Charognards et éleveurs : une relation à double sens à conserver

Depuis quelques temps, les conflits entre éleveurs et charognards augmentent. Les vautours sont une pièce essentielle des écosystèmes. Ils doivent être protégés tout en préservant un système pastoral ancestral. Recherche, pédagogie et légifération sont nécessaires.

Les charognards : qui sont-ils et quel rôle jouent-ils ?

Le terme « charognards » rassemble tous les animaux qui se nourrissent, au moins partiellement, de charognes, c’est-à-dire de corps d’animaux morts. Ce régime alimentaire concerne des centaines d’espèces d’invertébrés et a minima entre 2 et 11 % des espèces vertébrées dans un écosystème. Les charognards sont impliqués dans de nombreux processus naturels. Maillons fondamentaux de la chaîne alimentaire, ces espèces interviennent principalement dans le recyclage des nutriments. En effet, au sein des écosystèmes, les ressources sont limitées et la consommation des carcasses par les charognards va permettre la dispersion et l’utilisation des nutriments et de l’énergie contenus dans les cadavres. La consommation des charognes par les invertébrés sert notamment à décomposer la matière organique morte en fragments plus petits permettant le recyclage des nutriments tels que les minéraux pour, par exemple, enrichir les sols. La consommation des charognes par les vertébrés permet quant à elle de maintenir les ressources contenues dans les carcasses à un niveau trophique plus élevé ; les nutriments et l’énergie vont servir dans ce cas à des espèces situées en haut de la chaine alimentaire (carnivores et omnivores).  Les carcasses constituent des ressources éphémères, riches et nécessaires à la survie de nombreuses espèces. De plus, le régime charognard permet de déplacer les nutriments entre et au sein des écosystèmes et assure ainsi le bon fonctionnement écosystémique. Enfin, la consommation des carcasses limite la propagation des maladies et la pollution des eaux et des sols ; les charognards contribuent ainsi au maintien de l’ordre sanitaire.

Depuis l’instauration de la domestication et de l’élevage il y a environ 12 000 ans, dans certaines régions du monde, comme dans le bassin méditerranéen, une relation à double sens s’est instaurée entre les charognards et les hommes. Les premiers, qui dépendaient initialement des ongulés sauvages, ont adapté leurs régimes alimentaires à l’apparition des carcasses issues de l’élevage représentant depuis une ressource alimentaire essentielle. Les seconds utilisent depuis des milliers d’années les charognards pour débarrasser leurs exploitations des animaux morts.

Parmi les charognards, grâce à de nombreuses adaptations comportementales et anatomiques, les vautours sont parmi les plus gros consommateurs de carcasses.

Qu’est-ce qu’un vautour ?

Le terme vautour est un nom vernaculaire (commun, courant) pour désigner les rapaces diurnes nécrophages, c’est-à-dire qui se nourrissent presque exclusivement de cadavres d’animaux. La dénomination vautour concernent 23 espèces d’oiseaux, qui forment ainsi un groupe polyphylétique : tous ne sont pas issus d’un ancêtre commun mais possèdent des caractéristiques communes qui découlent d’adaptations à ce régime alimentaire particulier.

Les vautours de l’Ancien Monde (correspondant à l’Europe, l’Asie et l’Afrique) rassemblent 16 espèces de vautours appartenant à la famille des Accipitridés, qui comprend de nombreuses espèces de   rapaces. Ces 16 espèces se dispersent en deux sous-familles : les Gypaetinae (i.e. gypaète barbu et vautour percnoptère) et les Aegypinae, qui regroupent tous les autres vautours de l’Ancien Monde. Les vautours du Nouveau Monde (les Amériques et l’Océanie), comptent sept espèces appartenant toutes à la famille des Cathartidés, qui comprend les condors, les urubus et les sarcoramphes (ou « vautours pape »).

Les vautours en France

On compte en France, comme en Europe, quatre espèces de vautours : le vautour fauve (Gyps fulvus), le vautour percnoptère (Neophron percnopterus), le gypaète barbu (Gypaetus barbatus) et le vautour moine (Aegypius monachus). Toutes ces espèces sont strictement protégées au niveau national par l’arrêté du 29 octobre 2009 fixant la liste des oiseaux protégés sur l’ensemble du territoire et les modalités de leur protection. Elles ont également bénéficié de plans nationaux d’action (PNA) pour assurer leur conservation et/ou leur recolonisation sur le territoire français. Les vautours sont présents dans la moitié sud de la France, principalement dans les Pyrénées, le Massif central et les Alpes. Les quatre espèces ayant chacune des pratiques alimentaires spécifiques, elles sont complémentaires et sont considérées comme des « culs de sac épidémiologiques » (les individus hébergent des agents pathogènes mais ne les transmettent pas).

Le vautour fauve est l’espèce la plus commune en France comme en Europe ; c’est un oiseau grégaire qui vit en large colonie où les couples se reproduisent. Il se nourrit principalement des parties molles des carcasses comme les muscles et les viscères. Leur sociabilité fait des vautours fauves des équarisseurs essentiels puisque plusieurs dizaines d’individus peuvent rapidement prendre part à une curée et débarrasser ainsi la grande majorité d’une carcasse en quelques minutes. On estimait en 2019-2020 environ 2 600 couples reproducteurs en France répartis en trois grands noyaux de population : la population pyrénéenne (~ 1 200 couples reproducteurs), la population caussenarde (à l’ouest du Massif Central) (~ 740 couples reproducteurs) et enfin la populations des Préalpes (~ 590 couples reproducteurs).

Le vautour moine, quant à lui, privilégie les parties dures des carcasses comme le cartilage, les tendons ou même la peau. À l’instar de beaucoup d’autres vautours, le vautour moine vit en couple fidèles et territoriaux. À l’âge adulte, ces oiseaux possèdent un plumage totalement brun et sont caractérisés par une très grande envergure pouvant approcher les trois mètres. En France, on compte environs 50 couples reproducteurs, répartis dans les mêmes zones que le vautour fauve, avec notamment 28 couples dans les Grandes Causses.

Le vautour percnoptère est, avec une envergure comprise entre 1,5 m et 1,8 m, le plus petit des quatre vautours européens. C’est également le seul d’entre eux à être un oiseau migrateur ; les populations présentes dans la péninsule Ibérique et sur le sol français passent l’hiver au sud du Sahara. Grâce à son bec fin, il se nourrit des petites parties molles des carcasses et nettoie les restes de viande sur les os. Cependant, ce vautour possède un régime alimentaire plus large que les autres espèces puisqu’il peut chasser certains petits animaux (comme des reptiles ou des amphibiens), mais également utiliser une pierre pour briser la coquille d’un œuf et en consommer le contenu. Aujourd’hui, au niveau mondial, le vautour percnoptère est classé en danger d’extinction selon la liste rouge des espèces menacées de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) ; en France il y a actuellement environs 80 couples reproducteurs dont 18 dans le Sud-Est de la France et les autres dans les Pyrénées.

Enfin, le dernier arrivant sur une charogne est toujours le gypaète barbu. Ce géant, au plumage jaune-orangé au niveau ventral, possède un régime alimentaire bien à lui : il se nourrit très majoritairement d’os et de ligaments. Grâce à leurs gosiers élastiques, les gypaètes barbus sont capables de gober des os entiers, que leurs sucs gastriques peuvent désintégrer pour en retirer les nutriments. Si l’os est trop volumineux, le gypaète barbu le brise ; pour cela, il l’attrape dans ses serres, s’envole à plusieurs dizaines de mètres, et le laisse tomber, généralement sur un pierrier.  Les gypaètes barbus vivent en couples fidèles mais possèdent un succès reproducteur limité (environ un oisillon tous les trois ans) et ne sont sexuellement mature qu’à partir de six ou sept ans. En 2019, on dénombre au total 66 couples reproducteurs de gypaète barbu : 43 couples territoriaux dans les Pyrénées, cinq couples en Corse, et 18 dans les Alpes françaises (qui appartiennent à une population alpine composée d’une cinquantaine de couples). Il est à noter que des programmes de réintroduction dans le Vercors et dans les Grands Causses ont débuté depuis 2010 et 2012 pour relier les populations alpines et pyrénéennes.

Utilité des charognards et conflits émergeant

« Ubi pecora, ibi vultures » : là où il y a des troupeaux, il y a des vautours [adage romain].

Si les systèmes d’équarrissage (traitement des carcasses issues de l’élevage) industriels sont aujourd’hui prédominants sur notre continent pour des raisons sanitaires, les charognards jouent toujours un rôle primordial en milieu montagneux, où l’accès aux animaux morts peut s’avérer difficile. En retour, les systèmes pastoraux (activité d’élevage usant des ressources fourragère des espaces naturels), et en particulier la pratique de la transhumance, sont essentiels au maintien des populations de vautours.

Cependant, récemment, des conflits avec certains oiseaux charognards (vautours fauves et condors des Andes) ont émergé en Europe et en Amérique du Sud. En effet, depuis une trentaine d’années, des plaintes concernant des attaques de vautours fauves sur des animaux vivants sont apparues en Espagne, puis en France. Les vautours fauves ne sont pas des prédateurs à proprement parler. Ils ne possèdent pas les adaptations physiologiques nécessaires ; par exemple, leurs serres ne sont pas préhensibles et ne leurs permettent pas d’immobiliser ou d’emmener une proie. Ce sont également des oiseaux lourds et de fait peu agiles lors de leurs déplacements au sol. Cependant, des expertises vétérinaires ont montré que dans de rare cas, les vautours fauves peuvent consommer une proie encore vivante. Pour les éleveurs, les interactions entre la faune sauvage et les troupeaux provoquent des difficultés aussi bien économiques que psychologiques, qui induisent notamment la complexité du partage des territoires avec les grands carnivores. Ainsi, la situation avec le vautour fauve doit être surveillée pour éviter la mise en place d’un conflit qui pourrait nuire à la conservation de cette espèce et des trois autres espèces de vautour. En effet, le braconnage, notamment par l’utilisation de poison, est une pratique commune lors de l’apparition de conflits entre les intérêts humains et la présence d’une faune dite problématique. Il est important de noter que les vautours sont d’ores et déjà des victimes collatérales du braconnage, bien qu’ils n’en soient pas les cibles principales. En Afrique, les conflits hommes-prédateurs entraînent une multiplication de l’utilisation du poison. Les vautours sont particulièrement sensibles à ces substances et leurs utilisations menacent aujourd’hui sévèrement différentes espèces. 

Effets de la législation sur l’équarrissage

Certains auteurs mettent en lien l’apparition des conflits éleveurs-vautours fauves avec la législation autour de la gestion des carcasses. Au début des années 2000, l’Europe fait face à une augmentation importante des cas d’encéphalopathie spongiforme bovine, mieux connue sous le nom de maladie de la vache folle. Pour limiter la propagation de cette épidémie grandissante, l’Union européenne décide d’interdire aux éleveurs de laisser les carcasses d’animaux morts dans la nature, sans être traitées par des usines d’équarrissage. Cette pratique étant à l’époque très courante en Espagne, son interdiction fut considérée par les chercheurs comme une possible source de diminution drastique des ressources alimentaires pour les vautours ayant impacté leur état de conservation.

Pour faire face à cette problématique, l’Union européenne a modifié petit à petit ses règlementations ; aujourd’hui, via les règlements (CE) n° 1069/2009 et (UE) n° 142/2011, les États membres dans lesquels sont présents des oiseaux charognards (vautours, milans noirs, milans royaux, aigles royaux et pygargues à queue blanche) sont autorisés à délimiter des zones géographiques dans lesquelles le dépôt des carcasses sur le terrain est autorisé.

 La réglementation française est assez éloignée du schéma européen puisque l’interdiction du dépôt des carcasses in situ est établie par la loi du 2 février 1942 relative à l’équarrissage des animaux.  Il faudra attendre le décret ministériel du 7 août 1998 pour que les associations de protection de la nature, notamment la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO), obtiennent la reconnaissance du rôle des oiseaux nécrophages dans la gestion des animaux morts. Ce décret autorise la mise en place de placettes d’équarrissage au sein des exploitations ; il s’agit de sites de nourrissage (i.e. terrain clôturé sur lequel est installé une dalle en béton) où les éleveurs peuvent déposer les carcasses de bétail pour permettre leur consommation par les oiseaux charognards, constituant ainsi un moyen d’équarrissage naturel. À ce jour, la France n’autorise pas le dépôt des carcasses dans la nature en dehors des placettes, bien qu’il s’agisse d’une pratique assez courante en milieu montagneux. Bien que la diminution des ressources est souvent citée pour tenter d’expliquer l’apparition des plaintes concernant les attaques de vautours fauves, aucune stricte relation de cause à effet n’a été mise en avant. L’apparition des plaintes est sans doute multifactorielle : liée à des facteurs écologiques tels que la disponibilité alimentaire ou encore la croissance démographique de cette espèce mais également à des facteurs humains comme la médiatisation de cette problématique ou la perception des éleveurs à l’égard de ces espèces.

Des actions pour améliorer la cohabitation avec les charognards

De manière générale, parvenir à une coexistence harmonieuse entre les humains et la faune sauvage est un enjeu essentiel pour la conservation des espèce sauvages et le bien-être humain. Pour cela, et notamment car l’homme est le composant constant des conflits homme-faune sauvage, il est essentiel de mieux comprendre le comportement humain. La communauté scientifique admet graduellement que la conservation « is about people as much as it is about species » (concerne tout autant les gens que les espèces).  Dès lors, les sciences sociales, telles que la psychologie ou la sociologie, sont de plus en plus appliquées dans le domaine de la conservation. Souvent reflet d’un conflit entre différents acteurs sociétaux, la résolution des conflits homme-faune sauvage passe par la considération des difficultés rencontrées et la mise en place d’un dialogue fructueux.

Au niveau de la cohabitation homme-charognard en France, le PNA « Vautours fauves et activité d’élevage » vise notamment à mieux comprendre les interactions de ces espèces avec le bétail et à apaiser les tensions en accompagnant les éleveurs dans leur quotidien au contact de ces animaux. Il est également important de noter que les grands prédateurs sont des charognards facultatifs qui consomment une grande partie des carcasses disponibles ; on peut ainsi considérer que les PNA « Loup et activité d’élevage » et « Ours brun » (qui comporte une partie « Accompagnement des activités pastorales en territoire de présence d’ours ») proposent également des actions de médiations entre l’homme et les charognards. Parallèlement, des études en sciences de l’environnement sont en cours pour mieux comprendre les différents facteurs induisant l’apparition ou le maintien des conflits avec les charognards et permettre la mise en place d’actions de médiation ciblées et efficaces. Acteurs principaux dans le maintien des écosystèmes montagneux, éleveurs et charognards ont une relation à double sens depuis des milliers d’années qu’il nous faut aujourd’hui préserver. Les recherches scientifiques, la pédagogie et la légifération représentent chacun des leviers capitaux pour mieux protéger ces espèces sauvages tout en préservant un système pastoral ancestral, qui joue un rôle essentiel dans l’économie et le mode de vie des régions rurales.

Mathilde Delaup*


[*] Porteuse de projet pour l’Initiative Homme-Faune Sauvage menée par la Fondation Prince Albert II de Monaco, sous la supervision du Dr P. Mateo-Tomás, Biodiversity Research Institute (IMIB, University of Oviedo – CSIC – Principality of Asturias, Espagne).
Ce document a été réalisé avec l’aide financière de la Fondation Prince Albert II de Monaco dans le cadre de l’Initiative Homme-Faune Sauvage. Le contenu de ce document relève de la seule responsabilité de l’équipe de recherche de l’Université d’Oviedo, en charge du Projet.

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