Sauvons les derniers bouquetins du Bargy!

Depuis octobre 2013, plus de 400 bouquetins ont été abattus dans le massif du Bargy en Haute-Savoie, sur un effectif initial maintenant estimé à environ 600 individus. Il s’agit pourtant bien là d’une espèce protégée et non chassable. Tous ont fait l’objet d’abattages dits « sanitaires », du fait de l’épizootie de brucellose qui a été mise en évidence début 2012 dans un élevage bovin du Grand-Bornand, ainsi que sur deux cas humains.

La brucellose, une maladie résistante assez répandue dans le monde animal

La brucellose, appelée aussi, chez l’homme, « fièvre de Malte » ou « fièvre sudoralgique ondulante » est, chez l’animal, une maladie contagieuse à déclaration obligatoire qui peut rester longtemps asymptomatique. Elle touche un large éventail d’animaux, tant domestiques que sauvages. Chez l’animal, les principaux symptômes sont l’avortement et la polyarthrite. Les animaux porteurs deviennent excréteurs de la bactérie et en contaminent éventuellement d’autres, par voie vénérienne, ou via leurs fluides corporels. Les pierres à sel utilisées sur les alpages peuvent notamment concentrer l’infection, ainsi que les zones de pâturage souillées par des résidus infectés si elles sont communes à plusieurs espèces.

Chez l’humain, dans environ trois cas sur quatre la contamination se fait par contact direct cutanéo-muqueux avec les animaux infectés, plus rarement par voie respiratoire (laboratoires) ; dans un quart des cas la contamination est liée à la consommation de produits laitiers non pasteurisés comme le fromage frais ou sérac : c’est ce qui s’est passé au Chinaillon. Prise à temps, la brucellose se traite par antibiotiques, faute de quoi elle peut devenir chronique et invalidante pour les articulations en particulier.

La France est indemne de brucellose bovine depuis 2005. Lorsque qu’une infection est identifiée dans un élevage, les animaux séropositifs sont abattus, voire tout le troupeau. Mais dans le monde sauvage, il n’y a aucun exemple avéré d’éradication d’une épizootie par tentative d’abattage total d’une population.

La brucellose du Bargy, une origine encore incertaine

Le dernier foyer connu de brucellose bovine remonte à 1999 dans un cheptel domestique du Reposoir, dans le secteur du Col de la Colombière ; la souche identifiée à l’époque était Brucella melitensis Biovar 3. La même souche est identifiée début 2012 dans le sang du premier jeune garçon atteint après avoir consommé du fromage frais au lait cru dans un élevage du Chinaillon, ainsi que chez une vache qui avait avorté en janvier dans la même exploitation. La première hypothèse avancée par l’INVS propose que l’origine de ce nouveau foyer pourrait être d’origine congénitale bovine, via la mère de la vache contaminée (1). En parallèle, des tests sanitaires sont effectués d’abord sur des ongulés sauvages abattus à la chasse, puis sur des bouquetins capturés dans le massif du Bargy. Une femelle de chamois est contrôlée positive à la brucellose, ainsi que 10 bouquetins de plus de 5 ans sur 22 capturés, et tous sont porteurs du même clone génotypique Biovar 3. Le chamois est assez vite considéré comme étant un cul-de sac épidémiologique pour la brucellose (2), dans la mesure où la morbidité associée à cette infection est très élevée chez cette espèce. En revanche, les pouvoirs publics abandonnent alors l’hypothèse d’une infection bovine congénitale, avancent l’idée que les bouquetins auraient constitué un « réservoir silencieux » jusqu’à la réapparition de la bactérie en 2012 dans l’élevage du Chinaillon, et que la contamination domestique est de leur fait. Encore aujourd’hui, les milieux scientifiques restent très prudents car le « cas index » n’a pas été élucidé : les vaches de l’exploitation du Chinaillon ont systématiquement été mises au pré dans des parcages de qualité, proches de l’exploitation, sur des alpages non fréquentés par les bouquetins (3).

Une enquête sérologique à grande échelle est effectuée fin 2012 sur 12 118 animaux domestiques du secteur, sans mettre en évidence d’autres foyers d’infection du cheptel domestique. C’est ce qui permet aux experts d’affirmer que la contamination interspécifique est rare, et probablement fortuite dans le cas qui nous occupe (4).

L’abattage indiscriminé ne constitue pas une réponse adaptée

Les expertises menées en 2013 sur quelques dizaines de bouquetins montrent que ceux de plus de 5 ans sont les plus atteints : alors que la prévalence moyenne de l’infection est estimée en 2013 à 35 % pour l’ensemble de la population du massif, les animaux de plus de 5 ans montrent des taux d’infection de 33 % pour les mâles et de 72 % chez les femelles.

Le Préfet de Haute-Savoie demande alors un abattage total. Après avis de l’ANSES (5), qui conclut que son « analyse ne permet pas de confirmer la nécessité de mettre en œuvre dans l’urgence les actions d’abattage envisagées », un arbitrage interministériel ordonne l’abattage préventif de tous les bouquetins de 5 ans et plus. Une opération sans précédent (6) commence les 1er et 2 octobre 2013 par un abattage massif de 197 animaux, sans qu’aucun prélèvement ni aucune donnée épidémiologique ne soient recueillis.

Les contrôles sanitaires effectués par l’ONCFS au printemps 2014 mettent en évidence une augmentation de la prévalence de l’infection brucellique dans les tranches d’âges plus jeunes. Les experts scientifiques en concluent que l’élimination prioritaire des animaux de 5 ans et plus, pour une partie d’entre eux des dominants reproducteurs, a eu pour résultat de désorganiser la structure sociale des hardes et a conduit à l’extension de l’infection aux jeunes bouquetins, jusque-là beaucoup moins touchés car sans accès à la reproduction.

Face à un risque extrêmement faible, préserver les animaux sains

Plusieurs associations nationales (7) saisissent alors l’ANSES, en septembre 2014, afin que la situation sur le Bargy soit réévaluée et que la raison scientifique l’emporte sur la pression à l’éradication totale. Un groupe de 14 experts de 3 nationalités, parmi eux 13 vétérinaires, travaille pendant 8 mois et analyse de manière très approfondie toutes les pistes permettant d’enrayer l’épizootie brucellique. Leur rapport (8) évalue divers scénarios et montre en substance que le risque de transmission interspécifique et vers l’homme est extrêmement faible (9), et que des scénarios prévus sur une seule année, tout comme une solution simple et unique, ont une très faible probabilité d’atteindre l’objectif de maîtrise de la situation sanitaire, alors que des combinaisons de mesures seraient vraisemblablement plus efficaces.

Dans l’intervalle, un test de dépistage in situ de la brucellose a été expérimenté sous l’égide de l’ANSES sur les bouquetins du Bargy, avec une fiabilité de 100 %. Sur des animaux capturés par télé-anesthésie, ce test permet d’identifier les individus séropositifs, ce qui ouvre la possibilité d’une préservation sélective des animaux sains : les séropositifs sont euthanasiés sur place par un vétérinaire, les bouquetins sains sont marqués (10) puis relâchés.

Quatre scénarios de base, complétés par des options, sont comparés, allant d’un suivi sans abattage de la population de bouquetins à l’abattage indiscriminé total. Après élimination des deux scénarios extrêmes, considérés comme inopérants vis-à-vis de l’objectif de résorption de l’épizootie, deux scénarios émergent par leur efficacité relative, mais un seul préserve les animaux sains.

Le scénario 3.2 consiste à capturer et maintenir un noyau d’animaux séronégatifs et à abattre massivement le maximum de bouquetins sur une seule année, puis de capturer progressivement les animaux survivants les années suivantes et de les vacciner. Le groupe d’expert indique que le risque est grand de provoquer, par ces mesures d’abattage massif, une plus grande dissémination de la maladie et qu’il est par ailleurs illusoire de penser éliminer tous les bouquetins du Bargy. Il restera toujours quelques animaux, dont certains porteurs de la maladie, qui donneront lieu à des échanges inter-massifs, notamment avec le celui des Aravis.

Le scénario 2.2, soutenu par les milieux environnementaux et recommandé par le CNPN (11), combine la surveillance des hardes sur plusieurs années, l’euthanasie sélective des bouquetins séropositifs, et la vaccination des animaux séronégatifs. La mise en œuvre de ce scénario permet de préserver les animaux sains, qui représentent environ les 2/3 des 300 à 350 bouquetins restant sur le massif du Bargy, et offre le plus de chances de résorber à terme l’épizootie.

Ces deux scénarios posent la question de la vaccination du bouquetin contre la brucellose. Il existe en effet un vaccin utilisé avec succès chez la chèvre, le REV 1, mais son innocuité n’a jamais encore été testée chez le bouquetin. Le bouquetin étant génétiquement très proche de la chèvre, le groupe d’expert conclut que la démarche à privilégier, « comme le montre l’expérience acquise en brucellose des ruminants domestiques, serait sans doute, non pas de considérer la vaccination isolément, mais comme un complément à des mesures sanitaires associées au maintien d’une surveillance clinique et sérologique » (12).

Vers une sortie de crise « par le haut » ?

Alors qu’un travail scientifique d’une ampleur inédite a été effectué sur le « cas Bargy », proposant des pistes solides pour enrayer l’épizootie tout en préservant au mieux, sur le massif du Bargy, cet animal emblématique qu’est le bouquetin des Alpes, le préfet de Haute-Savoie a toutefois relancé les 8 et 9 octobre 2015 une opération d’abattage total des bouquetins non marqués en 2015 ; 70 bouquetins ont été ainsi abattus de manière indiscriminée. Les tirs ont été suspendus par décision du ministère de l’Écologie suite à une mobilisation de citoyens et d’associations environnementales.

Nous en étions donc là au début l’hiver 2015-2016 ; la neige avait repris possession des pentes du Bargy, et les bouquetins survivants n’étaient plus confrontés qu’à des risques naturels, mais pour combien de temps ?

Le 12 mai 2016, après trois ans de mesures inappropriées et 431 bouquetins abattus, la ministre de l’Écologie, celui de l’Agriculture, et la secrétaire d’État à la Biodiversité ont enfin envoyé au préfet de Haute-Savoie une lettre de cadrage claire et précise, porteuse d’une vision de long terme : le gouvernement a décidé de suivre les recommandations des experts scientifiques, en demandant aux services de l’État de mettre en œuvre le scénario 2.2, combinant euthanasie sélective et vaccination, avec un suivi populationnel et épidémiologique des bouquetins sur plusieurs années.

Nous fondons l’espoir que ces mesures équilibrées contribuent à favoriser de nouveau une cohabitation apaisée entre la faune sauvage et les activités pastorales sur le massif du Bargy.

Jean-Pierre Crouzat

(1) Institut National de Veille Sanitaire in Mailles A, et al. (2012) Re-emergence of brucellosis in cattle in France and risk for human health. Euro Surveill.

(2) Voir les conclusions dans le Bulletin épidémiologique, santé animale et alimentation n ° 60 de décembre 2013

(3) L’hypothèse avancée, mais non démontrée, serait qu’un animal tiers, par exemple un canidé, aurait transporté l’infection depuis une zone d’alpage souillée par la bactérie vers l’exploitation du Chinaillon.

(4) Pour une position d’experts sur le sujet, lire D. Gauthier & J.M. Gourreau in Courrier de la Nature n ° 280

(5) Saisine n ° « 2013-SA-0129 » – Avis de l’ANSES relatif aux «mesures à prendre sur les bouquetins pour lutter contre la brucellose sur le massif du Bargy, Haute-Savoie – 4 septembre 2013

(6) Bouclage total du massif du Bargy et mobilisation de 240 hommes sur le terrain

(7) France Nature Environnement (FNE), LPO et ASPAS

(8) ANSES – Saisine n ° « 2014-SA-0218 » Rapport d’expertise collective Juillet 2015 – « Mesures de maîtrise de la brucellose chez les bouquetins du Bargy »

(9) Ibid. Les experts ont estimé le risque actuel de transmission de la brucellose aux cheptels domestiques à un niveau « quasi-nul » à « minime » (1-2 sur une échelle de 0-9). En prenant en compte le risque alimentaire et le risque professionnel, les experts estiment le risque actuel pour l’homme comme « quasi-nul » (1 sur une échelle de 0 à 9). Il est très inférieur au risque lié à la brucellose importée qui représente plus de 80 % des cas de brucellose humaine en France chaque année.

(10) Boucles auriculaires et colliers, dont une partie équipés d’émetteurs VHF ou de GPS

(11) Conseil National de Protection de la Nature, instance consultative dont l’avis est obligatoire pour toute demande de dérogation en vue de la destruction d’espèces protégées

(12) ANSES – Saisine n ° « 2014-SA-0218 » op. cit.

Article publié dans le numéro 90 de la revue Droit Animal, Éthique & Sciences.

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