Évolution biologique et questions morales

Quand la théorie de l’évolution pose des questions morales… Le philosophe et neurobiologiste Georges Chapouthier explique les problématiques morales liées à l’évolution des espèces.

L’analyse scientifique de l’évolution des espèces débouche parfois sur des interrogations semblant paradoxales, mais qui se révèlent éthiques

L’une des caractéristiques essentielles du monde vivant est l’existence, en son sein, de processus d’évolution. Mais ces processus peuvent aussi mener à des questions morales. C’est ce que j’avais tenté d’esquisser dans un précédent article paru dans la Revue philosophique et que je voudrais développer à nouveau ici, d’une manière plus adaptée à un large public.

Évolution biologique des espèces

Les processus d’évolution peuvent se décomposer entre ceux qui affectent la vie des individus (ontogenèse) et ceux qui affectent les espèces (phylogénèse). Lors de la phylogénèse, les espèces se transforment les unes dans les autres (un processus appelé « transformisme »). Souvent, ce processus aboutit à une production de complexité. En effet, malgré l’existence occasionnelle de phénomènes inverses (appelés régressions), on rencontre, au fil des temps géologiques, des individus de plus en plus complexes à la surface du globe. D’autre part, l’évolution des espèces aboutit à l’apparition d’animaux dotés d’un comportement élaboré, en relation avec un système anatomique appelé « système nerveux ». Ce comportement élaboré est aussi relié à des processus abstraits, qualifiés de « pensée », dont le lien avec le système nerveux et avec le corps constitue l’une des grandes questions de la philosophie, que nous n’aborderons pas ici. Ce sont ces processus d’évolution des espèces vers la complexité qui vont retenir ici notre attention.

Parmi les hypothèses formulées pour expliquer l’évolution des espèces, l’une des plus puissantes est la thèse darwinienne de la sélection naturelle. Lors de la reproduction sexuée, seuls les partenaires les plus aptes – les plus costauds, les plus malins, les plus fertiles… – peuvent se reproduire et perpétuer leurs gènes. Ces processus de compétition, souvent qualifiés de lutte pour la vie (struggle for life), ont fait l’objet d’études nombreuses. Jointe au fait que les gènes changent fréquemment par des mutations spontanées (mutationnisme), la sélection darwinienne permet de rendre compte de la plupart des faits d’évolution observés. C’est la thèse moderne, dite du « néodarwinisme », qui constitue la principale explication de l’évolution des espèces vivantes. La principale, mais pas nécessairement la seule.

Il existe, dans la pensée contemporaine, deux grands courants concernant le « néodarwinisme ». Pour le premier, le néodarwinisme et la sélection naturelle peuvent rendre compte de tous les aspects de l’évolution. Pour le second, le néodarwinisme occupe une part explicative essentielle, mais n’exclut pas l’intervention d’autres mécanismes. Ainsi le biologiste Stephen Jay Gould a postulé que la mécanique darwinienne pouvait laisser la place à des phases d’équilibre assez longues, où les espèces bougent peu, ponctuées de phases de spéciation plus brutales. La thèse de la « complexité en mosaïque », que j’ai développée, ajoute aussi d’autres processus à la sélection naturelle. Résumons-la brièvement.

Sélection darwinienne versus association en mosaïque

La reproduction asexuée, illustrée par une cellule qui se divise pour donner des cellules-filles identiques, ou par les boutures des plantes ou de certains animaux comme les coraux, consiste, au départ, dans la reproduction, en deux copies identiques, d’une entité originale. Cette reproduction peut entraîner une non-séparation occasionnelle des entités reproduites. Par exemple, les deux cellules issues d’une cellule mère peuvent rester attachées (associées) côte à côte et, si l’on peut reproduire l’opération, constituer un tissu. Il en est de même des deux plantes ou des deux coraux qui peuvent rester juxtaposés pour constituer des entités plus vastes. Les éléments qui composent les entités plus vastes acquièrent alors des propriétés particulières, différentes de celles des éléments adjacents pour construire ce que j’ai appelé une « mosaïque », c’est-à-dire un ensemble où, comme dans les mosaïques au sens artistique du terme, le « tout » laisse une certaine autonomie à ses parties. En simplifiant, c’est le cas, par exemple, des cellules qui constituent un organisme ou des individus qui composent une société.

Si l’on reconnaît, dans les êtres vivants, ces processus de juxtaposition et d’intégration, donc finalement d’association, on constate que, par groupement et intégration successifs, ils conduisent vers des degrés de complexité croissants. À la mécanique aléatoire de la sélection darwinienne, la reproduction asexuée ajoute une certaine « directionalité » de l’évolution générale vers davantage de complexité et vers des êtres comportant un plus grand nombre d’entités de base. Bien entendu, les processus néodarwiniens, comme les mutations et la sélection naturelle, à laquelle sont soumises les structures juxtaposées puis intégrées, persistent en parallèle. Les processus induits par la reproduction asexuée sont compatibles et complémentaires des processus néodarwiniens, mais ne les remplacent pas.

Ou encore : à la compétition darwinienne de lutte pour la vie, il faut ajouter ici une tendance associative vers la complexité qui vient la compléter. L’évolution des espèces vivantes traduit, à notre avis, un double mouvement entre deux tendances opposées : une compétition et une association. La compétition, c’est la lutte compétitive pour la vie et la sélection darwinienne qui lui est liée. L’association, c’est cette intégration qui résulte de la complexité en mosaïque.

Prédation versus entraide

Venons-en aux êtres plus complexes, ceux qui disposent d’un système nerveux et d’un comportement élaborés.

Chez ces animaux (vertébrés ou mollusques céphalopodes comme les pieuvres), la lutte pour la vie darwinienne devient une chasse pour la vie, qui oppose des animaux prédateurs (des chasseurs) et des proies (des victimes) qu’ils consomment. Ici, la lutte des dévorants et des dévorés fait appel aux processus psychiques qui permettent la prédation. Les chasseurs élaborent intellectuellement des stratégies de chasse et les proies des stratégies de défense. La lutte pour la vie bascule dans le mouvement intellectuel des idées.

Mais, de même qu’à la sélection naturelle venait s’opposer l’association en mosaïques, à la prédation vient s’opposer un autre trait que, à la suite des thèses développées notamment par Kropotkine, on peut appeler une entraide. Dans son livre L’Entraide, un facteur de l’évolution (Éd. Alfred Costes, 1938), le naturaliste anarchiste russe, très sensible aux thèses darwiniennes, soutient en effet qu’elles ne conduisent pas nécessairement, sur le plan social, à la lutte pour la vie, mais qu’au contraire se développent, notamment dans les sociétés humaines, des processus d’entraide. Comme le remarque Jean-Christophe Angaut : « Pour Kropotkine (…) l’évolution est moins déterminée par une lutte pour l’appropriation des moyens d’existence, lutte qui sélectionnerait dès lors les plus doués pour la lutte, que par l’aide et le soutien mutuels que les membres d’une même espèce s’apportent les uns aux autres. »

C’est notamment très apparent dans les groupes sociaux bien structurés (grands singes, dauphins, éléphants…), chez qui cette structuration sociale complexe va de pair avec un accroissement des aptitudes intellectuelles. Ou encore dans de nombreux groupes familiaux bien structurés chez les mammifères ou les oiseaux, chez qui l’intégration des individus se manifeste par des comportements altruistes entre les sujets. Même des singes ou des rats, constatant qu’un appui sur un levier, qui leur permet d’obtenir de la nourriture pour eux, délivre, en même temps, des chocs électriques à un congénère, réduisent spontanément leur taux d‘appuis. À ces comportements altruistes peut être associé un attachement affectif entre les individus, évident entre les parents et leurs petits, mais qui peut aussi se manifester entre congénères et même, dans des cas particuliers, entres espèces différentes. Ainsi l’affection réciproque, parfois très profonde, qui lie l’homme et des animaux de compagnie (chats, chiens…), ou l’homme et des animaux apprivoisés. Des relations affectives peuvent aussi se développer entre des animaux domestiques élevés ensemble par l’homme, voire, dans des cas plus rares, entre des animaux sauvages, comme en témoignent diverses anecdotes d’une lionne ayant adopté une gazelle ou de jeunes chimpanzés cherchant à faire voler un oisillon tombé du nid.

Au niveau biologique, le succès relatif des processus liés à la complexité en mosaïque entraîne, malgré la compétition darwinienne, une évolution vers des êtres de plus en plus complexes. De même, au niveau mental, l’apparition d’aptitudes d’entraide entraîne les animaux à fort potentiel cérébral vers davantage d’affection et d’attachement. Une question qui ne pourra manquer de solliciter les moralistes.

Conclusion

On peut donc constater qu’en opposition avec la lutte darwinienne pour la vie et la compétition qu’elle implique, existent, dans l’évolution des espèces, des processus contraires qui aboutissent à l’association et à l’intégration des entités du vivant. Dans un premier temps, cette intégration permet la construction de structures en mosaïques, les organismes vivants, où les cellules et les organes travaillent de concert dans une forme d’intégration. Dans un second temps, des processus similaires apparaissent au niveau cérébral et mental et mènent à l’association des organismes dans des groupes où règnent l’altruisme et l’affection.

Ces aptitudes, qui se résument dans ce que nous avons appelé l’entraide, reposent sur l’apparition de processus émotionnels complexes qui viennent s’opposer, chez les êtres les plus développés au niveau cérébral, aux effets de la lutte pour la vie. Elles suggèrent, particulièrement chez les animaux qui vivent dans les groupes les plus organisés, des aptitudes à l’empathie, voire à la morale.

D’une certaine manière, l’analyse scientifique de l’évolution des espèces débouche ici sur des interrogations proprement éthiques.

Georges Chapouthier

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