Au cœur des enclos: les barrières limitent les domaines vitaux des cerfs élaphes

Les mouvements des animaux jouent un rôle crucial en écologie puisqu’ils influencent la distribution et la croissance des populations de nombreuses espèces. Chez les ongulés, ces mouvements sont souvent restreints à une zone bien définie, appelée domaine vital. Dans cette zone, les animaux se déplacent pour trouver de la nourriture, un compagnon, ou échapper aux prédateurs. Ces mouvements sont impactés par le sexe ou l’âge de l’individu, mais aussi par les conditions climatiques et sont donc extrêmement complexes.

Afin de protéger la faune sauvage et les espaces naturels, les écologistes recommandent de réintroduire certaines espèces clés afin de restaurer les écosystèmes. Ce concept, connu sous le nom de « rewilding », résulte souvent en la création de réserves clôturées. Les clôtures sont également utilisées afin de limiter les collisions avec des véhicules, tout en protégeant les animaux du braconnage, des espèces invasives ou des prédateurs. Cependant, confiner des animaux sauvages dans ces espaces restreints pose de nombreux problèmes éthiques et biologiques. Les barrières empêchent les animaux d’accéder à des ressources de haute qualité, ce qui peut à terme influencer toute la végétation. À plus large échelle, les individus maintenus en enclos peuvent être condamnés à l’extinction s’ils ne peuvent échanger de gènes avec d’autres populations. Ainsi, confiner des animaux sauvages peut engendrer des conséquences dramatiques si des précautions ne sont pas prises.

Des projets de conservation ont récemment été développés afin de tirer profit des services écosystémiques que le cerf élaphe (Cervus elaphus) peut fournir. Ceux-ci peuvent en effet disperser les graines et augmenter la diversité de la végétation. Cependant, peu de choses sont connues sur le comportement des individus maintenus en enclos. Cette étude visait donc à comprendre comment les biches de cette espèce différaient en termes de domaine vital et de mouvement lorsqu’elles étaient maintenues en enclos. Pour cela, six populations ont été comparées : trois en enclos et trois libres. Les mouvements de 33 biches ont été comparés pour comprendre comment la taille de leur domaine vital et leurs mouvements fluctuaient.

Nous avons découvert que les domaines vitaux mensuels des biches libres étaient en moyenne presque trois fois plus grands que ceux des biches en enclos. La taille des domaines vitaux variait aussi en fonction de la proportion de forêt dans l’habitat : les biches libres avaient de plus petits domaines lorsque la zone était largement composée de forêt. À l’inverse, les biches en enclos avaient de plus grands domaines vitaux lorsque la proportion de forêt était importante. Cela pourrait refléter un besoin pour les individus en enclos de chercher des habitats complémentaires car les forêts présentes ne fournissaient pas assez de ressources. Les domaines vitaux des biches libres auraient aussi pu être réduits là où les forêts étaient abondantes car celles-ci agissent comme refuges contre les prédateurs ou les conditions climatiques. Ainsi, les biches libres auraient pu être plus sensibles à la prédation et aux précipitations que leurs homologues captives.

De la même manière, les domaines vitaux journaliers des biches en enclos étaient en moyenne plus de trois fois plus petits que ceux des biches libres. La taille du domaine vital variait ici en fonction de la saison, mais pour les biches libres uniquement. Celles-ci avaient des domaines considérablement plus grands en hiver, et beaucoup plus petits de mai à juin. À l’inverse, la taille des domaines vitaux des biches en enclos restait stable au fil de l’année. Cela pourrait être dû aux conditions météorologiques. Par exemple, la température ambiante peut influencer les domaines vitaux des cerfs car ces derniers ajustent leurs mouvements pour éviter la chaleur en été, ou le froid en hiver. Les biches libres auraient aussi pu changer la taille de leurs domaines vitaux en réponse à des chasses organisées, qui ont souvent lieu à la fin de l’année. Ainsi, les biches en enclos pourraient ne pas montrer de variations saisonnières car elles étaient moins exposées aux éléments et aux chasseurs. Le fait que les domaines vitaux étaient plus grands en hiver était inattendu, puisque les ongulés réduisent généralement leurs mouvements en hiver pour conserver leur énergie. En revanche, leurs déplacements peuvent être augmentés s’ils ont besoin d’atteindre des ressources rares et dispersées. En conséquence, il semblerait que l’habitat des biches libres soit de mauvaise qualité en hiver, les forçant à étendre leurs mouvements à cette période.

Enfin, la taille du domaine vital chez les ongulés est impactée par la qualité de l’habitat, et de plus petits domaines sont généralement observés lorsque leur qualité est élevée. Ainsi, les domaines vitaux des biches en enclos auraient pu être plus petits car ils contenaient d’abondantes ressources. Cette théorie semble cependant peu probable puisque les barrières ont souvent pour conséquence de limiter l’accès aux ressources de qualité. D’un autre côté, les enclos pourraient manquer de nourriture ou de zones de repos. Cela aurait pu empêcher les biches captives d’aller et venir entre ces différents habitats, menant à de plus petits domaines vitaux.

Étonnamment, aucune tendance n’était visible pour les distances parcoures chaque heure. Les biches libres et en enclos avaient en effet des mouvements similaires au fil de l’année et de la journée. Les deux types de populations parcouraient de plus longues distances d’avril à juin et étaient plus actives à l’aube et au crépuscule que durant la journée. En revanche, les plus grands domaines vitaux des biches libres montre qu’elles couvraient une zone plus grande, probablement parce qu’elles effectuaient des migrations. À l’opposé, les biches captives ne peuvent migrer, ce qui est problématique puisqu’elles ne peuvent donc pas fuir les conditions climatiques défavorables en hiver. Les ongulés qui essaient de migrer peuvent longer les clôtures pendant une période de temps considérable, un comportement très coûteux énergiquement. Enfin, les cerfs qui ne peuvent migrer souffrent d’une augmentation de la compétition et des conflits, ce qui pose problème en termes de bien-être.

Tout comme les biches libres, les biches en enclos étaient plus mobiles à l’aube et au crépuscule. Cela pourrait être dû au fait que, même si les individus captifs étaient moins impactés par la chasse, ils sont constamment dérangés par les promeneurs. En effet, les cerfs s’avèrent sensibles à une grande variété d’activités humaines, même si ces dernières ne leurs sont pas létales. En conséquence, les biches captives auraient pu être contraintes à être plus actives en dehors de la journée, lorsque les visiteurs se font rares.

En conclusion, cette étude montre que maintenir les cerfs élaphes en enclos limite leur capacité à établir des domaines vitaux de taille normale. Les biches captives semblent capables d’effectuer des mouvements similaires aux biches libres, mais sont limitées dans leurs opportunités de migration et d’utilisation de l’habitat. Cela conforte les inquiétudes à l’égard des projets visant à établir des réserves clôturées à des fins de conservation. Les barrières peuvent en effet s’avérer dangereuses pour les ongulés, qui risquent de mourir s’ils s’entravent dans les clôtures. Des alternatives aux barrières « physiques » existent, comme par exemple les barrières sonores, mais elles restent à être testées. En conséquence, il est important de prendre en compte l’impact des clôtures sur les mouvements des biches afin de créer des réserves de taille adéquate qui ne limitent pas leur accès aux ressources. Les biches nous en seront reconnaissantes… C’est cerf-tain !

Laura Bonnefond, étudiante en Master International Biodiversité, Écologie & Évolution à l’université d’Aarhus (Danemark)

Martin Mayer, chercheur en écologie, université d’Aarhus (Danemark)

Peter SUNDE, maître de conférences, université d’Aarhus (Danemark)

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