De la bientraitance au bien-être de l’animal

Par Jean-Claude Nouët, président d’honneur de la LFDA .Intervention donnée à la Maison du Barreau de Paris, dans le cadre de conférences organisées pour la formation continue des avocats sur des sujets traitant du bien-être animal : « Humanité et bien-être animal », le 15 juin 2018.

vache

Bien-être de l’animal, bientraitance de l’animal, ces deux termes voisins semblent avoir des significations identiques. Il n’en est rien, et nous allons voir l’importance de ce qui fait leur différence.

Introduction

La préoccupation d’une protection de l’animal n’a reçu, en France, le soutien de la loi qu’en 1850, et encore de façon bien sommaire. Ainsi, la cause animale n’a que peu mobilisé l’intérêt général comme l’attention du législateur, au point que cette loi dite Grammont n’a été complétée qu’en septembre 1959.  Le décret n° 59-1051 du 7 septembre a alors étendu la protection des animaux domestiques aux animaux apprivoisés ou tenus en captivité, et les auteurs de mauvais traitements sont devenus passibles de peines croissantes selon le degré de gravité des actes malfaisants. En 1976, est survenu le fameux article 9 de la loi du 10 juillet qui a montré un changement de compréhension de la part du législateur : la loi indiquait ce qu’il fallait faire au bénéfice de l’animal, et non  plus seulement ce qu’il ne fallait pas lui infliger : « Tout animal étant un être sensible doit être placé par son propriétaire doit être placé par son propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce ». L’animal était ainsi replacé au centre de l’action protectrice. Se manifestait le souci d’un Droit positif sa substituant à un Droit négatif, qui se limitait à interdire et à sanctionner ce qui était défini comme des actes à ne pas commettre.

Bientraitance et bien-être

Dans le même temps, le développement de l’élevage  intensif et contraignant des animaux de consommation était en plein essor. Et par ailleurs, se développaient les connaissances relativement nouvelles en matière d’éthologie, sur les comportements, la sociologie, la communication des animaux. En sorte que deux interprétations des prescriptions réglementaires se sont différenciées, désignées par deux termes la BIENTRAITANCE et le BIEN-ÊTRE. Distinguer les deux termes va bien au-delà de la sémantique. Ils ont des significations et des implications profondément différentes, que l’on peut aisément discerner d’emblée.

  • La bientraitance, c’est-à-dire bien traiter l’animal, concerne la conduite de l’homme à son égard.
  • Le bien-être de l’animal concerne l’animal et son ressenti d’un état émotionnel positif.

Dans ce cas, l’animal est au centre des préoccupations, et son ressenti est un but à atteindre ; dans l’autre, il s’agit de moyens, il s’agit de bonnes pratiques à mettre en œuvre. Le choix a une incidence directe sur les rapports que l’homme entretient avec les animaux, tout particulièrement en matière d’élevage, c’est-à-dire de politique agricole, donc d’économie et de sociologie. On voit dès lors l’importance d’éclaircir de quoi il s’agit.

Le néologisme bientraitance a été créé en symétrie opposée à la maltraitance, de la même façon que traiter mal l’animal est à l’opposé de le traiter bien. La bientraitance concerne l’ensemble des modalités d’organisation et de techniques mises en œuvre par l’homme pour assurer la vie d’un animal ou rétablir sa santé.

Ne pas malmener un animal, ne pas le blesser, le nourrir et lui donner à boire, le soigner, lui offrir un abri approprié à son confort climatique, suffit souvent à estimer qu’on le traite bien. Mais les conditions de détention, notamment celles des animaux de l’élevage intensif et celles des animaux détenus dans les zoos, donnent-t-elles à l’animal l’espace et les substrats nécessaires à ses comportements actifs ? lui donnent elles le temps nécessaire pour explorer son environnement et rechercher sa nourriture? lui offrent-elles la possibilité d’exprimer ses comportements sociaux et affectifs ? Ces conditions de détention, souvent contraignantes, ne l’exposent-elles pas chroniquement à des signaux nociceptifs négligés par l’homme parce que l’homme ne les perçoit pas, comme les ultrasons, les phéromones, les odeurs désagréables, etc. ? Offrent-elles des distances suffisantes entre les animaux pour éviter les comportements agressifs, causes de blessures tels que la caudophagie chez les porcs, le picage chez les poules ? Rien n’est moins sûr.

Bien-être

Le bien-être animal est un état d’harmonie physique et mental. Il est conditionné non seulement par l’intégrité de l’organisme et la satisfaction des besoins physiologiques, mais aussi par la possibilité d’exprimer ses besoins comportementaux. Ces besoins sont propres à chaque animal, à chaque espèce, chaque race, chaque sexe, voire à chaque individu. Le bien-être peut aujourd’hui être évalué à partir d’une panoplie d’indicateurs et de tests selon trois approches scientifiques combinées : l’approche adaptative, l’approche comportementale, l’approche neurobiologique.

Indicateurs et tests d’évaluation de bien-être

L’approche adaptative apprécie l’adaptation de l’animal aux conditions du milieu dans lequel il est placé. Les indicateurs utilisés sont essentiellement physiologiques et mesurent le stress, tels la fréquence cardiaque, ou le taux sanguin des hormones de stress. Ils sont aussi zootechniques, comme gain de poids, production lactée, taux de reproduction, taux de mortalité, taux de morbidité, taux de blessures.

L’approche comportementale observe l’expression de l’ensemble du répertoire comportemental, propre à l’espèce ou à la race. Elle utilise notamment des tests de préférence et de motivation.

L’approche neurobiologique cherche à apprécier l’état mental de l’animal par l’absence d’émotions négatives (peur, douleur, frustrations) et la présence d’émotions positives (plaisir, curiosité, degré d’attention), état mental qui résulte de la façon dont l’animal perçoit son environnement.

Bientraitance

Le concept de bientraitance met l’accent sur la qualité des conditions que l’homme accorde à l’animal placé sous sa dépendance et sa tutelle, mais sans prendre en compte sa sensibilité propre. Ce concept néglige que l’animal doive exprimer le comportement propre à son espèce, et puisse en ressentir une satisfaction.

Il est aisément compréhensible que la référence à la bientraitance soit préférée dans le cas une production économique la plus profitable en assurant seulement aux animaux leur vie physiologique. Elle est donc utilisée notamment par tout ceux qui contribuent à l’industrie agroalimentaire, notamment éleveurs et syndicats d’éleveurs, à qui se rallient, suivant l’occasion, nombre de vétérinaires, hélas, et représentants d’activités telles que la tauromachie,  l’industrie du foie gras, et les zoos. En somme, pour faire simple, « bien-traiter » un animal, c’est ne pas le maltraiter et lui assurer de quoi vivre, ou survivre. Mais ce n’est pas nécessairement lui procurer le sentiment d’un agrément de vivre, un bien-être.

Naissance d’une polémique entre ces deux concepts

La polémique s’est installée entre les tenants des deux concepts. Des démarches ont même été entreprises jusqu’au cœur des décisions communautaires pour faire préférer la « bientraitance » et la mentionner dans les textes publiés en français à la place du « bien-être ». Fort heureusement, elles n’ont pas abouti. Car il faut bien mesurer la portée négative pour l’animal des conséquences éthiques et juridiques considérables qu’aurait été en France la mention dans les textes réglementaires de la « bien-traitance » des animaux  à la place de celle du « bien-être des animaux ». La législation française donne encore des obligations de moyens transposées des directives communautaires, mais peu d’obligations de résultats. Or la réglementation européenne s’est orientée aujourd’hui vers des obligations de résultats, qui seront  explicitement d’assurer le bien-être des animaux, dont il convient de respecter la nature d’êtres sensibles. La référence à la bientraitance aurait créé une contradiction flagrante entre les textes.

Dans le choix entre les deux conceptions de la protection animale, l’entrée en lice dans la  polémique de l’Organisation mondiale de la santé animale a été déterminante.  Dans son Code sanitaire, elle a affiné la définition du bien-être animal pour parvenir, de façon claire aux « cinq principes»  du bien-être animal, dites « cinq libertés » :

  • absence de faim, de soif et de malnutrition
  • absence de peur et de détresse
  • absence de stress physique et thermique
  • absence de douleur, de lésions et de maladie

Ces quatre conditions s’additionnant pour constituer la bientraitance, et elles contribuent au bien-être.  Mais une cinquième condition s’y ajoute, qui est au centre de la question :

  • c’est la possibilité pour l’animal d’exprimer les comportements génétiquement propres à son espèce.

C’est là une condition majeure, qui remet en cause l’élevage intensif, le gavage, l’aquaculture marine, la détention en zoo ou en delphinariums, la détention d’animaux d’espèces sauvages par les particuliers, les oiseaux en cage, les poissons dans un bocal, etc…

Toutefois, les tenants de la « bientraitance » n’en démordent pas et ne manquent pas de glisser le terme ici et là à l’occasion d’un article ou d’une interview, ou d’un ouvrage, ou encore de s’approprier abusivement le « bien-être » alors que l’animal se trouve dans une situation qui lui est à l’ évidence contraire, comme le font régulièrement les acteurs de l’élevage intensif, qui vantent le confort des bêtes et la qualité des produits qui sortent de ces usines à viande ou à lait.

Le bien être dans les textes

La nature du bien-être étant éclaircie et comprise, examinons maintenant si ce bien-être de l’animal a retenu l’attention. Il est assez remarquable que le bien-être de l’animal soit assez rapidement devenu une préoccupation à laquelle notre société européenne a adhéré dans des proportions croissantes pour parvenir à une très large majorité, 94% selon le sondage Eurobarometer de décembre 2015. Il est en général bien compris qu’en plus de leur assurer la santé, la sécurité, la nourriture, le confort, nous devons leur permettre d’exprimer le comportement propre à leur espèce, facteur indispensable au ressenti du bien-être. Pourtant ce souci éthologique n’est pas explicite dans l’article L.214.1 du code rural, transcrit de la loi de 1976, qui édicte que l’animal doit vivre dans les « conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce ». L’imprécision est double :

  1. le qualificatif « compatible avec » apporte une part de subjectivité, et ouvre une marge d’interprétation restrictive que n’aurait pas comporté le qualificatif « conforme aux »,
  2. les impératifs « biologiques » ont été interprétés, avec une certaine mauvaise foi, comme limités aux besoins physiologiques de base, excluant donc les besoins d’exprimer les comportements spécifiques, et évitant ainsi de remettre en cause nombre d’activités, et au premier chef l’élevage intensif et contraignant. 

Cependant, comme nous allons le voir, les politiques et le pouvoir économique ont pris suffisamment conscience de l’évolution de l’opinion publique comme des intérêts économiques, pour s’engager dans une modification des pratiques de l’élevage prenant en compte le respect du bien-être animal.

En octobre 2009, la Commission européenne a publié un rapport appelant à des solutions pour un étiquetage en matière de bien-être animal. Ce rapport recommande un tel étiquetage en fonction des méthodes d’élevage, au titre de l’information des consommateurs. Il prend comme exemple à suivre l’étiquetage du mode d’élevage des poules pondeuses en vigueur depuis 1984-1985, qui a permis aux consommateurs de « privilégier l’achat d’œufs produits dans d’autres systèmes que les élevages en cage ». Ce rapport de 2009 mentionne déjà les avantages économiques que pourrait tirer une production plus respectueuse de l’animal.

En 2012, la Commission a mis en œuvre une nouvelle « Stratégie de l’Union européenne pour le bien-être des animaux 2012-2015 », fondée sur la reconnaissance de la sensibilité des animaux, visant à simplifier et améliorer les normes, à aider les États à  s’y conformer, à améliorer les formations et les inspections, à renforcer l’information et le pouvoir des consommateurs, et in fine à profiter « aux principaux intéressés, les animaux », qu’ils soient « d’élevage, de zoo, comme ceux utilisés à des fins expérimentales ».

En application des initiatives européennes, la France a lancé sa « Stratégie 2015-2020 pour le bien-être des animaux ». Ce plan s’applique à partager le savoir, à favoriser l’innovation l’élevage respectueux et « durable », à responsabiliser  les éleveurs, à améliorer les élevages actuels (suppression des pratiques douloureuses, abattage après perte de conscience), à prévenir et mieux réprimer les maltraitances, notamment par la sensibilisation du Parquet à la maltraitance, et à mieux informer le public, notamment par l’ étiquetage du mode d’élevage.

En 2013, le ministère de l’agriculture a instauré un « Comité d’experts bien-être » comprenant  organisations professionnelles, ONG de protection et établissements scientifiques.

En décembre 2015, le Comité consultatif commun d’éthique pour la recherche agronomique de l’INRA, présidé par Louis Schweitzer, a publié un « Avis » de la plus grande importance sur le bien-être animal, lequel bien-être doit « constituer l’un des paramètres de l’élevage et l’une de ses finalités, ainsi qu’un objet de recherches en soi ».

Citons également la tenue, à la Maison de l’UNESCO à Paris en décembre 2015, sous le patronage de la Commission nationale française, d’un colloque international sur le thème « Le bien-être animal, de la science au droit », organisé par l’organisation Fondation droit animal, éthique et sciences. La leçon essentielle à tirer de ce colloque est que l’élevage peut et doit avoir pour finalités indissociables le bien-être de l’animal et une production de qualité.

En 2017, le ministre chargé de l’agriculture a instauré un Centre national de référence en matière de bien-être animal, conformément aux prescriptions de la Stratégie de l’Union européenne 2012-2015. Y siègent les représentants de l’INRA, des Écoles nationales vétérinaires, de l’Institut d’enseignement supérieur et de recherche en alimentation, des Instituts techniques agricoles. Un Comité consultatif d’experts en bien-être animal lui est adjoint, regroupant notamment les représentants du Centre national, des ONG, des écoles d’enseignement agronomique.

Et plus récemment, en février 2018, l’ANSES, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, a publié un Avis précisant la définition du bien-être d’un animal, comme étant « l’état mental et physique positif lié à la satisfaction de ses besoins physiologiques et comportementaux, ainsi que de ses attentes », état qui doit lui être assuré « pendant toute sa vie », y compris lors de sa mise à mort. L’avis de l’ANSES prend une importance toute particulière, car il concerne tous les animaux tenus sous la dépendance, et la responsabilité, de l’homme, qu’ils soient d’élevage, de compagnie, de zoo, de cirque, comme ceux utilisés pour la recherche, et ceux utilisés pour les loisirs et les spectacles. L’avis de l’ANSES vient renforcer l’avis émis en 2015 par le Comité consultatif commun d’éthique de l’INRA, que nous avons cité.

Conclusion

Cependant, une inquiétude pèse sur l’avenir. Les États, qui auront désormais obligation du résultat, le bien-être animal, se voient chargés du choix des moyens d’y parvenir. Certains pourraient être soumis à l’influence directe de lobbies puissants et vigilants. Dans le domaine majeur de l’élevage, les pouvoirs publics, voire les parlementaires, pourraient être plus réceptifs aux arguments de l’industrie agroalimentaire ou de syndicats qu’aux demandes visant au respect du bien-être des animaux, même formulées par une forte majorité de la société. Les tout récents votes négatifs exprimés majoritairement par les députés lors de l’examen de la loi sur l’agriculture et l’alimentation confirment cette crainte.  Par ailleurs, l’obligation de résultats, outre qu’elle nécessite une multiplication des contrôles, comporte le risque de créer des disparités au sein de l’Union quant au niveau et à la qualité du bien-être des animaux, à cause des délais de mise en œuvre des mesures choisies par les Etats, du niveau des mesures prescrites, de leur application plus ou moins active, plus ou moins complète, et plus ou moins contrôlée.

En dépit de ces réserves, et devant les initiatives successives de la Commission européennes, l’INRA, et de son comité d’éthique, de l’ANSES, comme des décisions du gouvernement, notamment dans le domaine de l’élevage, il peut être constaté que nos sociétés et les pouvoirs publics ont pris conscience de la réalité du ressenti animal, conduisant à lui accorder un ressenti positif, un agrément de vivre, c’est-à-dire un bien-être. Il est également reconnu que la prise en compte du bien-être animal doit apporter de notables avantages commerciaux. En sorte qu’il est légitime aujourd’hui que l’élevage se pose une interrogation existentielle :

BIEN-ÊTRE OU NE PAS ÊTRE , TELLE EST LA QUESTION.

Avant de terminer, je voudrais rappeler l’existence sur Terre d’animaux qui ne sont pas domestiques ou captifs. Ils sont des dizaines de milliards à vivre en liberté, classés par l’homme en des millions d’espèces. Nos lois et nos règlements ne s’intéressent à eux qu’en considération des effectifs de leur population et de leur gestion en termes parfaitement abusifs et illégitimes de « patrimoine de l’humanité ». Dans la loi française, les animaux sauvages vivant à l’état de liberté sont considérés par l’article 714 du code civil comme « choses n’appartenant à personne » ; ils n’ont aucune existence juridique, et  ceux qui sont dotés de sensibilité ne sont pas reconnus comme êtres sensibles. Ils ne sont « rien », constatation doublement inacceptable, parce que les animaux ne sont pas des « choses inanimées », et qu’ils n’ont pas à « appartenir à quelqu’un » pour exister. Il n’est même pas reconnu qu’ils doivent eux aussi bénéficier d’un « environnement sain » pour pouvoir survivre. De plus, leur dénomination officielle en vigueur est stupéfiante : les animaux d’espèces sauvages vivant à l’état de liberté sont dits « ni domestiques, ni captifs ». Ainsi, vivant sur la Planète et se différenciant en myriades d’espèces depuis près de 4 milliards d’années, ils se voient seulement désignés comme ni dénaturés par  la captivité, ni dégradés par la domestication. Ici, devient évidente la nécessité de réflexions, de discussions, de propositions, d’ordre scientifique, éthique et juridique, un chantier qu’avec le président Schweitzer nous proposons d’ouvrir très prochainement. J’espère que nous pourrons, dans quelque temps, venir vous exposer nos travaux.

Jean-Claude Nouët

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