Faire entrer dans tous les dictionnaires «animal liminaire» et «liminarité animalière»

Les définitions évoluent avec le temps, au fil des connaissances et de l’enrichissement des langues de spécialité et de leur terminologie, mais aussi avec l’évolution des politiques et du droit. La préservation et la protection des animaux sauvages en liberté passent par la linguistique, la langue, les mots employés, leur sens, leurs définitions, leur évolution et leur polysémie. L’auteur plaide pour la reconnaissance des « animaux liminaires » dans la langue française.

« Ce lieu n’est qu’un moment,
celui de la rencontre. »
François Vaucluse.

Au commencement était le sens. Les lois protectrices de la faune et de la flore se font à partir de mots dont le sens est précisément défini même si polysémique. Les définitions évoluent avec le temps, avec l’avancement des connaissances dans les différents champs du savoir, avec l’enrichissement des langues de spécialité et de leur terminologie, avec les décisions politiques et juridiques dues à des changements sociétaux, avec les traductions en direction de toutes les langues d’Europe et d’ailleurs, et surtout en fonction de leurs contextes d’utilisation. La préservation et la protection des animaux sauvages en liberté passent donc d’abord par la linguistique, la langue, les mots employés, leur sens, leurs définitions, leur évolution et leur polysémie.

Société en mutation et entrée des mots dans les dictionnaires 

La société actuelle, en phase de mutation constante sur les questions de protections animalières, est en pleine effervescence sur le plan scientifique et politique : des mots nouveaux fleurissent ici et là en lien avec la reconnaissance et la compréhension de nouveaux comportements, une multitude de néologismes à connaître, comprendre et à intégrer dans les dictionnaires font leur apparition. Mais les dictionnaires intègrent moins rapidement les termes que les citoyens ou les scientifiques, souvent par manque de recul sur les faits, par manque de spécialistes maîtrisant ces sujets nouveaux, par manque de visibilité de ces mots ou par idéologie.

Pour faire vivre la langue française et qualifier précisément ces nouveaux phénomènes sociétaux ou champs scientifiques (comme l’émergence en sciences du langage de la zoosémiotique, zoolinguistique, zoosémiotraductologie, etc.), pour qualifier les comportements et zoolangages récemment mieux compris par les linguistes et éthologues, les spécialistes en linguistique se positionnent pour aider les juristes, les politiques, les éthologues, les vétérinaires, les journalistes à mieux qualifier et expliquer ces innovations qui (in)directement protègent la faune. Au sein du ministère de la Culture existent des commissions de terminologie et de néologie qui œuvrent pour l’entrée et la reconnaissance de nouveaux termes en concertation avec les scientifiques, permettant ce faisant de faire vivre la langue française et de mieux (faire) (re)connaître les besoins des animaux. L’équipe de savants réunis à la Société française de zoosémiotique réfléchit au sein de la commission Comportements animaliers et cultures animalières à l’intégration dans la langue française de nouveaux termes en lien avec ces problématiques nouvelles.

Le présent article est une petite partie des résultats d’une observation diurne et nocturne d’un an (oct. 2020 à oct. 2021) en contexte sauvage, semi-sauvage rural et urbain sur trois départements (Seine-Maritime, Calvados, Ile de France), avec un équipement de caméras infrarouges, appareils photo, jumelle et longue vue ayant permis d’étudier le comportement liminaire de mammifères (cervidés, lièvres, lapins, renards, blaireaux, fouines, martres des pins, mulots, souris, chats domestiques et chats harets), d’oiseaux (corvidés, rouges-gorges, mésanges, pinsons, pics verts, moineaux, pigeons) et d’insectes. Elle a donné lieu à deux conférences ayant permis d’acter auprès de Franck Neveu[1] l’entrée de liminaire dans le dictionnaire de la langue française et un partage d’informations avec le Musée national d’Histoire naturelle (Inventaire national du patrimoine naturel – INPN Espèces).

Sentience et liminarité : des animaux sentients liminaires

L’innovation lexicale permet, en effet, d’ouvrir de nouveaux prismes de réflexion, de jeter un nouveau regard sur des réalités existantes et de faire évoluer le droit en conséquence. Dans ce contexte, les animaux sauvages sont particulièrement dépourvus car pas du tout protégés lorsqu’ils sont en liberté. Les 10 et 11 décembre 2015, lors du colloque organisé par la LFDA à l’Unesco, « Le bien-être animal, de la science au droit », il m’était apparu essentiel d’exposer la différence de signification entre les mots sensibilité/sentience et sensible/sentient. Après de multiples conférences et articles, le mot sentience entrait en 2020 dans le Dictionnaire Larousse et permettait de sensibiliser le grand public, les médias, les politiques, à ce que les éthologues, biologistes, neurologues et certains vétérinaires[2] avaient prouvé ou constaté depuis déjà quelques années, à savoir l’existence de la sensibilité des animaux au chaud, au froid, à l’acidité, etc. d’une part et, d’autre part, l’existence chez bon nombre d’animaux d’émotions, de ressentis émotionnels, de traumatismes et d’intelligences multiples, soit d’une sentience. Le mot sentience est ainsi entré dans le Larousse avec cette définition importante pour le bien-être des animaux sauvages et domestiques sensibles et sentients :

Sentience (du lat. sentiens, ressentant) : pour un être vivant, capacité à ressentir les émotions, la douleur, le bien-être, etc. et à percevoir de façon subjective son environnement et ses expériences de vie.

C’est dans cette même optique que s’inscrit cet article : faire entrer dans tous les dictionnaires les « animaux liminaires » et la « liminarité animalière ».

En effet, la grande majorité des animaux sauvages en liberté (mammifères, poissons, oiseaux) sont des animaux non seulement sentients mais également liminaires. Leur liminarité avec l’humain n’est pas sans conséquences sur leur façon d’être, leur bien-être, leur mal-être, leur mode de reproduction, leur habitat, leur survie.

Les animaux sauvages en liberté, qui cohabitent volontairement ou non avec les humains en ville ou en campagne, sont des animaux liminaires. Leur accorder une terminologie, et donc une catégorie précise, leur permettra d’acquérir un statut permettant de faire avancer les démarches politiques et juridiques en faveur de leur protection au contact des humains sur un sol ou espace qu’ils partagent.

Étymologie et évolution

Les notions de liminaire (adj.), liminarité (nom), liminairement (adv.) sont utilisées de plus en plus dans les médias[3] avec un sens plus ou moins établi ; elles permettent de qualifier des animaux sauvages qui cohabitent volontairement ou non avec les humains et donc avec d’autres espèces.

D’un point de vue étymologique, le terme liminaire vient du lat. liminaris, de limen, -inis, il implique le franchissement d’un seuil, d’une limite, d’une frontière visible, invisible, voire symbolique.

Le substantif liminaire existe déjà dans le dictionnaire dans le contexte introductif, on parle de préliminaires, c’est-à-dire ce qui se trouve au seuil du commencement d’un ouvrage, d’un processus quel qu’il soit.

  • Liminaire : du latin classique limen, liminis, seuil, entrée

– Qui est placé en tête d’un ouvrage comme préface ou au début d’un discours.

– Se dit d’un stimulus qui est juste au niveau du seuil.

Dans le Grand Larousse de la langue française, les idées de seuil, début d’ouvrage, commencement réapparaissent.

Liminaire, in Grand Larousse de la langue française, 1971-1978

Dans le Dictionnaire du Centre national de Ressources Textuelles et Lexicales, on retrouve cette notion d’introduction et commencement d’une part, et de seuil d’autre part.

Dans Wikipedia, encyclopédie grand public, « animal liminaire » apparaît avec comme explication à la proximité et l’interdépendance avec l’humain.

Dans l’ouvrage de Donaldson et Kymlicka, Zoopolis, une théorie politique des droits des animaux (2011), l’adjectif liminaire apparaît comme catégorie animalière à côté des animaux sauvages et domestiques en vue d’accorder des droits protecteurs aux animaux liminaires. En effet, pour la biologie, la liminarité n’est pas une catégorie. En revanche, en politique et en droit, elle a tout intérêt à en devenir une pour accorder un statut et des droits à ces animaux qui franchissent les frontières et seuils visibles, invisibles et symboliques qui séparent d’ordinaire humains et animaux.

Les animaux liminaires et la liminarité animalière : définitions

Car c’est bien de cela qu’il s’agit avec la liminarité, d’un franchissement de seuil et de frontière qui potentiellement va mettre en danger dans leur cohabitation avec les humains les animaux sauvages qui nous entourent.

Exemple de comportements d’animaux liminaires : un blaireau et un renard s’approchant d’une maison la nuit[4]

Définition : L’animal liminaire est un animal qui franchit un seuil lorsqu’il interfère avec les humains ou avec d’autres espèces sur un territoire commun. Le franchissement de ce seuil peut avoir des conséquences sur le bien-être, la reproduction, la survie de ces animaux sauvages ou domestiques.

Ce seuil s’inscrit ou non au sein de son habitat qu’il partage avec les humains sur un même sol ou un territoire commun, ou bien quand l’humain va sur son territoire. Le processus de liminarité fonctionne dans les deux sens. Le franchissement de ce seuil est une étape qui entrera dans les pratiques animalières ou non, mais qui actera une interaction avec l’autre qui potentiellement représentera un danger. C’est de ces nombreux dangers dont il faut protéger les animaux liminaires qui nous entourent par des décisions politiques et des lois.

La liminarité est, quant à elle, moins utilisée, on trouve une occurrence dans Wikipedia.

Nous semblent particulièrement intéressants dans cette définition pour l’appliquer au contexte animalier : lisièrement, changements, séparation de l’individu par rapport à son groupe, ancien statut et nouveau statut, retour parmi les siens, étape transitionnelle.

En effet, l’animal qui franchit le seuil n’est plus le même, il acquiert un nouveau statut (odeur, blessure, crainte, interactions, etc.) qui potentiellement peut le mettre en danger au sein de son propre groupe.

Définition : La liminarité animalière est le fait pour un animal de subir une modification de son comportement engendrée par le franchissement d’un seuil avec une autre espèce ou un autre individu. On observe une liminarité animalière chez les animaux domestiques et sauvages lorsqu’ils interagissent avec l’humain ou d’autres espèces, et que cette interaction a des conséquences sur leur être ou leur mode de fonctionnement à venir. La liminarité animalière avec l’humain peut représenter un danger pour les espèces d’animaux sauvages en voie d’extinction ou non protégées juridiquement.

De l’importance des termes liminaires et liminarité

Dans le contexte de la protection des animaux sauvages, octroyer un statut aux animaux liminaires sauvages, qui franchissent un seuil en direction des humains, est donc d’une grande importance. On a pu le constater lors du tout premier confinement de 2020 où nombre d’espèces sauvages (renards, loups, cervidés, oiseaux) sont entrées dans les centres ville désertés par les humains.

Parfois très visibles, parfois pas du tout car trop effrayés à cause du bruit, de la lumière et d’une grande présence d’humains, les animaux liminaires nous entourent pourtant, tapis dans l’ombre, ne demandant qu’à cohabiter ouvertement avec nous si un espace et une vraie protection pouvaient leur être accordés.

Les espaces naturels préservés et donc exclusivement réservés aux animaux sauvages, où l’humain n’est que toléré, étant devenus extrêmement rares, il y aura de plus en plus d’animaux sauvages liminaires en contact avec les humains dans les années qui viennent dans les villes et campagnes. En ville et plus particulièrement dans les cimetières, espaces verts et parcs boisés[5], ce sont souvent les rats, pigeons, renards, corvidés, blaireaux, chats errants ou chats harets qui circulent à nos côtés, dans les campagnes ce sont plus ou moins les mêmes, avec en plus des cervidés, lièvres, renards ou fouines, pas toujours bienvenus près des poulaillers ou activités de chasses.

Accorder des droits, un statut à ces animaux sauvages liminaires qui vivent à côtés des habitations urbaines et rurales permettrait évidemment de les protéger mais également de mettre en place des comportements humanimalistes beaucoup plus respectueux entre les humains et les animaux sauvages en liberté.

L’introduction de la catégorie animaux liminaires représente donc un nouvel apport terminologique et lexical. Associé au droit et à des décisions politiques adaptées, il permettra d’obtenir des résultats efficaces en matière de droit animal, de protection et de sauvegarde des animaux sauvages sentients et liminaires, à cette heure toujours dépourvus de véritables protections juridiques.

Astrid GUILLAUME, Sorbonne université

Annexe 1 – Catégorisation des animaux liminaires par Pauline Delahaye

In Etude de la cohabitation interespèce, L’HARMATTAN, (collection Zoosémiotique), sous presse.

« Les liminaires invisibles : Il s’agit d’espèces bien présentes dans nos villes mais que leur mode de vie rend invisible à la plupart des habitants, comme certaines espèces de mollusques vivant exclusivement dans les souterrains et les égouts (les catacombes de Paris sont ainsi un écosystème à elles seules). La plupart de nos concitoyens ignorent jusqu’à leur existence, malgré la médiatisation de certains, comme les grillons du métro parisien (endémiques des lignes 3 et 9), qui ont même droit à leur propre ligue de protection. La plupart sont des invertébrés, mais les colonies de chauves-souris, présentes majoritairement dans les vieux édifices et les églises, peuvent également être considérées comme en faisant partie. 

Les liminaires ultra-visibles : Il s’agit d’espèces qui ne se cachent pas pour vivre au grand jour à nos côtés, envers lesquels nous éprouvons des émotions peu intenses mais généralement moins négatives qu’envers les autres catégories, allant de la simple gêne agacée (c’est le cas envers les pigeons généralement) à une certaine forme de bienveillance (ce cas est souvent observé avec les oiseaux plus petits : moineaux, mésanges, merle). Cette catégorie ne regroupe quasiment que des oiseaux, une exception notable étant faite par les lapins, en particulier ceux des Invalides qui, protégés de la curiosité des touristes par des militaires en faction interdisant de marcher sur les pelouses, n’hésitent même plus à sortir au grand jour dans les jardins. 

Les liminaires grouillants : Il s’agit d’espèces qui nous inspirent un rejet quasiment viscéral et un fort sentiment de répulsion. S’il nous est possible de tolérer la présence de certains car nous avons une conscience rationnelle de leur utilité (comme dans le cas des vers de terre), le reflex premier à leur encontre est l’évitement ou la destruction, certains étant même vus comme particulièrement nuisibles (comme par exemple les pucerons). Dans l’immense majorité des cas, il s’agit d’insectes, et les cafards sont sans doute l’exemple urbain le plus parlant et pour lequel la réaction est la plus violente. 

Les liminaires intermédiaires : A la fois cachés la plupart du temps mais régulièrement visibles, trop gros pour être grouillants comme des insectes mais tendant tout de même à générer un sentiment presque instinctif de rejet, il s’agit de la catégorie à laquelle j’ai souhaité consacrer cet ouvrage. Deux fois liminaires, deux fois à la frontière en quelque sorte, elle est la catégorie qui concentre le plus de fantasmes, de représentations, de narrations et, également, d’enjeux véritables. Ses principaux représentants, souvent confondus, parfois même indifférenciés, sont les souris et les rats. »

 Annexe 2 – Présence non exhaustive du terme animaux liminaires dans les médias

  • « Strasbourg : Après les rats, « trop de pigeons dans la ville » ?, 20 minutes, 26/11/2020.
  • « Paris : un deuxième cygneau trouvé mort près du radeau écolo de la Villette », Le Parisien, 25/10/2020.
  • «Et si on cohabitait en paix avec nos voisins les rats ? Entretien avec Paris Animaux Zoopolis », Paris Lights Up, 29/08/2020.
  • « Les pièges à oiseaux installés sur la Cathédrale de Sens provoquent la colère d’une association », France 3, 25/08/2020.
  • « Renards et rats des villes présentent les premiers signes d’une auto domestication », Atlantico, 19/07/2020.
  • « Protection animale : des ONG veulent la sanctuarisation de la Darse du Rouvray à Paris », Le Figaro, 25/06/2020.
  • « Bientôt un sanctuaire de la biodiversité au cœur de Paris ? », Animaux Online, 09/06/2020.
  • « Après l’éclosion des cygneaux, bientôt un sanctuaire animalier à la Villette ? », Paris Lights Up, 25/07/20220.
  • «La mauvaise réputation des rats remonte à l’Antiquité», 2/05/2018, Libération.
  • « Rats, pigeons, lapins… Ces animaux dont les villes ne veulent plus », Libération, 22/12/2016.
  • « Paris : pour l’association Zoopolis « la question animale n’est pas prise au sérieux » dans la capitale », Le Parisien, 8/04/2018.
  • « Municipales 2020 : « Paris Animaux Zoopolis » fait campagne à Agen contre les animaux dans les cirques », La Dépêche, 24/02/2020.
  • « Animaux liminaires », France Bleu, 24/09/2020.
  • « Les rats, ennemis publics numéro 1 à Paris », Le Figaro, 30/05/2018.
  • « Un lieu de mémoire pour les animaux de guerre », L’Amorce, 11/11/2019.
  • « Que compte faire Strasbourg contre les rats, les punaises et les espèces « nuisibles » ? », 28/09/20, 20 Minutes.
  • « Les animalistes s’attaquent aux partis politiques », France Inter, 21/11/2019.

[1] Président du collège éducation et enseignement supérieur chargé de la terminologie du Ministère de l’Éducation nationale, Membre du conseil scientifique de l’Observatoire des pratiques linguistiques à la  DGLFLF, Membre du conseil scientifique du Dictionnaire des francophones, Président du Congrès Mondial de Linguistique Française. Retour

[2] L’Académie française des vétérinaires s’était clairement positionnée contre ce mot pour des raisons étonnantes : « Ces termes, s’ils étaient retenus, seraient rapidement utilisés de façon abusive avec un risque certain de servir d’arguments aux  tenants  de  l’égalité  entre  l’Homme  et  les  animaux, quelle que  soit leur espèce, voire par les juristes souhaitant accorder une personnalité aux animaux. », in « l’usage en français du mot anglais « sentience » est-il pertinent ? », Daniel Le Bars, Claude Milhaud et Jean-Paul Rousseau, p.5, Bull. Acad. Vét. France — 2018 – Tome 171 – N°1. Retour

[3][12] Cf. annexe 2. Retour

[4] Extrait du corpus de photos nocturnes de mon observation sur les animaux sauvages sentients liminaires (Oct 2020-oct 2021). Retour

[5] Cf. Annexe 2, catégorisation des animaux liminaires par Pauline Delahaye. Retour

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