Des poissons, des coraux, des pêcheurs et du cyanure!

La pêche de subsistance pratiquée par les pêcheurs philippins et indonésiens s’est trouvée en concurrence avec la pêche intensive venue d’ailleurs à la suite de la ratification d’un traité en 1978. Ces pécheurs se sont donc tournés vers la capture de poissons vivants avec une technique dangereuse, la pêche au cyanure.

poissons tropicaux pêche au cyanure

Qu’est-ce que le cyanure ?

Le cyanure est une molécule unissant un atome de carbone à un atome d’azote. Les cyanures résultent de l’association de cette molécule à d’autres corps chimiques (métal, gaz). La molécule qui en résulte peut être toxique ou non. L’acide cyanhydrique (carbone + azote + hydrogène) ou cyanure d’hydrogène est un gaz mortel (employé dans les chambres à gaz du régime nazi). Le cyanure de potassium est également mortel par ingestion. L’un comme l’autre, respiré ou ingéré, diffusent dans l’organisme, se fixent sur l’hémoglobine et bloquent la respiration cellulaire, plus ou moins définitivement.

Utilisations

Selon les corps chimiques associés, les cyanures sont employés à diverses fins : extraction de l’or (cyanure de sodium), composition des plastiques, des insecticides ou encore de la mort-aux-rats.

Le cyanure de sodium est utilisé depuis les années 1960 pour la capture de poissons que l’on doit garder vivants à destination des aquariums. Bien qu’on en connaisse la toxicité, il est toujours utilisé pour « étourdir » les poissons des eaux du monde entier, tout particulièrement ceux des eaux des mers d’Asie du Sud-Est. La moitié des poissons qui y sont exposés n’y survit pas. L’autre moitié est expédiée par avion : 70 % des poissons ne survivent pas au transport. Ils sont destinés, selon l’espèce, à des aquariums du monde entier, ou des tables des restaurants d’Hong Kong, de Singapour et de la Chine. Chaque année, on estime que 20 000 tonnes de loches saumonées sont ainsi intoxiquées au cyanure, transportées, afin d’être choisies vivantes avant d’être consommées. Les poissons marins d’ornement, intoxiqués au cyanure, et transportés, vont garnir les 2 millions d’aquariums marins ; ils sont en nombre considérable, mais difficile à estimer.

La pêche au cyanure

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Poisson chirurgien bleu (Paracanthorus hepatus)

Une étude réalisée en 2016 aux États-Unis estime que la moitié des poissons tropicaux d’ornement américains ont été capturés par intoxication au cyanure. Une étude similaire devrait avoir lieu en 2017 à l’échelle de l’Union européenne. L’élevage de la plupart des espèces de poissons tropicaux étant difficile, le recourt à la capture de poissons dans leur milieu naturel est loin de prendre fin. C’est particulièrement ce qu’il est à craindre pour le poisson chirurgien bleu (Paracanthorus hepatus), du fait de la sortie l’été dernier du film d’animation Le Monde de Dory. Déjà la sortie du film Le Monde de Nemo en 2003 avait suscité un tel engouement pour les poissons clown que l’on estime à 1 million ceux qui ont été capturés au cyanure ou élevés en bassin afin de faire le bonheur des aquariophiles. La morale du premier film ne semble pas avoir été comprise ; plus grave, la réalité a reflété la fiction. Espérons qu’il n’en sera pas de même pour les poissons chirurgiens qui eux proviennent principalement de capture, leur élevage étant très difficile.

Développement et intensification de cette pratique

La pêche au cyanure s’est développée et intensifiée à partir des années 1960 aux Philippines et en Indonésie, principaux pays fournisseurs du marché de l’aquariophilie. Point chaud de biodiversité, les eaux de ces mers d’Asie du Sud-Est abritent un tiers des coraux mondiaux, un quart des poissons marins tropicaux. Bien qu’interdite pour ses effets sur les écosystèmes par des lois nationales, la pêche au cyanure perdure. On estime qu’en 40 ans, plus de mille tonnes de ce poison ont été déversées, rien que dans cette région du monde. Vaporisé dans les fentes des coraux où se nichent les poissons, le cyanure tue les coraux en bloquant la chaîne photosynthétique des zooxanthelles, ces algues qui vivent en symbiose avec eux, ces algues qui les « construisent ». Selon la dose de cyanure utilisée et jusqu’à un mètre carré autour de l’injection le corail peut mourir en moins d’une journée alors qu’il « pousse » seulement de 1 à 2 cm par an. La pêche au cyanure, en plus de participer au dépeuplement des poissons tropicaux, participe aussi au blanchissement des récifs coralliens transformant à long terme des riches écosystèmes marins en déserts.

Pêche illégale, elle perdure pourtant. Comme les poissons qu’ils intoxiquent, les pêcheurs philippins et indonésiens sont souvent « pris au piège », obligés de pêcher au cyanure pour tenter de survivre. La ratification du Traité sur le droit de la mer en 1978 a autorisé l’exploitation des ressources marines à l’échelle internationale. Dès lors, la pêche de subsistance pratiquée par quelques milliers de pêcheurs philippins et indonésiens s’est trouvée en concurrence avec la pêche intensive venue d’ailleurs. Pour survivre, certains pécheurs qui gagnent 3 à 5 fois plus pour un poisson péché vivant se sont tournés vers la pêche au cyanure, ou vers la pêche à l’explosif tout aussi dommageable pour les écosystèmes. Le comble est que pour survivre, ces pêcheurs s’exposent eux-mêmes à ce poison, qui menace à plus ou moins long terme leur santé, la richesse de leur territoire et leurs activités.

Florian Sigronde Boubel

Article publié dans le numéro 91 de la revue Droit Animal, Éthique & Sciences.

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