Et si le sentiment de supériorité de l’être humain ne lui appartenait pas ?

Dans beaucoup d’articles défendant la cause animale, les auteurs font la remarque justifiée que les hommes utiliseraient sans considération les animaux car l’homme se sentirait différent des animaux et même, bien encore, supérieur à eux. Cette supériorité conférerait à l’homme des droits sur les bêtes, dont la Bible donne un bon exemple : « Dieu bénit [l’homme et la femme] et leur dit : “Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la ; dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui rampent sur la terre.” » (Genèse, I, 28).

Le sentiment de supériorité de l’homme serait donc induit de manière culturelle. Dans son journal (Darwin, 2015), Charles Darwin écrivit : « L’homme dans son arrogance pense être une œuvre, digne de l’acte d’un dieu. Plus humble et, à mon avis, plus vrai de le voir comme créé à partir des animaux. » Cent cinquante ans plus tard, cette arrogance semble encore bien présente puisqu’il n’est pas rare d’entendre dire qu’Homo sapiens est au sommet de la chaîne alimentaire, de l’arbre évolutif, voire de la création. Notre espèce ainsi placée en haut d’une hiérarchie arbitraire, un sentiment de supériorité toucherait la plupart de ses représentants. Mais comment une espèce animale pourrait-elle se sentir inférieure à une autre ? Ou plus exactement, pourquoi les individus d’une espèce A feraient-ils passer les intérêts des individus d’une espèce B avant les leurs ? Il se peut donc que le sentiment de supériorité de l’homme s’explique par d’autres phénomènes que la culture. En effet, affirmer que le sentiment de supériorité de l’homme est une pensée dominante culturelle ne va pas dans le sens de la biologie et de l’évolution. Non pas qu’elle disparaîtrait d’affamement ou de malnutrition mais tout simplement elle serait vite remplacée par une espèce plus « égoïste » (Dawkins, 2016). En effet, si deux espèces sont présentes et que l’une gagne en bénéfices et en valeur sélective à faire passer ses propres intérêts en premier, elle aura alors plus de descendants, et remplacera l’autre population (Darwin, 2013).

Ce sentiment de supériorité de l’homme par rapport aux autres espèces animales n’est certainement pas propre à l’espèce humaine, mais au contraire quelque chose de naturellement sélectionné et de présent chez d’autres espèces. Personne n’a jamais vu les individus d’une espèce animale se sacrifier au profit des individus d’une autre. C’est tout simplement contre sélectif du point de vue biologique. L’on pourrait contre-argumenter par des exemples d’adoption animale interspécifique (Pelé & Petit, 2015), particulièrement entre un carnivore et sa proie. Différents exemples ont été cités dans les journaux prétextant le fait d’un acte altruisme, comme une lionne toilettant un bébé antilope ou un léopard faisant de même avec un bébé babouin (“Vidéo : Un léopard sauve un bébé babouin,” Science & Avenir). Mais ces exemples peuvent s’expliquer aussi d’un point de vue biologique et ils ont toujours mal fini pour les bébés adoptés. Souvent l’individu carnivore qui « adopte » sa proie est un individu femelle qui vient de perdre sa propre progéniture. Son taux de prolactine encore élevé l’amène à avoir des comportements affiliatifs envers le bébé. Le léopard s’est comporté ainsi avec sa proie puis la dévora le lendemain matin. Il n’y aurait donc pas ou très peu de comportement altruiste interspécifique dans la Nature.

Ryder, en 1970, emploie le mot de « spécisme » pour définir tout préjugé ou attitude de parti pris en faveur des intérêts des membres de sa propre espèce et à l’encontre des intérêts des membres des autres espèces. Aller à l’encontre de ce principe est possible – via notre culture humaine et une éducation forte – mais cela semble très difficile à envisager à large échelle. Cherry (2010), comme beaucoup d’animalistes, pointe la ressemblance que l’on peut faire entre les abus infligés aux animaux et ceux infligés aux humains. Si nous nous opposons aux actes de torture, de meurtre et de discrimination (i.e. racisme) en ce qui concerne les humains, alors nous devrions nous opposer de la même façon à tous les abus commis à l’encontre de toutes les catégories du vivant (i.e. le spécisme). Mais le degré de comparaison ici n’est pas du tout le même, si l’on prend en considération la biologie et l’écologie des espèces. L’être humain, comme toute espèce animale, a des degrés d’appartenance et de favoritisme (non conscients) qui peuvent s’expliquer d’un point de vue évolutif (voir par exemple l’hypothèse du stress parasitaire, Thornhill & Fincher, 2014). Il protège ses apparentés via la sélection de parentèle (népotisme, Hamilton 1964), il protège son groupe social et son territoire d’autres groupes de sa propre espèce (Harari & Dauzat, 2015), mais avant tout il se protège d’autres espèces compétitrices (Schoener, 1982). Surtout, il chasse (ou chassait) et consomme de nombreuses espèces, ce qui augmente aussi sa valeur sélective et son nombre de descendants par rapport à une espèce – ou une population proche phylogénétiquement – qui ne serait pas prédatrice (Stanford, 1999). Les mécanismes cognitifs ou psychologiques à l’origine du racisme et du spécisme seraient donc les mêmes considérant les pressions évolutives, mais étant donné l’écart phylogénétique, le spécisme serait encore plus difficile à contrer que le racisme, bien malheureusement.

Il est également intéressant de noter qu’un mouvement grandit qui considère les intérêts des animaux comme égaux à ceux des humains, alors que nous avons du mal à concevoir que beaucoup de nos réactions ou de nos capacités cognitives sont biologiques. Ce dernier point nous distancie de l’animal. Par exemple, les superstitions ou l’anthropomorphisme (attribution de caractéristiques du comportement ou de la morphologie humaine à d’autres entités comme des dieux, des animaux, des objets, des phénomènes, voire des idées) sont bien des principes biologiques dérivés de capacités plus générales telles que l’apprentissage, la catégorisation et la causalité. Dans une moindre mesure ces capacités et leurs dérivés existent aussi chez les animaux : le pigeon croit devoir tourner dans sa boîte pour avoir des graines (Skinner, 1992) et le chien peut interpréter l’action d’un homme par rapport à son propre référentiel quand l’homme fait du cynomorphisme (Coren, 2005). Pourtant, nous avons beaucoup de mal à avouer nos superstitions et notre anthropomorphisme mal placé comme de simples réactions biologiques dérivées de mécanismes cognitifs optimisés par la sélection naturelle (Beck & Forstmeier, 2007) et donc présents, même partiellement, chez d’autres espèces animales.

Le sentiment de supériorité de l’homme serait donc biologique. C’est pour cela que l’exemple de Peter Singer de choisir entre un chien et un nouveau-né sur un bateau (Singer, 2011) rencontre beaucoup de réticences, voire de sentiments bien plus violents, à l’égard des humains car il fait face à ce principe de sélection et de survie de l’espèce – coûte que coûte – encrée dans le Vivant depuis la nuit des temps. Une lionne tuera purement et simplement les bébés guépards sur son territoire par principe de compétition alimentaire (Durant, 2000). Ce principe de compétition, et encore plus de prédation, l’homme l’applique par l’utilisation des animaux. Bien sûr l’utilisation des animaux à titre de divertissement a moins d’enjeux que cet exemple de félins, mais ceci sert à noter que ce que l’on appelle un sentiment de supériorité a ses bases dans un passé culturel mais également dans un profond patrimoine biologique et génétique.

Il est également intéressant de noter que ce principe de supériorité de l’homme est souvent utilisé pour défendre la condition animale, c’est-à-dire pour montrer que l’homme s’autorise à utiliser l’animal, quelles que soient les conditions. Mais qu’en est-il de sa supériorité quand l’homme souhaite donner des droits aux animaux (de Fontenay, 2000) ou, exemple extrême proposé par certains philosophes, quand l’homme souhaite anéantir les espèces animales carnivores pour mettre fin aux souffrances des espèces animales herbivores (McMahan, 2010).

Notre civilisation tirerait ainsi un plus grand bénéfice de cette meilleure relation homme-animal, grâce à cette culture de l’empathie.L’évolution, qu’elle soit naturelle ou culturelle, conditionne ainsi nos relations à l’animal. La relation homme-animal s’est construite sur le principe de niche écologique vide pour les deux parties (Harari & Dauzat, 2015). Les animaux tels qu’on les traite aujourd’hui méritent de meilleures conditions de vie, c’est irrécusable. Mais, que ce soit dans un principe de compétition ou de coopération, l’homme fera prévaloir avant tout les intérêts de l’homme. Pourtant, il y a de plus en plus d’arguments aujourd’hui qui tentent à montrer qu’il est dans l’intérêt de l’homme d’améliorer les conditions animales et de surtout de moins les utiliser (Ricard, 2014). Intérêt parce qu’enseigner l’empathie envers les animaux (“Enseignons à l’école l’empathie pour les animaux !,” 2017), c’est enseigner l’empathie envers les hommes, intérêt parce qu’améliorer les conditions de vie des animaux et moins les consommer, c’est vivre dans un meilleur environnement, social et écologique. Notre civilisation tirerait ainsi un plus grand bénéfice de cette meilleure relation homme-animal, grâce à cette culture de l’empathie.

Cédric Sueur

Beck, J. Forstmeier, W., 2007. Superstition and belief as inevitable by-products of an adaptive learning strategy. Hum. Nat. 18, 35–46.
Cherry, E. 2010. Shifting Symbolic Boundaries: Cultural Strategies of the Animal Rights Movement1. Presented at the Sociological Forum, Wiley Online Library, pp. 450–475.
Coren, S. 2005. How dogs think: understanding the canine mind. Simon and Schuster.
Darwin, C. 2015. The Voyage of the Beagle: The Illustrated Edition of Charles Darwin’s Travel Memoir and Field JournalZenith Press.
Darwin, C. 2013. L’origine des espèces. Seuil.
Dawkins, R. 2016. The selfish gene. Oxford university press.
de Fontenay, É. 2000. Pourquoi les animaux n’auraient-ils pas droit à un droit des animaux? Le débat 138–155.
Durant, S.M. 2000. Living with the enemy: avoidance of hyenas and lions by cheetahs in the Serengeti. Behav. Ecol. 11, 624–632.
Enseignons à l’école l’empathie pour les animaux !, 2017. Libération.fr.
Hamilton, W.D. 1964. The genetical evolution of social behaviour. II. J. Theor. Biol. 7, 17–52.
Harari, Y.N. Dauzat, P.-E., 2015. Sapiens: une brève histoire de l’humanitéAlbin Michel.
McMahan, J. 2010. The meat eaters. N. Y. Times 19.
Pelé, M. Petit, O., 2015. Equal care for own versus adopted infant in tufted capuchins (Sapajus spp.). Primates 56, 201–206.
Ricard, M. 2014. Plaidoyer pour les animaux. Allary.
Ryder, R.D. 1970. Speciesism.
Schoener, T.W. 1982. The controversy over interspecific competition: despite spirited criticism, competition continues to occupy a major domain in ecological thought. Am. Sci. 70, 586–595.
Singer, P., 2011. Practical ethics. Cambridge university press.
Skinner, B.F. 1992. “ Superstition” in the pigeon. J. Exp. Psychol. Gen. 121, 273.
Stanford, C.B. 1999. The hunting apes: Meat eating and the origins of human behavior. Princeton University Press.
Thornhill, R. Fincher, C.L., 2014. The parasite-stress theory of values and sociality: Infectious disease, history and human values worldwideSpringer.

Article publié dans le numéro 94 de la revue Droit Animal, Éthique & Sciences.

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