Les animaux dont nous avons la charge sont protégés de la maltraitance par le droit. Mais qu’en est-il des animaux sauvages vivant à l’état de liberté ? Leur bien-être nous concerne-t-il ?

Questionnements moraux sur la souffrance des animaux
Pour le philosophe Jeremy Bentham, la question clé était : peuvent-ils souffrir ? Pour lui, l’attribution d’un statut moral aux animaux repose sur cette capacité, plus que sur celle de penser ou de parler. C’est le critère d’intérêt de nombreux courants de pensée en éthique animale, dont l’antispécisme. Parmi eux, le sentientisme se concentre sur les animaux capables de vivre des expériences subjectives positives (plaisir, satisfaction) ou négatives (peur, douleur) : ils sont sentients. Le consensus scientifique sur la sentience est solide pour les vertébrés, les céphalopodes et les crustacés décapodes ; il progresse mais reste discuté pour de nombreux autres invertébrés.
Les sentientistes considèrent qu’être sentient donne droit à une considération morale, quelle que soit l’espèce concernée. Accorder une considération morale, c’est tenir compte des intérêts des individus – voir le philosophe contemporain Peter Singer. Cela n’implique pas des droits identiques pour toutes les espèces : chaque espèce a ses caractéristiques et des besoins différents. Mais pourquoi exiger des humains une obligation morale envers les autres animaux alors que l’inverse n’est pas attendu ?
Notre espèce a des devoirs parce qu’elle a développé des capacités cognitives et morales sans équivalence chez les autres espèces. Des capacités de même nature existent chez d’autres animaux (primates, cétacés, éléphants, corvidés, etc. pour les plus proches) mais n’atteignent pas le niveau réflexif et universaliste des morales humaines. Comme le résume Georges Chapouthier (L’homme, l’animal et l’éthique, 2023), membre historique de la LFDA, la conjonction de la morale discursive et des connaissances scientifiques pousse l’humain à formuler des normes applicables aux animaux. De plus, les humains ont un pouvoir de vie et de mort total et inégalé sur le reste des autres espèces vivantes. Ce pouvoir crée une responsabilité.
Réduire ou supprimer la souffrance guide déjà notre rapport aux animaux que l’humain garde captifs : « assurer leur bien-être » est une conséquence de cet impératif moral. Pour certains, cette responsabilité découle d’un « contrat moral » passé avec les animaux : nous les privons de liberté pour notre bénéfice, nous devons en retour les protéger. Ces normes morales se traduisent d’ailleurs en normes juridiques : beaucoup de pays, dont la France, punissent la maltraitance envers les animaux sous notre garde. Le cas des animaux sauvages libres est plus complexe.
De la responsabilité des humains envers les animaux sauvages libres
Vouloir réduire ou supprimer la souffrance infligée par les humains ne pose pas question. En pratique, néanmoins, c’est très ambitieux tant notre impact est massif et global : artificialisation des habitats, pollutions, dérèglement climatique, pressions sur les populations animales… Ces bouleversements se déroulent sur un pas de temps accéléré qui entrave les capacités d’adaptation des espèces. Bien que, de tout temps, celles-ci ont apparu et disparu, l’action humaine récente a précipité les déclins, avec des effets en cascade. Or, l’effondrement d’une population multiplie les situations de souffrance (faim, maladies, blessures, stress…). Ainsi, mesurer précisément combien nous faisons souffrir la faune sauvage est ardu.
De plus, une intervention à grande échelle est limitée par à une multitude d’obstacles (techniques, politiques, économiques…). On voit bien que malgré des décennies d’alertes par les scientifiques, réduire notre empreinte reste difficile. Notre espèce est tout à fait irrationnelle dès lors qu’il faut sacrifier un peu du présent pour son propre bénéfice à long-terme. Alors pour les autres espèces…
De la fonction de la souffrance
Si la souffrance est le problème, peut-on créer des individus qui ne souffrent plus ? Dans leur ouvrage Genetics and the Behavior of Domestic Animals (2014), Temple Grandin et Mark Deesing évoquent plusieurs exemples. Notamment, Chen et al. (1994) ont transformé génétiquement des souris pour servir de modèle dans l’étude d’une maladie. L’inactivation d’un gène provoqua par hasard la disparition de la peur. Sans peur, les souris se battaient si brutalement entre elles qu’elles finissaient par se casser le dos. Des résultats similaires ont été observés chez des bovins sélectionnés pour une extrême docilité. Cette caractéristique réduit, assez logiquement, la peur. Résultat : les vaches trop calmes faisaient de mauvaises mères et délaissaient leurs veaux, et des individus pouvaient se battre jusqu’à la mort. En effet, sans peur, les relations hiérarchiques ne se stabilisent pas et les individus n’ont plus de signaux leur indiquant d’arrêter de se battre. Moralité : une vie sans la capacité à souffrir n’est pas réaliste pour ces animaux. Concernant la douleur, chez l’humain, les individus naissant sans la capacité à ressentir la douleur ont des difficultés à anticiper les dangers ou à détecter les blessures et maladies. Leur espérance de vie peut en être réduite.
Pour autant, il y a beaucoup de raisons de considérer la souffrance comme l’ennemi ultime : qu’est-ce que la souffrance, si ce n’est ce que l’on cherche à éviter ou à abréger à tout prix ? Biologiquement, la souffrance, le stress, la peur, la douleur, la faim, l’inconfort… toutes ces sensations vraiment désagréables ont une utilité indispensable pour les individus. Comme vu plus haut, ce sont des signaux. Ils nous informent que la situation dans laquelle nous sommes nous porte préjudice et qu’il faut agir pour en changer. C’est lorsque nous n’avons pas le pouvoir de changer cette situation ou qu’elle ne se résout pas d’elle-même que la situation empire.
Reste à placer le curseur : quand est-il justifié et souhaitable d’intervenir ? Faut-il, par exemple, euthanasier un renard à la patte cassée ? Ou considérer que sa vie peut rester globalement positive (lire pour approfondir Gautier Riberolles dans L’Amorce) ? À partir de quand considère-t-on qu’une souffrance est si intolérable qu’il faut faire quelque chose ? Certains penseurs prennent en compte l’intensité de la souffrance dans leurs propositions. Ils tendent à accepter une souffrance de basse intensité pour se concentrer sur l’élimination des souffrances extrêmes – voir David Pearce.
De l’interventionnisme humain
Le courant philosophique Rwas (reducing wild animal suffering : réduire la souffrance des animaux sauvages) soulève une question épineuse. Et si nous pouvions réduire la souffrance de tous les animaux sentients, pas seulement ceux sous notre garde ou impactés directement par nos actions ?
Certaines expériences de pensée poussent notre réflexion assez loin. Par exemple, il existe de nombreux animaux produisant un grand nombre de petits, destinés pour la grande majorité à souffrir et mourir avant l’âge adulte (poissons, tortues…). Doit-on les éliminer ? Les prédateurs infligent des souffrances. Doit-on les modifier pour qu’ils deviennent herbivores, ou les éliminer ? Ces scénarios soulèvent évidemment des objections éthiques et scientifiques (voir l’article de Cédric Sueur). Notons également la réflexion d’Estiva Reus : « […] combien d’expériences traumatisantes et mortelles faudrait-il pratiquer sur les carnivores pour les convertir en herbivores, sachant que c’est toute leur morphologie et leur comportement qui est à revoir ? Et pourquoi leur infliger ce calvaire ? Il n’est pas nécessaire de fabriquer des loups végétaliens, en faisant porter à des générations de louves trafiquées des louveteaux monstrueux et non viables, avant d’éventuellement aboutir enfin au néoloup qui broutera gaiement dans les alpages. Car ce genre de loup végétalien existe déjà : ça s’appelle un bouquetin » (Les Cahiers antispécistes, n° 41).
D’aucuns pourraient intuitivement rétorquer : « Mais de quoi je me mêle ? » Pourquoi s’immiscer dans la vie d’animaux libres et indépendants ? Pourtant, il nous est facile de justifier un certain nombre d’interventions auprès d’animaux en souffrance. Par exemple, les centres de soins de la faune sauvage soignent et rendent à la nature (sauf contre-indication) les animaux, ou abrègent leurs souffrances. Chacun décide en son âme et conscience, selon ses convictions, si l’animal blessé croisé dans la nature doit être kidnappé pour son bien, ou se débrouiller tout seul… On peut aussi trouver des raisons d’accepter des campagnes de vaccination de populations (contre la grippe aviaire par exemple) ou de stérilisation. La sélection naturelle aurait peut-être fini par produire des animaux mieux adaptés à leur milieu, ou par éliminer toute la population. Lorsque ce sont des animaux emblématiques ou clés de voûte d’écosystèmes, nous sommes d’autant plus enclins à intervenir.
Certains scientifiques cherchent à réfléchir et trouver les modalités techniques qui permettraient de réduire la souffrance des animaux sauvages libres – voir l’article de N. Bureau dans ce numéro. Restent, malgré l’acceptabilité, des questions de limites et de cohérence. Pour Georges Chapouthier (ibid.), « sur le plan moral, l’homme n’a pas à se prendre pour l’organisateur de l’univers, le « moraliste du monde » et vouloir réformer à sa guise l’ordre de la nature ». Est-ce que l’humain a vocation à se substituer à un « ordre naturel » qui, certes, produit de la souffrance, mais permet à la vie de se réinventer et de perdurer en s’adaptant aux changements de son environnement ?
Conclusion
La souffrance des animaux sauvages libres représente un champ de réflexion fécond qui prend de l’ampleur. Certaines propositions peuvent paraître farfelues ou extrêmes, d’autres ne manquent pas de sens. Cet article ne fait qu’esquisser les contours d’un sujet clivant, mais aussi riche et nuancé. Nous espérons que le contexte et les quelques clés de compréhensions proposés ici seront utiles à la réflexion.
Sophie Hild