De l’abstraction des grands nombres à l’histoire de la vie

La réalité concrète des nombres importants est en général mal appréhendée, sauf évidemment par ceux qui ont coutume de les utiliser, tels les astronomes.

Dans leur majorité, les cervelles d’homo sapiens ordinarius ont du mal à se représenter qu’elles contiennent cent milliards de neurones, ou que des milliards de milliards de galaxies composent l’univers (actuellement connu), ou encore ce qu’est une dette d’État de deux mille milliards (un 2 suivi de 12 zéros) ! La représentation logarithmique (par des exposants) facilite l’écriture : écrire 1011 est plus simple qu’aligner les zéros de 100.000.000.000, mais cela renforce l’abstraction des cent milliards ; il en est de même s’il s’agit seulement de 103 ou 104 pour mille ou dix mille.

L’échelle entre le million et le milliard, qui sont pourtant des termes entendus, lus, ou prononcés couramment, n’est pas automatiquement conçue. Un exemple concret et simple le démontre. En traçant un bâton par seconde, il ne faut que 16 min 40 s pour arriver à mille. Pour arriver au million de bâtons en travaillant 8 heures par jour et 7 jours par semaine, cela prendra presque 35 jours, et il faudra 95 années pour arriver au milliard, un chiffre qui ne peut pas venir à l’idée spontanément, par une appréciation mentale instinctive !

Pour se faire une représentation des grands nombres, il faut user d’une image concrète. Prenons un autre exemple, celui de l’histoire de la vie sur la Terre, et convertissons la durée du temps, en distance parcourue. Il est admis que la vie aurait commencé il y a 4 milliards d’années. Étalons son histoire en la déroulant sur un espace connu de tous, l’avenue des Champs-Élysées, qui mesure à peu près deux kilomètres de longueur.

À chaque milliard correspond un demi-kilomètre, 100.000 ans couvrent 5 cm. Plaçons nous au pied de l’Obélisque de la Concorde pour survoler le temps vers l’Étoile. À cette échelle, notre ère dite chrétienne ne couvre que le premier millimètre, le début de la civilisation égyptienne est à deux millimètres et demi, l’homme de Cro-Magnon se trouve à seulement 1,5 cm de nous, au pied de l’Obélisque, Homo sapiens supposé dater de 100.000 ans se dresse à 5 cm, nos ancêtres hominidés d’Afrique vers 1 mètre cinquante, et leur séparation de la branche chimpanzé/gorille à seulement 4 mètres.

Nous descendons à peine du trottoir qui entoure l’Obélisque ! Les grands reptiles terrestres et marins disparaissent à 30 mètres de notre départ, les plantes à fleurs apparaissent à 70 mètres, les premiers mammifères à 100 mètres, les poissons primitifs à 200 mètres. Les tout premiers animaux terrestres montent sur les continents cinquante mètres plus loin. Il reste encore près de 1850 mètres pour remonter le cours de la vie jusqu’à ses tout débuts, et voir apparaître les animaux à membres, les poissons, puis et les formes animales de plus en plus « primitives », de plus en plus simples, jusqu’aux organismes faits d’une seule cellule à 1000 mètres = 2 milliards d’années.

A ce point, il restera 2 milliards d’années, 1000 mètres, pendant lesquels la vie aura cherché à naître par d’innombrables essais de combinaisons et de réactions entre molécules chimiques, jusqu’à ce que l’une trouve le moyen de s’auto-copier, de s’auto-reproduire. Dans cette longue aventure, la vie a failli disparaître à cinq reprises lors d’extinctions en masse dont la première est survenue à un peu plus de 200  m de l’Obélisque et la dernière à 30 mètres seulement, une répétition d’accidents cataclysmiques après lesquels la vie s’est reconstituée.

Ainsi, remplacer un espace-temps inappréciable par un espace-distance mesurable permet de mieux entrevoir combien a été longue et chaotique l’histoire de la vie. Mais à remonter le temps ainsi que nous l’avons fait, on ne pense plus qu’il va se poursuivre, et dans notre comparaison, de l’autre côté de l’Obélisque jusqu’au-delà du Louvre. Dans son premier millimètre (jusqu’à l’an + 4000…) va se développer la sixième extinction de masse des espèces, déclenchée par les activités humaines : elle va bouleverser les équilibres biologiques actuels. Et ensuite ? La vie s’adaptera, elle continuera.

Les milliers et les millions d’années vont se suivre, les continents vont continuer à se déplacer, les méga-volcans vont exploser, quelques volumineux astéroïdes percuteront la planète, et cela durant 4 ou 5 milliards d’années, jusqu’à ce que le Soleil et son système se volatilisent dans l’espace. L’immensité des déroulements du passé et du futur devrait nous ouvrir les yeux sur l’incongruité de l’orgueil de l’homme et la vanité de ses civilisations, un orgueil totalement dérisoire en regard du phénomène de l’Évolution qui a produit et fait se succéder des millions d’espèces animale, dont notre propre espèce actuelle (rappelons que 5 espèces du genre Homo vivaient sur Terre il y a 40 000 ans).

Bien plus dérisoire encore en regard de la machine prodigieuse qu’est la planète Terre, qui elle-même n’est rien, vraiment rien dans l’immensité des milliards de milliards de milliards d’étoiles qui composent l’Univers.

Jean-Claude Nouët

Article publié dans le numéro 89 de la revue Droit Animal, Ethique et Sciences.

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