Hommage posthume : Kenneth C. Balcomb, une vie pour les orques résidentes du Sud

L’auteur rend hommage à Kenneth C. Balcomb, grand défenseur des orques, qui s’est éteint le 15 décembre 2022, à l’âge de 82 ans.

Hommage orque

Kenneth C. Balcomb était un zoologue américain, pionnier de l’étude des cétacés, et un ardant défenseur de leurs intérêts. Le 15 décembre 2022 fut le jour de son décès. Il a succombé à un cancer à l’âge de 82 ans. Retour sur la vie et l’héritage d’une figure majeure de la cause des cétacés.

Kenneth Balcomb et les orques résidentes du Sud

Les populations d’orques du Nord-Ouest Pacifique en Amérique du Nord sont sûrement les plus étudiées au monde, et c’est en partie grâce à Ken Balcomb.

            Né en 1940, Ken Balcomb obtint une licence en zoologie puis un doctorat en biologie marine à l’Université de Californie. Il fut impliqué dans divers travaux de recherche portant sur plusieurs espèces de cétacés, dans le cadre d’agences gouvernementales de gestion de la faune de plusieurs pays, de la marine américaine et de la Commission baleinière internationale. Ses travaux l’ont entre autres mené au Groenland, en Antarctique et au Japon.

            L’essentiel de sa vie fut cependant consacré à une population d’orques dites « résidentes du Sud » s’étalant entre le Sud de la Colombie Britannique au Canada, en particulier dans la mer des Salish entre l’île de Vancouver et Seattle, et au Nord des côtes de l’état de Washington.

Orca Survey et le Center for Whale Research (CWR)

En 1976, Ken Balcomb fut chargé par le gouvernement américain de mener un recensement de la population d’orques du Nord-Ouest Pacifique, aux alentours de Puget Sound. Il créa à cet effet le CWR. Ce programme de recensement – nommé Orca Survey – fut initié dans le contexte des débuts de la prise de conscience des menaces pesant sur les orques de la région. Au cours des décennies précédentes, les pêcheurs locaux voyaient les orques comme des concurrentes et allaient parfois jusqu’à les abattre avec des armes à feu. D’autre part, les années 1960-1970 étaient marquées par les nombreuses captures d’orques sauvages par les parcs aquatiques pour le divertissement.

            En 1972, le Marine Mammal Protection Act (MMPA) fut adopté aux Etats-Unis, interdisant de tuer et de harceler les mammifères marins sauvages dont les orques. Le MMPA n’interdisait pas complètement les captures mais les soumettait à l’obtention d’une autorisation. Le gouvernement cherchait donc à connaître la taille de la population afin de déterminer combien de captures pourraient-être autorisées chaque année sans menacer la population.

            Quelques temps auparavant, le zoologue Mike Bigg avait été commissionné par le gouvernement canadien pour mener une recherche similaire en Colombie Britannique. Mike Bigg fut le premier à développer les techniques de photo-identification des orques. En collaborant avec Mike Bigg, Ken Balcomb participa à perfectionner ces méthodes, qui permettent d’identifier les individus grâce à des détails de leur morphologie (ex : cicatrices, coloration etc.)

            Seulement un an après le lancement d’Orca Survey, Ken Balcomb et Mike Bigg mirent au jour la composition de la population locale d’orques nommée « résidentes du Sud » du fait de leur relative sédentarité.

            Initialement financé exclusivement dans le cadre d’un programme du gouvernement américain, le CWR continua le programme « Orca Survey » de manière plus indépendante par la suite, en faisant appel à la générosité du public, bien qu’il reste sous contrat avec le National Marine Fisheries Service. Le programme « Orca Survey » est encore en activité aujourd’hui, après 47 ans de recherches. On considère aujourd’hui que les résidentes du Sud sont la population d’orques sauvages la plus étudiée au monde.

Engagé contre la captivité des orques

La fin de l’année 1976 vit les résultats de la première édition d’Orca Survey. La découverte de la très faible démographie des résidentes du Sud (environ 70 individus) fut un coup de tonnerre, à une époque où l’intuition commune était que la population locale devait compter plusieurs milliers d’individus. On put estimer que les captures des années précédentes avaient arraché à leur milieu [Auteur in1] jusqu’à 40 % des individus du groupe, constituant une menace sérieuse pour une si petite population. Les travaux de Mike Bigg et de Ken Balcomb contribuèrent ainsi à mettre fin aux autorisations de capture d’orques sauvages dans la région.

            Ken Balcomb ne s’est pas limité à dénoncer l’impact des captures sur le maintien de la population. Il fut aussi très critique à propos des souffrances que représentaient ces captures pour les orques qui en furent victimes comme pour les membres de leur famille restés libres, et du mal-être des orques condamnées à la captivité.

            Parmi d’autres actions contre la captivité des orques, Ken Balcomb s’est notamment impliqué aux côtés d’Orca Network dans le mouvement pour ramener l’orque Tokitae (alias Lolita et Sk’aliCh’elh-tenaut[1]) du Miami Seaquarium dans son milieu naturel, ou a minima, lui offrir une retraite en sanctuaire marin (1, 2, 3, 4). Tokitae est en effet issue des orques résidentes du Sud, et a été capturée en 1970. Clovis, l’une des premières orques du Marineland d’Antibes, est originaire du même groupe qu’elle et fut capturé au même moment. Par rapport à d’autres cas d’orques captives dont le retour en milieu naturel est jugé complètement impossible, deux conditions ont fait qu’une telle chose a été sérieusement envisagée pour Tokitae. Contrairement à la plupart des orques captives actuelles, Tokitae est née en liberté, et n’a été capturée qu’à l’âge de 4 ans – âge auquel les orques savent déjà chasser dans une certaine mesure. D’autre part, grâce aux travaux d’Orca Survey, on connaît très précisément les membres de sa famille, dont certains encore vivants ont été témoins de sa capture, notamment sa mère et ses frères. Ils continuent d’être suivis par le CWR.

            Les travaux du CWR ont montré que les orques résidentes du Sud vivent en groupes familiaux extrêmement stables où règne l’entraide. Il est très fréquent que les orques restent leur vie entière aux côtés de leur mère. De plus, une étude sur les grands dauphins a démontré que ces animaux sont capables de reconnaître individuellement des congénères familiers même après plus de 20 ans de séparation totale, ce qui laisse supposer que les orques en sont probablement aussi capables. Les groupes d’orques utilisent chacun des dialectes qui leur sont propres. Même après des décennies de captivité, Tokitae continue d’émettre des vocalisations spécifiques de son dialecte natal. Ces éléments laissent penser que si l’on réunissait Tokitae avec sa famille, ils pourraient se reconnaître mutuellement et sa famille pourrait prendre soin d’elle (notamment via le partage de nourriture), en l’aidant à se réadapter à la vie sauvage. Pour autant, au vu du vieillissement de Tokitae d’une part (à un âge estimé de 56 ans, elle est la plus vieille orque captive vivante au monde), et de sa mère encore libre d’autre part (dont l’âge estimé serait de 90 ans), une simple retraite en sanctuaire marin dans ses eaux natales (où sa famille pourrait venir la voir) est envisagée comme une solution moins risquée.

            A la fin des années 1990, Ken Balcomb a multiplié les demandes auprès du Miami Seaquarium pour tenter d’étudier les réactions de Tokitae en cas d’exposition aux vocalisations des membres de sa famille restés en liberté. Le parc a toujours refusé ses demandes. Une équipe de journalistes a toutefois fini par réaliser un test de ce type lors d’un documentaire. Tokitae semblait réagir aux vocalisations mais le test n’a pas été mené selon un protocole rigoureux. Il aurait fallu par exemple comparer ses réactions en réponse à des vocalisations de sa famille ou d’orques inconnues.

            De plus, le bassin de Tokitae est le plus petit de toutes les orques captives au monde. Elle y est détenue seule depuis le décès de ses derniers congénères captifs. On comprend mieux pourquoi elle est devenue le symbole de la lutte contre la captivité des cétacés.

Engagé pour la conservation des orques

Ken Balcomb et le CWR se sont aussi engagés pour la conservation des orques résidentes du Sud sauvages. Ils ont identifié et se sont mobilisé contre une diversité de menaces (pollution chimique et sonore, sonars militaires, dérangement par les bateaux etc.). Parmi celles-ci, leur action se concentre sur un facteur jugé central : le déclin des populations de saumon chinook dont se nourrissent les orques (1, 2, 3). Ken Balcomb et le CWR se mobilisent en particulier contre l’impact de certains barrages responsables du déclin des saumons. Le CWR est allé jusqu’à acheter des hectares de rivières afin d’en faire des espaces protégés pour restaurer les populations de saumon.

Pionnier de l’éco-éthologie des orques

Le travail du CWR est à l’origine d’un ensemble d’avancées scientifiques à propos des orques. Les techniques de photo-identification mises au point par Marc Bigg et perfectionnées avec l’aide de Ken Balcomb sont aujourd’hui utilisées dans le monde entier pour étudier les cétacés sauvages.

            Leur utilisation a permis des découvertes sur le comportement social des orques, dévoilant une organisation en petits groupes familiaux soudés parmi les plus stables du règne animal. Ken Balcomb a aussi contribué à la découverte du fait que les orques font partie des très rares espèces où les femelles font l’expérience de la ménopause. Cette découverte est à la base de travaux ultérieurs sur le rôle très particulier de « réservoir de connaissances écologiques » (ex : localisation des proies en fonction de divers facteurs) et de leaders que jouent les grands-mères au sein des sociétés d’orques, et sur l’évolution de la ménopause chez les animaux. L’ex-aînée des résidentes du Sud, l’orque J-2 surnommée « Granny », est ainsi devenue célèbre, son décès à l’âge estimé de 105 ans provoquant un émois international.

            Ken Balcomb participa également à la découverte de l’existence d’éco-types (sortes de « sous espèces ») au sein des orques. De même, le CWR a contribué à la découverte de l’existence de cultures distinctes chez les orques. Elles se caractérisent par la transmission de générations en générations de traditions, de dialectes vocaux et de techniques de chasse spécifiques (1, 2).

            Enfin, les signes clairs de deuil des mères orques ayant perdu leur petit font partie des comportements documentés par le CWR. A ce sujet, Ken Balcomb utilisait les images de ces mères orques, portant le cadavre de leur petit sur leur dos pendant plusieurs jours après leur décès, pour sensibiliser aux menaces pesant sur les résidentes du Sud en disant : « C’est peut-être leur façon de protester. »

Conclusion : l’héritage de Kenneth C. Balcomb

Ken Balcomb est sans conteste un pionnier de l’étude des orques mais c’est avant tout une figure majeure de la cause des cétacés sauvages et captifs. Ses découvertes scientifiques, les techniques qu’il a développées pour y parvenir, la fin des captures d’orques sauvages en Amérique du Nord, le CWR, et le changement de regard que la société porte sur les orques constituent son héritage.

            La recherche, l’éducation et la conservation sont les trois missions qu’il a fixé comme objectifs du CWR. « Je ne vais pas les compter jusqu’à 0, du moins pas en restant silencieux » ; « On se fiche des paroles. Elles ne se nourrissent pas de mots, elles se nourrissent de saumon », disait-il. Malheureusement, malgré les efforts d’une vie entière, les résidentes du Sud sont aujourd’hui en danger critique d’extinction.  Le CWR a lancé une collecte d’un fond mémoriel afin de poursuivre l’œuvre de sa vie.

Gautier Riberolles


[1] Lors de sa capture, cette orque a initialement été baptisée Tokitae, ce qui signifie « belle journée, belles couleurs » dans la langue amérindienne Salish. Tokitae est le nom que ses soigneurs et dresseurs utilisent pour interagir avec elle. Lolita est le nom de scène qui lui a été donné par le parc aquatique Miami Seaquarium. En 2017, la tribu amérindienne Lummi, du Nord-Ouest de l’état de Washington s’est prononcé en faveur du projet de réhabilitation de cette orque et l’a rebaptisée « Sk’aliCh’elh-tenaut ».  Culturellement, la tribu Lummi entretient des liens spirituels avec la population des orques résidentes du Sud qu’ils appellent « Sk’aliCh’elh ».  « Sk’aliCh’elh-tenaut » signifie « la fille des Sk’aliCh’elh » dans leur langue. Par soucis de concision, seul le nom « Tokitae » sera utilisé pour la suite de l’article.

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