Représentations sociales sur l’animal nuisible

Si le sens du mot nuisible est bien perçu, le lien avec l’animal à poils ou à plumes laisse souvent dubitatif. Il existe plusieurs définitions plus ou moins rationnelles de la notion de nuisible, selon que les préjudices concernent la nature ou l’humain à travers ses activités, son intégrité, son bien-être et ses biens.

Représentations sociales sur l'animal nuisible

Contexte et méthode d’étude à propos d’animaux taxés de nuisibles

Le code de l’environnement (article L427-8) attribue à certains oiseaux et mammifères sauvages le statut juridique de « nuisibles » ou « susceptibles d’occasionner des dégâts ». Comprendre ce statut implique de fouiller l’histoire de la chasse à qui est confiée une mission de régulation (Corvol, 2010). Cet interventionnisme ciblé sur un certain sauvage autorise des pratiques rurales traditionnelles, lesquelles sont aujourd’hui bousculées par le monde de la protection de la nature (Larrère, 2004). Un éclairage ethnologique basé sur l’enquête permet d’explorer les rapports entre humains et espèces jugées à problème ou indésirables (Philippot et al., 2019). Pour recueillir ce que pensent et savent les Français sur les nuisibles, 70 entretiens ont été menés dans six régions (voir méthode dans Philippot et al., 2020). Ils montrent que la familiarité et la connaissance de la nature influent sur l’intention d’intervenir ou de laisser-faire, d’autant plus concernant des animaux connotés, plutôt qu’un paysage (Glatron et al., 2021). Nous explorons ici comment les enquêtés définissent l’animal nuisible, les bêtes qu’ils y associent et ce qu’implique d’être taxé de nuisible pour ces bêtes à travers imaginaire ou vécu.

Une perception multiple de la nuisibilité

Si le sens du mot nuisible est bien perçu, le lien avec l’animal à poils ou à plumes laisse souvent dubitatif. À travers la grande variété de définitions plus ou moins rationnelles (tableau1), deux grandes catégories se dégagent selon que les préjudices concernent la nature ou l’humain à travers ses activités, son intégrité, son bien-être et ses biens. Près de la moitié des informateurs déplore avant tout les dégâts sur la pêche ou les productions agricoles, sylvicoles et aquacoles qui impactent le secteur économique. Certains acceptent la notion de nuisible à l’encontre des écosystèmes et considèrent que les gênes ou nuisances sur l’humain ne peuvent motiver un tel statut. Inversement, d’autres argumentent qu’une espèce nuisible n’existe pas écologiquement parlant et ne l’est qu’au regard des intérêts humains. Enfin, près du tiers des enquêtés exprime que la nuisibilité animale est liée au potentiel de prolifération qui perturberait l’ordre naturel, sans toutefois préciser le seuil critique estimé en termes de densité des populations. Les informateurs, y compris lorsqu’ils défendent la régulation par la chasse, se réfèrent aux plaintes, à ce qu’on dit ou ce qui a été vu (dans un rapport espace-temps étriqué) des dégâts.

Préjudices à la nature 
Dégâts sur les écosystèmes et pression sur les ressources alimentaires36 %
Propension à proliférer28,5 %
Préjudices à l’humain 
Risques sanitaires (maladies)14 %
Dégâts et gênes sur les productions (terre et mer)46 %
Perturbation du confort et de la quiétude ; atteinte aux biens et à la vie sociale20 %
Intrusion sur des territoires non appropriés 
Caractère invasif (envahissant et venu d’ailleurs)16 %
Tableau 1 : Définitions de nuisibilité pour les 70 informateurs

Les ruraux évoquent deux fois plus souvent les dégâts et gênes causés par les oiseaux et mammifères sur les systèmes agro-sylvo-pastoraux et la pêche (38,4 %) que les urbains (18,6 %), ces derniers soulignant plutôt les risques sanitaires et atteintes au confort et à la quiétude. Au-delà de la notion floue d’espèce nuisible, les individus connaissent mal les textes juridiques. L’argumentation favorable ou non à la nuisibilité repose sur des concepts ou idées abstraites et complexes (écosystème, équilibre naturel, surpopulation, productivité…) et sur des peurs : le désordre de la nature (non maîtrisée), la maladie et les préjudices physiques (directs ou surtout par accidents de la route), la perte de gains et de biens. Notre étude montre que la nuisibilité d’un animal est très souvent liée à l’idée de prolifération dans l’esprit des gens comme dans les actes juridiques relatifs aux espèces nuisibles. On retrouve sous cette idée la pullulation (abondance désordonnée des espèces et désordre de la société humaine), le parasitisme (dépendance péjorative) et l’invasion (espèces s’appropriant des espaces anthropisés).

À quels oiseaux et mammifères renvoie l’évocation de nuisible?

Le bestiaire des nuisibles est peuplé mentalement de 11 oiseaux et 23 mammifères différents chez nos informateurs (tableau 2). Des espèces comme le loup, l’ours et le phoque sont évoquées : bien que légalement protégées, elles génèrent des conflits sociétaux dans certaines régions. Toutes les espèces au statut de nuisible de catégorie II ou III sont citées, mais c’est le renard qui incarne le mieux l’idée de nuisible dans l’imagerie populaire, devant le sanglier et le rat. Le ragondin, juridiquement classé comme espèce invasive, est moins souvent cité que des animaux très médiatisés et ceux qui le citent sont assez partagés sur sa nuisibilité effective. Il faut néanmoins distinguer ce qui relève de la conviction personnelle de ce qui est jugé nuisible de manière générale sans que la personne y croie. La nuisibilité du renard est rejetée par plus des deux tiers de ceux qui le citent alors que celle du sanglier est largement acceptée.

 Selon soiSelon les autresTotal
renard92130
sanglier151126
rongeurs91524
loup, ours51116
oiseaux marins12214
ragondin3811
blaireau088
cervidés257
corbeau347
phoque, veau marin314
corneille123
pie022
lapin, taupe, chat, chien, chauve-souris, hérisson, écureuil gris, étourneau, rapaces, pigeon131524
Total75105 
Tableau 2 : Animaux cités spontanément à l’évocation de nuisible

Les représentations sur ce qu’implique le statut de nuisible

Presque tous les informateurs se font une image mentale des acteurs et des actes autour de l’idée de nuisible. Le mot régulation est peu utilisé mais des actions concrètes associées décrivent une démarche interventionniste contre les espèces indésirables. Les mots dérivant de tuer et mort, les plus employés, suggèrent la mise à mort (même si certains le déplorent), les chasseurs, piégeurs et louvetiers étant des opérateurs alors associés. Les solutions non létales par stérilisation, déplacement ou confinement des animaux sont peu évoquées. Des termes plus ou moins lourds (extermination, éradication, élimination, destruction ou décimation) évoquent l’idée de mise en péril des espèces ciblées, que cela soit accepté ou non par les enquêtés. Ceux-ci précisent très rarement que la mise à mort programmée d’individus est partielle et doit garantir le maintien normal de l’espèce. Quant aux conséquences du statut de nuisible sur les espèces, les réactions témoignent de deux visions différentes :

1) l’humain est autorisé, encouragé et aidé à se défendre contre les menaces, gènes ou dangers (anthropocentrisme),

2) les nuisibles vont subir stress et souffrance (pathocentrisme).

Beaucoup de discours pointent le comportement offensif de l’Homme plus enclin à détruire qu’à développer des stratégies préventives ou protectrices. Cette idée ne contredit pas Treillard (2018) qui rappelle que l’Homme s’octroie le droit de s’approprier les « choses sans maître » (héritage du droit romain) et que le mot nuisible rime avec l’action de faire périr. Cette vision est anciennement à la base du droit appliqué à la gestion de la faune sauvage. Dans cette lutte à mort, le souci de préserver l’espèce est plutôt secondaire et les propos dans ce sens à travers notre enquête sont souvent le fruit d’une pensée construite, chez des personnes déjà sensibilisées à la question.

Citadins (focalisés plutôt sur les rongeurs) et même ruraux peinent à citer les méthodes de destruction des vertébrés sauvages à problèmes, tant pour chasser que réguler. Très peu connaissaient la vénerie sous terre appliquée aux blaireaux et renards. Une proportion significative ignore ou imagine mal ce qui se passe dans la campagne proche mais la destruction est généralement associée à la chasse par tir ou piégeage. Toute méthode confondue, le vocabulaire trahit une sensibilité exacerbée avec des mots tels que « barbare, violent, cruel, horrible, sanguinaire ». Certains enquêtés affichent leur contrariété ou colère, le plus souvent à l’évocation des pratiques de vénerie et de piégeage : « C’est inhumain ! Utiliser des pièges, c’est sanguinaire ! », « Ça fait un peu torture ». La plupart hiérarchisent les méthodes de mise à mort sur une échelle de cruauté qui va du tir jugé peu générateur de souffrance jusqu’aux actions provoquant des agonies lentes et douloureuses. La destruction des mammifères et oiseaux est beaucoup mieux acceptée si souffrance animale et dignité humaine sont prises en considération, certains enquêtés précisant que donner la mort doit être fait avec respect et décence.

Par ailleurs, certains fins connaisseurs, à la fois de la faune et du monde cynégétique, distinguent les techniques de chasse traditionnelles de celles de la régulation qui doivent respecter les plans de chasse. L’acte de mise à mort n’aura pas la même signification. L’abattage par la chasse d’animaux ayant joui de leur liberté serait plus noble et juste que l’abattage robotisé dans les abattoirs d’animaux élevés et transportés dans des conditions douteuses. Par conséquent, les méthodes, le contexte et les convictions autour de l’acte de tuer pèsent beaucoup sur l’acceptabilité de la destruction de vertébrés.

Conclusion

L’animal nuisible, à poils ou à plumes, évoque des pensées et images variées. Un animal peut être perçu nuisible pour la nature ou encore pour les intérêts des humains.Emblématique de la nuisibilité, le renard est plus souvent vu comme une victime. Discuter à propos de la régulation dérive très vite sur la mise à mort de l’animal, idée qui fait débat chez beaucoup. Notre étude montre la grande diversité des opinions et des argumentaires qui surfent entre raison et émotion. Établir des liens entre les caractéristiques des personnes (dont les fonctions, postures et connaissances au regard de la nature) et les opinions / convictions est essentiel pour mieux comprendre cette mosaïque de perceptions.

Véronique Philippot[1], Vincent Comor[2], Sandrine Glatron[3]

[1] Bureau d’études Naturum Études, 37000 Tours, naturumetudes@gmail.com

[2] Bureau d’études FaunaStats, 67300 Schiltigheim, v.comor@faunastats.com

[3]Directrice de recherche, Laboratoire DynamE (UMR7367 – CNRS / Université de Strasbourg) et Zone atelier environnementale urbaine (LTSER Strasbourg), Sandrine.glatron@misha.fr

Références

Corvol A., 2010. Histoire de la chasse. L’homme et la bête. Paris, Perrin, 580 p.

Glatron S., Comor V., Philippot V., 2021.Espèces indésirables ou paysages : comment gérer la nature ? Des opinions liées à ce que l’on voit, perçoit et sait de la nature. In: Les Français et la nature : fréquentations, représentations et opinions. Ministère de la transition écologique.

Larrère R., 2004. Les conflits entre chasseurs et protecteurs de la nature. La ricerca folklorica, 48, 2: 45-51.

Philippot V., Comor V., Rebout N., Glatron S., 2020. L’enquête ethnographique pour évaluer postures et opinions sur la question des animaux dits nuisibles. Akorneo.

Philippot V., Glatron S., 2019. Connaissances, représentations et opinions de la population française à l’égard de la faune sauvage au statut de nuisible / “susceptible d’occasionner des dégâts”. Rapport d’étude pour la Fédération Nationale des Chasseurs de France, 173 p.

Treillard A., 2018. Le législateur français a-t-il peur des nuisibles ? 189-205. In : Sales bêtes ! Mauvaises herbes ! “Nuisible”, une notion en débat. R. Luglia. Ed. PUR, 359 p.

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