Histoire d’automobiles, de canards, d’alligators et d’oiseaux échassiers…

Nicolas Portois, maire de Tilly-lès-Conty (Somme) a trouvé un moyen économique et efficace pour faire ralentir les véhicules dans la traversée de son village.

Un radar pédagogique alloué gratuitement pendant une semaine a permis de constater des excès de vitesses, fréquemment à 70  km/h, et parfois plus encore, et particulièrement le matin vers 8 heures et le soir vers 17-18 heures, les heures auxquelles on va au travail, et celles où l’on en revient. Fallait-il installer des dos-d’âne ? Ils ont été jugés trop coûteux pour cette petite commune de 250 habitants.

L’idée est venue d’avoir recours à… un autre animal, comme l’avait fait une commune de l’Oise voisine. Le maire a installé une troupe d’une dizaine de canards dans la mare que borde la route, et qui sert de réserve à incendie. Les canards l’ont beaucoup appréciée, comme ils aiment aussi beaucoup aller pâturer dans la pelouse située juste en face, où pousse une herbe tendre assortie des croûtons de pain que les enfants leur donnent.

Ils ont pris leurs habitudes, ces canards paisibles, passant calmement en bande, s’arrêtant parfois sur le bitume chaud. Ils semblent même avoir compris leur utilité, sinon leur mission : ils vont sur la route surtout le matin et le soir, aux heures où il y a le plus de trafic, avec une totale indifférence pour les voitures qui arrivent, et qui attendent qu’ils veuillent bien se bouger. Voilà donc un nouveau type de ralentisseur, économique, silencieux mis à part quelques coin-coin de satisfaction.

Évidemment il y a un risque : l’un des canards est mort d’un accident du travail, mais depuis : « les habitants font attention, personne ici n’a envie de tuer un de ces animaux ». Une phrase qui fait plaisir, mais qui étonne en même temps : les canards ont été offerts à la municipalité par un huttier, c’est-à-dire un chasseur de canards à la hutte, qui devait les utiliser comme appelants… Au moins, ces canards-là ne sont plus complices passifs pour attirer leurs congénères sauvages à portée de fusil.

En sciences de l’écologie, on qualifie de « facilitation écologique » une relation établie entre deux espèces, qui au total bénéficie à elles deux. Le recours au canard a eu pour but la protection des hommes ; de leur côté, les canards ont profité d’une salle de bain et d’une salle à manger. C’est donc sans aucune réserve que l’on peut considérer comme parfaitement justifié de qualifier de « facilitation écologique » l’organisation du contrôle de la circulation automobile par des canards, mise en place par M. le maire, lequel a fait de la science expérimentale écologique sans le savoir…

Prenons un autre exemple de cette « facilitation écologique », cité par Le Monde du 9 mars. La revue PLOS One du 2 mars publie une étude de Lucas Nell, chercheur à l’université de Géorgie, sur les relations particulières entre les alligators et les oiseaux dans les marécages des Everglades en Floride (*). Les aigrettes, les hérons, les ibis construisent leurs nids juste au-dessus des endroits où séjournent les alligators. Ils profitent ainsi de leur voisin du dessous, que les opossums et les racoons renoncent à approcher pour gagner les arbres et y grimper afin de dénicher oisillons et œufs.

On comprend bien l’avantage que tirent les oiseaux de cette situation. Mais comment profite-t-elle aux alligators ? Ils ont la garantie de manger ce que les parents rejettent des nids, poussins faibles, poussins morts, et œufs pondus en excès. Lucas Nell a constaté que les crocodiliens qui vivent sous les nids des échassiers sont plus développés que ceux qui vivent à l’écart : un spécimen d’1 mètre 80 vivant sous une colonie pèse jusqu’à 3 kilogrammes de plus qu’un alligator qui ne vit pas près d’une colonie.

Les alligators trouvent donc un avantage nutritionnel non négligeable. À l’inverse, une étude précédente qui avait consisté à disposer de faux alligators au sol, avait déjà permis de conclure que les oiseaux préféraient vraiment nicher au-dessus des alligators : les ratons-laveurs se faisaient rares près des leurres et les nids d’oiseaux étaient plus nombreux. Cela pourrait laisser supposer dans un cas que les alligators choisissent de se placer sous les nids pour que « les alouettes leur tombent rôties dans la bouche », et que dans l’autre les oiseaux sentent que la présence de l’alligator veut dire que les nids sont plus sûrs.

Mais peut-on vraiment évoquer une réflexion, un choix, une décision ? Il semble plutôt s’agir de conséquences d’une situation observée comme favorable  : pour les alligators avoir vu des choses bonnes à manger qui tombent du ciel (et des bêtes à poil comestibles qui viennent roder), et pour les oiseaux avoir vu des gros animaux dans l’eau et pas de rodeurs pilleurs de nids. Lucas Nell semble arriver à cette interprétation puisqu’il conclut que « les uns et les autres agissent dans leur propre intérêt ».

Jean-Claude Nouët

  • Nell LA. et al. Presence of Breeding Birds Improves Body Condition for a Crocodilian Nest Protector, PLOS, March2, 2016

Article publié dans le numéro 89 de la revue Droit Animal, Ethique et Sciences.

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