Malheur au barbu !

Il est un barbu qui a longtemps attiré sur lui la haine des hommes, désireux de se venger de ses méfaits et de l’exterminer. Ils y sont presque parvenus, et ce barbu a bien failli disparaître. Il s’agit de Gypaetus barbatus, le gypaète barbu.

Gypaetus barbatus, le gypaète barbu
By Noel Reynolds [cc-by-2.0], via Wikimedia Commons

Pourquoi barbu ?

Une touffe de plumes fait saillie sous le bec, qui semble orné d’une barbe noire. Le plumage de ce vautour est coloré et varié : le dessous blanchâtre et teinté de roux orangé contraste avec le noir brillant du dos, du dessus des ailes et de la queue.

Son habitat de massifs de hautes montagnes s’étend de l’Asie centrale au Moyen-Orient et à l’Afrique orientale, ainsi qu’à l’Europe, dont il est le plus grand des vautours. Avec une envergure de près de trois mètres, il est un étonnant planeur, capable de passer de vallée en vallée durant des heures, sans un battement d’ailes. Le gypaète a trouvé sa place parmi les mangeurs de cadavres ou plutôt après eux ; sans entrer en concurrence, il attend que les autres charognards, vautours fauves et grands corbeaux, se soient repus pour s’approcher des carcasses vidées, et se nourrir des os et des tendons et ligaments qui y sont attachés. Les os les plus petits sont avalés tels quels. Pour les plus gros, il use d’une technique unique : un os dans son bec, il s’élève jusqu'à une centaine mètres pour le lâcher en visant un pierrier ou un flanc de rocher où l’os se brise ; il en avalera les éclats.

Cette aptitude rend plausible son implication dans la mort du poète Eschyle, en 456 avant notre ère. La légende, rapportée par l’historien latin Valerius Maximus (Faits et dits mémorables), dit qu’un aigle aurait lâché une tortue en visant la tête chauve du dramaturge qu’il avait prise pour une pierre, pour la briser et en manger la chair. Une tortue ? Pourquoi pas, mais plus probablement la tête du cadavre de quel animal. Une légende enjolive toujours, mais elle s’enracine sur des faits. Un « aigle » ? Ce gypaète, avec sa taille, a des allures d’aigle : étymologiquement, son nom vient des noms grecs gups (vautour), et aétos (aigle). D'ailleurs, aux temps antiques, les espèces étaient bien mal distinguées et leurs mœurs très mal connues.

Mais elles sont restées très sommaires jusqu'aux temps modernes. La ressemblance et la confusion avec l’aigle ont valu au gypaète, d’être détesté, notamment en Europe et surtout en France. En vertu d’une loi de 1902 le déclarant « nuisible », ainsi que le vautour fauve, les gypaètes ont été massacrés aveuglément, accusés d’enlever des enfants et d’attaquer les troupeaux, par stupidité et ignorance : rappelons que les vautours sont dépourvus des serres et du bec acéré des rapaces chasseurs ! Au résultat, en France, le gypaète barbu, ce magnifique oiseau au rôle si important de nettoyeur hygiéniste, a été éliminé au début du XXe siècle. Il a fallu attendre la fin des années 1960 pour que renaisse l’intérêt pour les rapaces en général, et les vautours en particuliers, et que se manifeste une volonté de sauvetage et de renaissance du gypaète.

Réintroduction du gypaète

Gypaetus barbatus, le gypaète barbu
By Richard Bartz, Munich aka Makro Freak [CC BY-SA 2.5], via Wikimedia Commons

Dans les débuts, une douzaine d’individus sauvages ont été capturés en Afghanistan et en Russie : quatre ont été relâchés, les autres élevés en volière. Puis a été organisée la récolte de spécimens détenus dans les zoos pour reconstituer une population reproductrice. Un centre d’élevage a été fondé dans le massif des Aravis. Le premier relâché a été effectué en 1987, le premier nid en falaise a été établi dix ans plus tard. Il a été fait de même en Espagne, en Italie, en Autriche, en Suisse. Dans les Pyrénées, la population atteint aujourd'hui une cinquantaine d’oiseaux. Grâce à l’aide de l’Union européenne, un nouveau centre d’élevage a été construit en Haute-Savoie. Pour augmenter les chances de survie des oiseaux, il a fallu conquérir la participation des alpinistes pour libérer certaines falaise, et convaincre les chasseurs locaux d’éliminer les munitions de plomb et éviter ainsi le risque de saturnisme des gypaètes intoxiqués par les cadavres de gibier ; il a fallu aussi obtenir que les câbles électriques soient équipés de chapelets de sphères colorées afin que les oiseaux ne s’y brisent pas les ailes. Actuellement, un plan est en cours de réalisation, qui vise à établir un relais entre Pyrénées et Alpes par la réintroduction du gypaète en Massif Central, ce qui aura l’avantage considérable de favoriser la diversité génétique, en créant un grand arc montagneux de 3 000 km, presque continu depuis la chaîne des Pyrénées jusqu'aux Alpes de l’Est.

Un sauvetage réussi

Le sauvetage du gypaète est une réussite due à des initiatives privées, lancées par des scientifiques et des passionnés, comme l’a été le sauvetage du vautour fauve dont on peut aujourd'hui voir des centaines planer au-dessus des Causses, sur le site des falaises de la Jonte. Dans les deux cas, se trouve démontrée la seule et unique façon dont les zoos peuvent prétendre affirmer qu’ils contribuent au sauvetage des espèces :  ils doivent remettre les individus à des organismes scientifiques, qui seuls ont la compétence de les réhabiliter à la vie sauvage libre et autonome. Et encore, n’est-ce parfois que partiellement artificiel. La grande et remarquable colonie des vautours fauves ne vit que par l’apport régulier de cadavres d’animaux d’élevage, en général de bovins. Et ce grâce à des dispenses spéciales, puisque les cadavres d’animaux d’élevage doivent être enlevés, incinérés, ou enterrés sous un lit de chaux vive. Le gypaète barbu, appelé le casseur d’os, vit en solitaire et non en colonies. Il trouve en haute montagne les carcasses de mouflon, de chamois ou d’isard, victime d’accident, ou victime non ramassée d’un tir de chasse.

Nous ne manquerons pas de rappeler le rôle éminent du Fonds d’intervention pour les rapaces (FIR), une association créée en 1972 par nos amis Jean-François et Michel Terrasse, l’année où, grâce à eux, les « rapaces » ont obtenu une réglementation les protégeant intégralement en France. Pour conclure, nous devons déplorer que ces oiseaux soient encore dénommés « rapaces », une dénomination désuète qui a des relents déplaisants et négatifs de voracité, d’avidité, de nocivité, d’anthropomorphisme. Ils ne font qu’emplir leur fonction de prédateurs, tels que l’Évolution les a faits.

Et en matière d’avidité et de nocivité, il est un autre super-prédateur qui ferait bien de se préoccuper de l’avenir…

Jean-Claude Nouët

Source : Le Monde 3/01/2018

Article publié dans le numéro 98 de la revue Droit Animal, Éthique & Sciences.

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