Évolution assistée : cas de la Grande Barrière de corail

L’évolution assistée, nouvelle approche de conservation de la biodiversité, est ici discutée dans son application pour sauvegarder la Grande Barrière de corail.

Évolution assistée

Augmenter artificiellement la résilience des écosystèmes

Comme nous l’avons vu dans l’article « Modifier la biodiversité pour la sauver?« , historiquement, les efforts de conservation de la biodiversité ont principalement été menés selon une approche de réduction des pressions anthropiques. L’idée est d’abord de mener un suivi des écosystèmes et des populations qu’ils abritent. Ce suivi peut permettre d’identifier qu’une population est en déclin ou de détecter des perturbations majeures à un niveau écosystémique conduisant au déclin de la biodiversité. Lorsque de tels phénomènes sont décelés, les efforts de recherche sont alors tournés vers l’identification des causes qui les déterminent et des mécanismes qui les régissent. Si les causes identifiées sont liées aux activités humaines, et c’est le plus souvent le cas, on cherche alors à trouver des manières de réduire les pressions que nous infligeons à la biodiversité par exemple en créant des zones protégées, en modifiant les process de production ou d’exploitation des ressources naturelles et en limitant notre consommation.

L’évolution assistée est une nouvelle approche de la conservation de la biodiversité qui renverse le raisonnement traditionnel de réduction des pressions anthropiques. L’idée n’est plus : « comment réduire les pressions humaines sur la biodiversité afin de la préserver ? » mais plutôt « comment aider la biodiversité à s’adapter aux pressions humaines afin de la préserver ? ». Les promoteurs de l’évolution assistée proposent donc de tourner une partie de nos efforts de conservation vers l’amélioration artificielle des capacités de résilience de la biodiversité. Cette approche revêt un intérêt tout particulier dans les cas où nous ne parvenons pas à réduire suffisamment vite les pressions anthropiques, et où les prévisions scientifiques considèrent que des extinctions, dégradations, voire destructions d’écosystèmes auront lieu dans un futur proche avant que l’on puisse raisonnablement espérer avoir réglé le problème. De même, cette approche est intéressante lorsque les activités humaines ont déjà engendré des modifications irréversibles des conditions du milieu.

Le cas de la Grande Barrière de corail australienne

À ce jour, le programme d’évolution assistée le plus abouti et discuté concerne les recherches de l’Australian Institute of Marine Science pour la préservation de la Grande Barrière de corail australienne. Ces recherches se sont développées en réponse aux menaces que font peser l’acidification des océans (dues à la dissolution d’une part du CO2 que nous émettons dans les océans) et le réchauffement climatique sur les récifs coralliens.

Les récifs coralliens sont ce qu’on appelle des « points chauds de la biodiversité » : alors qu’ils ne couvrent que 0,1 % des fonds marins, ils concentrent un quart de toutes les espèces de poissons du monde. Les coraux, via leur rôle structurel, sont des espèces clef-de-voûte des récifs, c’est-à-dire que de très nombreuses autres espèces dépendent d’eux et aucun autre groupe taxonomique ne peut remplir leur fonction à leur place. En somme, leur disparition entraînerait la chute des écosystèmes récifaux entiers.

Les coraux sont des organismes qui vivent en symbiose avec les micro-algues et les bactéries qu’ils abritent qui leur procurent l’oxygène et les nutriments dont ils ont besoin. Si cette symbiose est rompue, les coraux blanchissent et meurent de faim, entraînant des milliers d’autres espèces dans leur tombe. La baisse du pH de l’eau et l’élévation des températures nuisent au fonctionnement de cette symbiose, ce qui résulte en des épisodes de blanchissement des coraux en masse de plus en plus fréquent. Ces phénomènes combinés aux autres pressions ont déjà causé la perte de la moitié des récifs coralliens du monde depuis 1950. Des épisodes de blanchissement de masse particulièrement sévères en 2016 et 2017 ont entraîné la disparition de 50 % de la Grande Barrière de corail.

Plusieurs pistes sont explorées pour assister l’évolution des coraux vers plus de résilience :

  • L’acclimatation : en exposant des organismes à des facteurs de stress modéré de manière précoce pendant leur développement, ils deviennent plus résistants face à ces pressions à l’âge adulte. Contrairement ce que l’on croyait jusqu’il y a peu, cette résistance accrue, qui ne repose pas sur une modification du génome mais sur une modification de l’expression des gènes (ce qu’on appelle l’épigénétique), est transmissible à la descendance. L’idée est donc d’exposer des jeunes coraux à des eaux chaudes et acides en laboratoire pour les rendre, eux-mêmes ainsi que leur descendance, plus résistants à ces conditions avant de les réimplanter dans le récif.
  • La modification des colonies microbiennes symbiotiques des coraux : en associant de nouvelles souches ou espèces de bactéries aux coraux en laboratoire avant de les réimplanter, on pourrait les rendre plus résistants aux pressions qui les menacent.
  • La modification des micro-algues symbiotiques des coraux : en exposant ces micro-algues en laboratoire à des mutagènes comme les rayons X, on augmente le nombre de mutations génétiques qui ont lieu. En exposant ces algues mutées à des eaux chaudes et acides, on peut parfois identifier des lignées d’algues porteuses de mutations avantageuses pour résister à ces conditions. L’idée est ensuite d’associer ces algues mutées à des coraux en laboratoire et de les réimplanter dans le récif.
  • La sélection génétique et l’hybridation des coraux les plus résistants : de la même manière que l’on a pu augmenter la productivité des animaux de rente en faisant se reproduire entre eux les plus productifs, l’on peut faire se reproduire entre eux en laboratoire les coraux les plus résistants aux pressions environnementales et ensuite les réimplanter dans le récif. L’hybridation de lignées différentes se produit parfois naturellement entre les espèces dites sympatriques (partageant la même zone de vie). Les chercheurs ont remarqué en laboratoire que certains de ces hybrides sont davantage résistants que les autres coraux et essaient de favoriser artificiellement ces phénomènes d’hybridation.
  • La colonisation assistée : les conditions climatiques ne sont pas exactement les même sur toute la Grande Barrière de corail. Certains endroits du récif sont naturellement exposés à des eaux plus chaudes et les coraux qui y habitent sont donc adaptés à des températures plus élevées. La translocation de ces espèces adaptées à des températures plus chaudes vers les parties du récif où les coraux habitués à l’eau froide ont succombé face à l’élévation des températures permet au récif d’être recolonisé par des coraux vivants.
  • Le génie génétique avancé : en utilisant des techniques modernes tels que Crispr-cas 9, l’on pourrait modifier le génotype des coraux et/ou de leurs symbiotes en supprimant, introduisant ou en remplaçant des gènes pour les rendre plus résistants avant de les réintroduire.

Des preuves existent que la sélection naturelle est déjà en train de favoriser les lignées de coraux les plus résistantes à l’élévation des températures et l’acidification des océans, mais cette évolution est trop lente pour assurer la survie des récifs. Selon Madeleine Van Oppen, leader dans le domaine, à l’exception du recours au génie génétique, ces méthodes reviennent en fait à accélérer les processus naturels de l’évolution.

Un débat scientifique

Le risque principal lié à l’évolution assistée serait de créer des « supercoraux » tellement résistants et compétitifs qu’ils deviendraient invasifs et envahiraient des écosystèmes où leur présence est indésirable. Des risques de pollution génétique sont aussi envisagés : la reproduction croisée des coraux modifiés avec les coraux d’origine pourrait peut-être mener à une perte de la diversité génétique. Les promoteurs de l’évolution assistée sont conscients de ces risques et pensent que ces scénarios doivent être étudiés avant toute mise en œuvre à grande échelle. Cependant, ces risques contrôlés doivent être comparés aux risques que l’on prend en n’ayant pas recours à l’évolution assistée, les efforts de conservation traditionnels étant largement en situation d’échec.

Deux approches ont marqué la pensée conservationniste : l’approche fonctionnaliste et l’approche compositionnaliste. La première priorise la perpétuation du fonctionnement des écosystèmes via la préservation des différentes fonctions/groupes fonctionnels (ex : producteurs primaires, consommateurs primaires, consommateurs secondaires, décomposeurs, pollinisateurs, agents de la dissémination des graines (zoochorie) etc.) en son sein, indépendamment de l’entité qui réalise ces fonctions, tandis que la seconde priorise la préservation des entités fonctionnelles en elle même (assemblages d’espèces et sous espèces spécifiques à un écosystème) plutôt que d’insister sur la préservation des fonctions qu’elles réalisent. Par exemple, l’approche fonctionnaliste peut encourager la pratique du remplacement écologique, qui consiste à introduire volontairement dans un écosystème une espèce exotique ayant une niche écologique et une fonction similaire à celle d’une espèce récemment disparue afin de préserver le fonctionnement global de l’écosystème, alors que l’approche compositionnaliste s’y opposerait car cette espèce ne fait pas partie de la composition normale de l’écosystème. En priorisant la préservation de la fonction qu’occupent les coraux au sein des récifs plutôt que de la génétique des espèces de coraux en elle-mêmes, l’évolution assistée s’inscrit dans ce courant fonctionnaliste.

Conclusion

En soit, si la formalisation explicite de l’approche de l’évolution assistée est plutôt nouvelle, certaines interventions plus traditionnelles de conservation de la biodiversité relevaient déjà de ce raisonnement dans une certaine mesure. Ainsi, les renforcements de population ou les translocations d’espèces visent généralement à augmenter la résilience d’une population donnée et non à réduire les pressions qu’elles subissent. La différence tient au fait que l’approche traditionnelle vise généralement à revenir à un état de référence préalable, ce qui n’est pas nécessairement le cas de l’évolution assistée.

Cette nouvelle approche bouscule donc tout de même le cadre de pensée historique de la conservation et suscite le débat. En plus des aspects scientifiques, cette démarche pose également des questions d’éthique nouvelles. Cela nous force à réfléchir à notre rapport au « naturel » et à l’« artificiel » ainsi que sur le raisonnement justifiant la valeur de la biodiversité.

Gautier Riberolles

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