De la légitimité en recherche animale ?

Toute recherche est-elle légitime ? Cette question est très débattue en science. C’est peut-être l’une des problématiques éthiques du siècle dernier si l’on considère le code de Nuremberg et de ce siècle si l’on considère les débats sociétaux actuels. En octobre dernier, des recherches effectuées sur les macaques et récompensées par l’Académie américaine des sciences ont provoqué l’émoi, en particulier, de la communauté scientifique et des organisations de protection animale.

Chaque année, l’Académie américaine des sciences nomme des membres selon leur prestige scientifique et ces nouveaux membres peuvent écrire un article inaugural dans le journal tout aussi prestigieux PNASProceedings of the National Academy of Sciences [1]. Cependant, l’article de la nouvellement nommée et chercheuse à l’université d’Harvard, Margaret Livingstone, n’a pas eu l’effet escompté. Plus de 250 scientifiques ont protesté via une pétition pour demander le retrait de l’article du fait de recherche qu’ils considéraient horrible. Des macaques nouveaux nés ont été séparés de leur mère et eu les yeux suturés pour mieux comprendre le lien d’attachement maternel et le rôle du sens visuel dans son développement. Ces expériences initiées par Harry Harlow dans les années 1960 avaient pourtant déjà été bien critiquées par le passé, tout autant qu’admirées pour leurs résultats, et c’est là tout le paradoxe.

Bien sûr, ces expériences n’ont pas été faites sur des humains, mais sur des macaques. Connaissant cependant les capacités cognitives et émotionnelles de cette espèce, il est nécessaire de se demander si ces recherches sont légitimes. Évidemment, ces expériences ont été approuvées par le comité d’éthique de l’université et bien sûr, Margaret Livingstone s’appuie sur les avancées scientifiques acquises par cette recherche sur les macaques dans le traitement de l’autisme et de la cécité pour la justifier. Mais au vu des bénéfices apportés aux humains, les coûts irréversibles que les macaques subissent, tels des problèmes psychologiques ou la mise à mort, et connaissant les émotions analogues entre humains et macaques, de nombreux primatologues, éthologues et éthiciens remettent en cause l’existence de cette science qu’ils estiment sans conscience.

Bien que ces recherches ont été réalisées aux États-Unis, elles auraient pu se faire en France ou n’importe où en Europe, les modes de fonctionnement d’approbation des recherches animales étant analogues. En France, les comités d’éthique s’appuient sur les 3R (Remplacer, Réduire, Raffiner) pour valider les protocoles scientifiques impliquant des animaux. Mais les associations et de nombreux chercheurs remettent en cause ces critères qu’ils ne considèrent plus comme suffisants pour protéger les animaux en l’état actuel des connaissances sur leur intelligence et leur sensibilité. Tout d’abord, le remplacement est peu envisagé dans l’analyse des protocoles, car peu de membres de comités d’éthique sont capables de proposer des alternatives. Secondement, la réduction et le raffinement ne sont jamais mis en lien avec les bénéfices de la recherche. La légitimité de la recherche est l’évaluation des bénéfices de cette dernière pour la société face aux coûts subis par les animaux. D’autres systèmes d’évaluation des protocoles scientifiques prenant en compte la légitimité existent, tel que le cube de Bateson. Ce cube comprend comme dimensions les avantages donnés à la société, la probabilité d’obtenir ces avantages et les dommages infligés aux animaux. L’utilisation des animaux est considérée comme non envisageable dans un tiers du volume de ce cube. Dans le système actuel d’évaluation par les comités d’éthique, cet espace n’est que de 10 % et ce refus n’est généralement pas dû au comité d’éthique, mais aux agences de financement, qui rejettent les projets jugés non prometteurs.

De nombreux chercheurs pensent encore qu’une recherche sur animaux est légitime à partir du moment où celle-ci est financée, alors que d’autres crient à la barbarie. Il y a donc un malaise au sein même de la communauté scientifique, particulièrement de celle travaillant sur les primates non humains. L’épidémie de la Covid-19, comme ces recherches de Margaret Livingstone, a relevé ce malaise, avec d’un côté des chercheurs clamant l’importance des macaques pour trouver un vaccin et comprendre le virus SARS-COV-2 et d’un autre côté, des scientifiques comme Jane Goodall argumentant que les dernières découvertes sur les capacités cognitives et émotionnelles des primates ne pouvaient plus nous autoriser à mener des recherches sur eux. Ces deux raisonnements en tant que tels sont valables, mais d’autres arguments peuvent venir s’ajouter à la problématique. Des études épidémiologiques non invasives et à grande échelle pourraient par exemple être menées sur les humains afin de comprendre les mécanismes et les facteurs favorisant de graves symptômes de la Covid-19 au lieu d’utiliser des primates non humains. De plus, s’il est impensable de réaliser certaines expériences sur des humains, alors pourquoi le faire sur une espèce partageant des capacités que les primatologues considèrent comme similaires ? Le code de Nuremberg cite aussi la participation volontaire des humains aux expériences. Un article publié récemment demande aux chercheurs de faire appel à l’agentivité et à la participation volontaire des animaux utilisés en éthologie ou en neurosciences pour obtenir des résultats plus éthiques, mais aussi plus rigoureux et plus nombreux.

Les règles actuelles des comités d’éthique, que ce soit aux États-Unis comme dans ce cas-ci, ou en Europe, sont sûrement à revoir. La perception sociale des pratiques des chercheurs est en train de changer et ces pratiques doivent en conséquence évoluer avec la société. Kant disait que la raison devrait déterminer nos actions au-delà des lois. Sachons appliquer cela afin de légitimer la recherche scientifique.

Cédric Sueur


1. Livingstone, M.S. (2022) Triggers for mother love. Proc. Natl. Acad. Sci. 119, e2212224119

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