L’aquaculture industrielle de pieuvres: interview d’un spécialiste des céphalopodes

Ludovic Dickel, éthologue spécialiste des céphalopodes, répond aux questions de Gautier Riberolles à propos des facultés des pieuvres et de l’impact potentiel de l’élevage pour ces animaux.

Aquaculture industrielle pieuvres
© Vlad Tchompalov

L’aquaculture de pieuvres est en développement depuis plusieurs années et arrive bientôt à maturité (voir article précédent). Ainsi, l’entreprise espagnole Nueva Pescanova prévoit de commercialiser ses premières pieuvres issues d’élevage dès 2023. À la suite de la publication d’un rapport de CIWF appelant à l’interdiction préventive de l’aquaculture commerciale de pieuvres pour des raisons d’atteinte au bien-être animal et à l’environnement, ce sujet a même été débattu à l’intergroupe sur le bien-être et la conservation des animaux du Parlement européen. La controverse touche aussi le Royaume-Uni qui vient d’inclure les céphalopodes dans la catégorie juridique des animaux sentients. Le rapport d’expertise qui a motivé cette décision s’est montré très critique vis-à-vis du probable mal-être des pieuvres en élevage aquacole. Pour mieux comprendre, nous vous proposons l’éclairage de Ludovic Dickel, neuro-éthologue au CNRS, spécialiste des céphalopodes.

  • Pouvez-vous vous présenter brièvement pour nos lecteurs?

Je m’appelle Ludovic Dickel, je suis professeur en éthologie à l’université de Caen. Je dirige l’équipe de neuro-éthologie cognitive des céphalopodes qui appartient à l’unité de recherche Éthologie Animale et Humaine du CNRS à Rennes et à Caen.

  • Sur quoi portent les recherches de votre équipe?

Une partie de notre équipe travaille sur les différents types de mémoire chez la pieuvre et chez la seiche. Je travaille sur les émotions, en particulier les émotions positives chez la seiche. Une partie de l’équipe travaille sur les modifications de coloration, ce que l’on appelle l’homochromie, en relation avec la couleur du substrat. Une autre collègue, Cécile Bellanger, travaille sur la pharmacologie et les effets des polluants sur les principaux comportements des seiches.

  • Comment situeriez-vous les pieuvres en termes de sentience et de complexité cognitive par rapport aux animaux d’élevage terrestres (volailles, bovins, porcins, etc.)?

Je ne les situerais pas. J’ai abandonné cette vision très comparative de l’intelligence et de la cognition. Pour la sentience, quand vous travaillez sur une pieuvre, vous comprenez assez rapidement qu’il est difficile de les comparer avec d’autres espèces. C’est une espèce qui a probablement sa forme de sentience et d’intelligence. Mais mesurer et situer l’intelligence d’une pieuvre par rapport à celle d’une poule ou celle d’un chat est quelque chose qui me ne me paraît pas avoir beaucoup de sens parce que les milieux de vie et les contraintes sont complètement différents. Il y a certaines choses pour lesquelles les pieuvres nous paraîtront à nous beaucoup plus bêtes qu’une poule et il y a d’autres choses où les pieuvres nous paraîtront beaucoup plus intelligentes. Pour la problématique qui vous concerne, le statut juridique de l’animal et son bien-être, je pense qu’il faut considérer les pieuvres pour ce qu’elles sont et pas forcément en comparaison avec d’autres animaux. Ne pas se dire : « C’est plus intelligent qu’une poule, on protège les poules, donc il faut protéger les pieuvres. » Cela n’a pas beaucoup de sens.

  • Que peut nous apprendre l’expérience des établissements détenant des céphalopodes utilisés à des fins scientifiques concernant le bien-être et le mal-être de ces animaux en captivité?

C’est très difficile. Nous essayons de savoir dans quelle mesure les conditions de captivité peuvent interférer sur le bien-être des pieuvres, si elles sont susceptibles de souffrir physiquement et psychologiquement, et comment on peut faire pour atténuer ces phénomènes. On se rend compte que dans la pratique c’est beaucoup plus difficile que dans la théorie. On peut apporter des éléments sur la connaissance de l’animal. C’est un animal que l’on connaît à la fois très bien et très mal. On ne le connaît qu’en laboratoire et très peu dans son milieu naturel. À mon avis, sans des études précises de leur comportement en milieu naturel, il est encore très difficile de déterminer précisément ce dont elles ont besoin en élevage.

  • Qu’avez-vous pensé du rapport de CIWF ? Seriez-vous favorable à une interdiction de l’élevage des pieuvres à des fins commerciales?

Vous êtes la troisième personne à me poser cette question. Certains ne veulent pas entendre parler de pieuvres en élevage, il faut les garder dans la nature. Pour les personnes qui les mangent, et c’est le cas dans beaucoup de pays méditerranéens et en Asie, cela voudrait dire qu’il faut continuer à prélever les pieuvres dans la nature. Est-ce une situation qui est tenable ? Cette question est vraiment très complexe. D’un point de vue sanitaire, proposer aux consommateurs des ressources qui proviennent d’océans de plus en plus pollués est difficile à imaginer. D’autre part, lorsqu’on prélève des animaux dans la nature, forcément on détruit. Si l’on mange de la pieuvre, il va falloir faire appel à l’aquaculture ou à l’élevage.

Personnellement, je ne mange pas de poulpes. Je ne mangerais jamais de poulpes. L’interdiction de consommation du poulpe ou du poisson ne me dérangerait pas du tout, bien au contraire – je ne mange pas de poisson non plus. Mais c’est très, très loin d’être le cas de tous. Cela arrivera peut-être un jour, je l’espère, mais il faudra sans doute des générations pour cela. La question la plus importante est actuellement d’envisager d’élever les animaux dans des conditions éthiques, qui permettent de respecter leur bien-être. Tout le problème est là.

L’aquaculture des pieuvres pose problème si elle s’additionne à la pêche. Elle posera problème également, comme votre article le souligne, tant qu’on ne connaîtra pas précisément ce qui peut nuire à leur bien-être en stabulation. Je ne pense pas que le prélèvement et la mise à mort des pieuvres sauvages soit beaucoup plus éthique. En résumé, interdire l’aquaculture des pieuvres est cruel pour la faune sauvage. Permettre une aquaculture dérégulée des animaux serait tout aussi condamnable. À nous de trouver un équilibre éthiquement, socialement et économiquement acceptable.

Propos recueillis par Gautier Riberolles

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