est la biodiversité qui produit l’oxygène, c’est la biodiversité qui capte le carbone, qui transforme le CO2 en biomasse. On mange la biodiversité. Ignorer la biodiversité, c’est se tirer une balle dans le pied et on est en train de le faire. On ne ressent pas les conséquences nous ici en France en 2021, mais certains pays ressentent déjà les conséquences chez eux dans leur pays. N’oublions pas aussi que ce n’est pas parce qu’on évite les impacts sur notre territoire qu’on n’a pas nous-mêmes, par nos processus, par notre consommation, des impacts sur les territoires lointains comme en Amérique du Sud, en Afrique, ou en Asie du Sud-est. On est responsable par notre consommation de la destruction d’une biodiversité et de la forêt tropicale humide, et donc de la disparition d’un certain nombre d’espèces vivantes. Je pense qu’il faut toujours revenir à cette considération première : qu’est-ce qu’on veut ? Et dans quel monde voulons-nous vivre demain ?

Laurence Parisot

Très concrètement, Hélène, si on veut, nous tous ici, contribuer à une meilleure biodiversité en France ou en Europe et notamment en aidant à préserver certaines espèces qui sont en danger, qu’est-ce qu’il faudrait qu’on fasse ? Je prends la question de la biodiversité principalement sous l’angle animal. Ce n’est qu’une des dimensions mais c’est le sujet de notre colloque. En France ou en Europe, d’une manière générale sur la question animale et sur la biodiversité, est-ce qu’il y a des sujets en particulier sur lesquels nous devrions tous travailler ?

Hélène Soubelet

Oui, je pense que l’un des sujets prioritaires serait de modifier notre consommation. Je pense que c’est l’essentiel. Il faudrait que nous ayons tous, en tant que citoyens, en tant qu’individus, accès à des informations qui nous donnent une compréhension de l’impact du produit sur les écosystèmes, et donc sur les animaux. Parce que comme tout est lié, évidemment, pour protéger les animaux, il faut protéger les écosystèmes, saufs dans les cas particuliers.

Laurence Parisot

On est surtout sur l’animal d’élevage ?

Hélène Soubelet

Non, pas seulement. Quand on consomme du lait produit industriellement, on consomme aussi du soja cultivé en Amérique du Sud. Ce soja participe, pour la majorité de sa production, à la destruction de la forêt tropicale. En conséquence, on participe à la destruction aussi des animaux, des forêts, des arbres. En fait, la consommation, c’est vraiment un problème très global. Je pense que consommer local, c’est essentiel. Quand vous consommez local, vous savez mieux comment c’est produit, alors que quand vous acheter des produits de l’étranger où le processus est inconnu, un peu flou, et au sein duquel on ne maîtrise pas la traçabilité.

Laurence Parisot

Jean-Marc, j’aborde le sujet, mais d’une autre façon : est-ce que, sur la question du loup, vous avez recommandé aux autorités françaises et aux éleveurs français des modalités de cohabitation entre les élevages et les loups ? Est-ce que vous voyez des modalités opérationnelles possibles ?

Jean-Marc Landry

Quand je travaille avec des éleveurs ou avec des bergers, ce n’est pas le scientifique qui vient leur dire comment il faut faire, mais c’est le partenaire. Pour moi, on est tous partenaires. On a beaucoup d’éleveurs qui connaissent souvent mieux les loups que la majorité des biologistes. Ce qu’on a démontré dans notre étude, c’est qu’il y a un point qui est fondamental dans la protection des troupeaux : c’est le facteur loup. On ne tient jamais compte de la vie du loup. Vous avez un loup qui se balade ou une meute qui se balade dans une des régions pastorales et qui n’attaquent jamais les troupeaux. Si vous avez des loups qui sont assez téméraires et qui sautent les clôtures, vous pouvez mettre toute la protection que vous voulez, ça ne va pas servir à grand-chose. Donc, dans l’étude, dans les prochaines manières de voir les choses, il faut tenir compte du facteur loup. Sauf que tenir compte du facteur loup, ça veut dire qu’il faut entrer dans la complexité, parce que les loups ont des personnalités, les meutes ont des personnalités et on ne peut pas appliquer une règle générale. Notre société veut des règles, et quand je travaille par exemple sur certaines études avec le ministère, on nous dit : « Combien de chiens il y a sur le troupeau ? Combien de bergers ? Et est-ce que les troupeaux sont enfermés la nuit ? » Mais pour moi, ça ne veut absolument rien dire parce que si vous avez trois chiens de trois mois, trois ans ou neuf ans, ce n’est pas la même chose. Si vous avez un berger de mauvaise humeur ou si vous avez un parc qui est mal fermé, ce n’est pas la même chose.

Ce que vous voyez sur le papier est très différent de ce que nous voyons sur le terrain, sauf que d’aller sur le terrain, ça coûte de l’argent, ça coûte du temps. J’ai le sentiment que nous sommes dans une société où on préfère payer une paix sociale plutôt que de mettre des vrais cadres. Aujourd’hui, la France, si vous regardez, c’est un des pays qui paie le plus de dégâts, mais qui aide le plus les éleveurs. C’est le pays où il y a plus de conflits et où il y a le plus de dommages. Je vous rappelle qu’on est à plus de 12 000 ovins sur lesquels les dommages sont payés au titre du loup par an. Nous sommes bientôt à 30 millions pour payer. Je trouve que c’est très bien qu’on aide les éleveurs, il faut les aider, mais il y a quand même un problème dans le système.

Laurence Parisot

Est-ce qu’il y a un intérêt pour l’éleveur à voir son troupeau être attaqué et être indemnisé ?

Jean-Marc Landry

La majorité des éleveurs et des bergers avec qui je travaille sont des gens qui aiment leurs bêtes. Ils font un très bon travail. Mais dans cette globalité, on retrouve des gens qui ont un intérêt. Quand vous êtes dans le conflit, c’est un bras de fer sur Paris, c’est une manière d’exister. Si vous acceptez le loup, alors vous n’existez plus et ça, c’est partout en France, en Suisse ou en Espagne. Et pour nous, c’est un vrai problème. On a commencé un projet en 2012 et j’ai appris après quelques années qu’on était blacklistés jusqu’au ministère de l’Agriculture. Simplement, moi, avec mon rêve suisse un peu naïf et mon collègue Jean-Luc Borelli, on s’est dit : « On va apporter de la connaissance et sur la base de cette connaissance, on pourra construire une protection qui sera adaptée. » C’est ce qu’on appelle la gestion adaptative du risque loup. Mais en fait, personne n’en veut. Beaucoup de gens n’en veulent pas parce qu’on arrive avec une solution de cohabitation et on a beaucoup de gens sur le terrain qui ne veulent pas de cohabitation. C’est là le problème. Je trouve qu’on n’a pas un État qui est suffisamment fort et qui dit : maintenant, c’est comme ça que ça se passe, point à ligne.

Il faut aider les éleveurs. Il ne faut jamais oublier que les éleveurs et les bergers, ce sont eux qui sont confrontés au loup et aux problèmes. Je pense que dans cette salle, il n’y en a pas beaucoup qui ont déjà subi ou qui ont déjà vu une attaque de loup en réel. Qui a déjà trouvé un agneau ou une brebis dévorée vivante ? Qui a filmé une attaque de loup au cours de laquelle il mange un agneau vivant ? Qui a déjà vu des éleveurs en pleurs ou en colère ? Vous voyez que, souvent, ce qu’on nous dit ou ce qu’on nous rapporte est différent de la réalité du terrain. Elle est très difficile. Il faut comprendre ces gens-là, il faut les aider. Si notre société, aujourd’hui, veux des grands prédateurs, de la biodiversité, de l’agriculture et du pastoralisme, ce n’est pas seulement aux gens de terrain, aux paysans ou aux bergers de tout mettre en œuvre, même si on les aide.

Je vous donne un exemple concret, l’année passée, à la suite de cette attaque-là, on s’est dit qu’il fallait protéger le troupeau, donc on a mis une clôture cinq fils. Ça a coûté très cher. L’éleveur est venu nous voir pour nous demander : « Qui c’est qui paye le temps de travail ? » Ce sont des gars qui bossent 70 heures voire 80 heures l’été et on leur dit : « On te donne l’argent, mais tu dois planter tes clôtures, je ne peux pas ! » Il y a une méconnaissance de ces gens sur le terrain qui ont besoin d’aide. C’est nous, notre société qui devrait aussi payer les heures de travail supplémentaires. La première chose, ce serait déjà d’acheter leurs produits, mais il faut aussi aller les aider. On ne peut pas juste leur dire : « Je te mets de l’argent et puis tu te démerdes », ce n’est pas possible ! Quand je rentre le soir, je n’ai pas de télé, mais admettons que j’ai une télé, je me mets à regarder la télé, je vois mes gamins. Le paysan, le berger, qui est engagé à 35 heures par semaine, quand pendant la nuit il y a des attaques, il doit sortir avec la lampe, ramasser les troupeaux. C’est un travail phénoménal qui n’est pas reconnu. C’est qu’il y a un manque de reconnaissance de ce que ces gens vivent. Là-dedans, on a des groupuscules qui emmènent tous les autres éleveurs dans une situation de conflits qui n’a pas lieu d’être. Aujourd’hui, on a les moyens technologiques de faire de la protection des troupeaux. Le tir de loup, ça ne doit pas être un tir de régulation, mais un tir qui est utilisé comme un outil de protection des troupeaux pour aider momentanément un éleveur ou un berger à se sortir de cette situation. Si je parle toujours de ce loup, c’est parce que tout est lié. On parle de biodiversité et de préservation des espèces et tout est lié. C’est ça que j’essaie de faire comprendre à tout le monde.

Laurence Parisot

C’est très clair dans vos propos et ceux d’Hélène. On voit bien que ce sont des transformations de modèle économique dont il s’agit ici. Je voudrais peut-être rappeler une chose que la plupart des personnes présentes savent sûrement déjà : le loup n’a pas été réintroduit, il est à nouveau en France, mais ce n’est pas une espèce qui a été réintroduite.

Jean-Marc Landry

Le loup, c’est un retour naturel. Il aurait disparu de France dans les années 1930 et il serait revenu à la fin des années 1980. Dans l’histoire de l’humanité et du loup, ce n’est rien puisque la relation du loup à l’homme est très forte depuis plus de 20 000 ans. Tous vos chiens viennent du loup ! Il y a un moment donné, au Paléolithique supérieur, on pense que des loups se sont approchés des humains pour profiter des déchets carnés que ces humains laissaient. Cette relation s’est faite il y a 20 000 ans. On a donc une relation au loup qui date de très longtemps. Il y a eu ce que j’appelle une anomalie lors de laquelle, tout d’un coup, le loup a disparu de la majorité des pays européens. Là, ils reviennent simplement parce qu’on a préservé notre faune, parce qu’il y a une désertification rurale. Il n’y a jamais eu autant de cerfs, de bouquetins et de chamois dans les Alpes. C’est aussi grâce à ça que le loup est revenu, et notamment parce qu’on a pris conscience que plusieurs espèces disparaissent en Europe, ce qui a entraîné l’adoption de la convention de Berne. Les Italiens, en 1973, et les Suédois, en 1978, ont été les premiers à préserver le loup. C’est ce qui a permis aux espèces d’évoluer. Sans ça, je pense que le loup ne serait pas revenu.


[1] Vice-présidente de la Fondation Droit Animal, Éthique et Sciences. Elle est titulaire d’une maîtrise de Droit Public, diplômée de Sciences Po et d’un DEA d’Études Politiques, et avocate au Barreau de Paris. Retour

[2] La Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) est un organe intergouvernemental créé en 2012. Il est placé sous l’égide du Programme des Nations unies pour l’environnement, du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) et de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Il siège à Bonn, en Allemagne, et compte aujourd’hui 132 États membres. (source : www.vie-publique.fr). Retour

[3] Docteur vétérinaire et directrice de la Fondation pour la recherche sur la biodiversité. Retour

[4] Éthologiste spécialiste de la relation homme-loup, directeur de la Fondation Jean-Marc Landry (fjml.life). Retour

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