Des souris et des normes

Le 6 avril 2016, le Conseil d’État a rendu un arrêt (1) qui a fait du bruit et a déclenché une tempête de protestations : cet arrêt concerne une circulaire de la ministre de l’Éducation nationale interdisant la pratique des dissections de souris dans les établissements d’enseignement secondaire. Les commentaires y sont allés grand train, et il a été souvent dit et écrit des inexactitudes, faute d’une lecture attentive et d’une analyse des textes en question : le Conseil a été accusé d’être partisan de ces dissections et de vouloir les réintroduire. Efforçons-nous de rétablir les faits, et d’éclaircir l’affaire.

Une circulaire interdisant les dissections dans l’enseignement

Commençons par la circulaire. Le 28 novembre 2014, la ministre de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche a adressé à Mesdames et Messieurs les recteurs d’académie une circulaire visant à interdire les dissections animales dans les cours de sciences de la vie et de la Terre (SVT) et de bio-physiopathologie humaine (BPH). Le texte de cette circulaire commence par rappeler que le principe des 3R (remplacement, réduction, raffinement), introduit par la directive du 22 septembre 2010, doit notamment se traduire par une réduction du nombre des animaux utilisés à des fins scientifiques et d’enseignement. Puis la circulaire indique que les nouvelles dispositions du code rural du 1er février 2013 (issues de la transposition de la directive) s’appliquent aussi « lorsque les animaux […] sont élevés pour que leurs organes ou tissus puissent être utilisés à des fins scientifiques ». La circulaire précise ensuite que les travaux pratiques de dissections dans les classes de SVT et de BPH peuvent être effectués sur des invertébrés (céphalopodes exceptés), ou sur des organes issus de vertébrés destinés à l’alimentation. Elle en tire la conclusion que « la dissection des souris est donc désormais totalement exclue dans toutes les classes jusqu’au baccalauréat », en précisant que les enseignants seront tenus informés, par les corps d’inspection, des « alternatives qui peuvent être mises en place ».

Des enseignants pas d’accord

Cette circulaire a été immédiatement récusée par les dits enseignants ; ils ont saisi le syndicat national des enseignements du second degré, lequel, faute de pouvoir contester la circulaire de novembre 2014 sur le plan juridique, a demandé (2) à la ministre d’abroger sa circulaire, en exprimant le sentiment des enseignants SVT que « la confrontation avec le réel est un des fondements de notre discipline, dans l’évident respect de la vie animale (sic !), et les solutions alternatives actuellement proposées – maquettes en plastique, programmes informatiques… – sont loin de pouvoir remplacer la manipulation du “vivant” » (resic !)…

Le 8 avril 2015, la ministre a rejeté (2) cette demande d’abrogation. Le syndicat a alors saisi le Conseil d’État, par requête enregistrée le 1er juillet 2015, demandant au Conseil : 1) d’annuler la décision du ministre d’avril 2015, et 2) d’abroger la circulaire de 2014.

Le 6 avril 2016, le Conseil a rendu sa sentence, dont le premier article dit : « La décision du 8 avril 2015 de la ministre de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche est annulée ». Point final. L’arrêt ne prononce pas l’abrogation de la circulaire pour-tant demandée spécifiquement dans la requête du syndicat. Cela signifie donc que le Conseil s’est limité à considérer comme non justifiée la décision de la ministre d’avril 2015 de rejeter la demande du syndicat. L’arrêt évoque comme pré-texte que dans le code rural, aucune disposition « ne fait obstacle à l’élevage d’animaux vertébrés, à leur mise à mort et à l’utilisation de leurs tissus et organes lorsque cette utilisation est destinée à l’enseignement scientifique dans les classes du secondaire ».

Ce que disent vraiment les textes

Cette interprétation des textes est celle qu’en fait le Conseil ; mais elle n’est celle ni du ministère de l’Éducation nationale, ni celle du ministère de l’Agriculture et de son service des affaires juridiques, pour qui au contraire les textes sont très explicites et justifient l’interdiction des dissections. Leurs arguments sont les suivants :

– Le nouvel article R. 214-87 du code rural considère que la mise à mort fait partie de l’acte expérimental : « les dispositions […] s’appliquent jusqu’à ce que les animaux […] aient été mis à mort ». Cela ne vise pas directement les enseignants, puisqu’ils se fournissent en souris mortes auprès d’entreprises commerciales qui élèvent des souris spécialement pour les tuer et vendre leurs cadavres. Mais cette précision très importante du code souligne que la mise à mort de ces souris est considérée comme utilisation expérimentale de l’animal ; il est assez étonnant qu’elle ait échappé à l’attention vigilante du Conseil !…

– L’article R. 214-105 du code confirme l’interdiction d’utiliser des animaux vertébrés dans les établissements d’enseigne-ment secondaire : « Seules sont licites les procédures expérimentales » ayant pour objet « l’enseignement supérieur ou la formation professionnelle ou technique […] » ; cette interdiction s’applique sans conteste à la dissection d’un animal mort, parce qu’il y a eu mise à mort pour cette utilisation.

– Cette position a été précisée le 7 mai 2015 par une note du ministère de l’Agriculture au ministère de l’Éducation nationale, qui indiquait que « les travaux pratiques utilisant des vertébrés (souris, grenouilles…), même morts, sont réservés au seul domaine de l’enseignement supérieur et de l’enseignement professionnel ».

– Par ailleurs, l’article R. 214-105 du code rural confirme que les utilisations expérimentales de l’animal ne sont déclarées licites que si elles « ont un caractère de stricte nécessité et ne peuvent pas être remplacées par d’autres méthodes […] susceptibles d’apporter le même niveau d’information ». C’est là un point capital, qui est en application directe du principe du « remplacement » de l’animal, lequel doit être mis en œuvre dès qu’il est possible. Il est proprement stupéfiant que le Conseil d’État ait négligé (ou omis ? ou écarté ?) ce facteur essentiel de la règle des 3R, qui est elle-même l’axe central de la directive de 2010 et du décret de 2013, alors que cette règle est mise en exergue dans la circulaire que le Conseil a étudiée en détail, puisqu’il lui avait été demandé de l’abroger ! Le Conseil aurait aussi pu élargir ses références en retenant la circulaire ministérielle (Éducation) du 8 avril 1973 et celle du 17 mai 1974, qui déjà visaient à n’autoriser l’utilisation de l’animal mort « que lors qu’aucun autre moyen ne peut être employé », ce qui équivalait à une interdiction, puisque déjà à l’époque des documents audiovisuels étaient disponibles ! Le Conseil aurait pu également noter que le ministère de l’Agriculture soulignait dans sa note de mai 2015 que « s’agissant des alternatives pédagogiques, les travaux pratiques peuvent être réalisés sur des sous-pro-duits animaux issus d’animaux sains ou sur des denrées alimentaires […] ou par l’intermédiaire de supports vidéo ».

Or la réglementation est claire sur ce point : non seulement les alternatives peuvent être utilisées, mais elles doivent l’être, sans devoir recourir à un animal tué pour cela, parce qu’il y a obligation réglementaire d’utiliser les méthodes de remplacement dès lors qu’elles existent et qu’elles apportent un niveau d’information équivalent. Et dans le domaine de l’enseignement du secondaire, les substituts sont multiples : animaux de consommation (du lapin à la caille et aux poissons…), organes ou parties de ces animaux (cœur, poumon, cervelle de mouton, œil de veau, pied de cochon…), modèles animaux en plastique, documents vidéo et numériques.

Donc, on est conduit à conclure que le Conseil d’État a fondé son jugement sur une lecture lacunaire des textes et sur une interprétation des textes qui lui est propre, c’est-à-dire sur un critère partiellement subjectif, et non sur l’ensemble des prescriptions réglementaires qui for-ment un tout cohérent, et dont certaines, cruciales, l’auraient nécessairement conduit à une décision contraire à celle qu’il a prise.

En revanche, il faut noter avec beau-coup d’intérêt (point 8 de l’arrêt) que le Conseil considère que « s’il était loisible au ministre chargé de l’éducation, dans le cadre du pouvoir réglementaire que lui confère l’article L. 311-2 du code de l’éducation d’interdire la dissection d’animaux vertébrés dans les classes du secondaire […], il ne pouvait, sans en faire une interprétation erronée, se prévaloir des dispositions de la directive du 22 septembre 2010 et du décret du 1er février 2013, pour interdire, par voie de circulaire, dans les établissements du secondaire, les travaux pratiques […] réalisés sur des vertébrés mis à mort [etc]. » De notre point de vue, c’est là le point le plus important de l’arrêt. Le Conseil reconnait à la ministre le pouvoir d’interdire les dissections, mais il la censure sur le fait qu’elle a usé d’une circulaire et qu’elle a justifié son interdiction en faisant référence à la directive et au décret. En somme, le Conseil, avec une pincée d’ironie, indique à la ministre ce qu’elle aurait dû faire…et peut-être même lui indique-t-il ce qu’elle peut faire ! Cela pourrait expliquer pourquoi le Conseil n’a pas abrogé la circulaire d’interdiction, comme il lui avait été spécialement demandé par le syndicat des enseignants.

Un prétendu Éveil à la biologie contre la valeur intrinsèque de l’animal

Quelles vont être les suites de l’arrêt du Conseil d’État ? Les ministères en charge de l’agriculture et de l’éducation nationale sont convaincus de la justesse de leur interprétation des textes. Le ministère de l’Agriculture semble vouloir recueillir l’avis de la Commission européenne. Si cela devait être, il est assez prévisible que la Commission, qui est l’initiatrice de la directive de septembre 2013, de son éthique et de ses prescriptions, se montre très attachée dans sa réponse à la notion de valeur intrinsèque de la vie animale, et au respect de l’application des règles visant toutes à préserver l’animal par la mise en œuvre la plus large de la règle des 3R. D’autant plus qu’il est extrêmement aisé d’avoir recours au

«R-remplacement » en matière d’enseignement de biologie dans le secondaire, grâce au nombre et à la variété des modèles expérimentaux alternatifs. L’arrêt du Conseil d’État pourrait être contredit par une décision européenne. En attendant les suites, sitôt connu l’arrêt du Conseil d’État, les fournisseurs de cadavres de souris ont publié leur satisfaction et ont relancé des appels publicitaires (3) : il faut en déduire que ce commerce morticole rapporte gros…

Reste à se demander pourquoi les enseignants s’obstinent à rester viscéralement attachés à la dissection. En 1978, avec Thierry Auffret van der Kemp et en qualité de biologiste de l’enseignement supérieur, nous avions rencontré quelques responsables de l’Association des professeurs de biologie et de géologie (APBG) au local de l’association, rue d’Ulm à Paris, afin de souligner auprès d’eux les obligations réglementaires déjà en vigueur, et de leur rappeler les injonctions ministérielles. Leur réponse avait été, textuellement retranscrite ici : « La dissection et l’expérimentation animale sont un éveil à la biologie et aiguisent le sens de l’observation et de la critique scientifique ». Cette opinion était contredite par ce qu’en disaient nos étudiants entrant en Faculté de médecine, par les courriers que déjà nous recevions à la LFDA, qui montraient que dissections et expérimentations provoquaient le dégoût bien plus fréquemment que l’intérêt, et détournaient les élèves d’une vocation de biologiste plus souvent qu’elles ne la faisaient naître. Certains en étaient même à soutenir encore l’intérêt pédagogique de la stimulation électrique de la contraction musculaire sur la grenouille vivante, alors que cette expérimentation cruelle avait pour conséquence de rebuter nombre d’élèves, et pour inconvénient de fixer en mémoire l’erreur que l’influx nerveux est un courant électrique, erreur qu’il fallait en-suite corriger en enseignement supérieur. Déjà, à l’époque, les facultés de médecine, pour ne parler que d’elles, avaient renon-cé à toute utilisation de l’animal durant le cursus des premières années des études médicales. Presque quatre décennies après, l’opinion des enseignants de biolo-gie du secondaire n’a pas changé ; on a vu dans les arguments qu’ils ont opposés à la circulaire de la ministre, qu’ils restent encore persuadés de l’utilité éducative de travaux pratiques d’un autre temps, rendus obsolètes par les matériels et techniques modernes aujourd’hui disponibles, notam-ment en matière d’imagerie et d’informa-tique.

Une leçon finale semble pourtant pouvoir être tirée de cette affaire : il y a nécessité et urgence à informer les enseignants de SVT du secondaire sur l’existence et la variété de ces techniques, et à les convaincre de leur intérêt pédagogique et scientifique, afin qu’ils en deviennent des demandeurs, au lieu d’en rester des adversaires, par routine et peut- être par rébellion contre les interdictions qui leur sont signifiées.

Jean-Claude Nouët

(1) https://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriAdmin.do?oldAction=rechJuriAdmin&idTexte= CETATEXT000032374821&fastReqId= 1280769840&fastPos=1

(2) Il ne nous a pas été possible d’accéder aux textes de la demande d’abrogation et de son rejet par la ministre.

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Article publié dans le numéro 90 de la revue Droit Animal, Éthique & Sciences.

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