Les vaches de l’Île Amsterdam

© François Colas

Il était une fois, au bout du monde, une île perdue dans les quarantièmes rugissants. L’île Amsterdam dormait dans l’océan Indien depuis des millénaires, bercée par les vents violents et les embruns salés. Sur ses pentes volcaniques ne poussaient que des herbes rases et, précieux entre tous, des arbustes endémiques aux feuilles vernissées : les Phylica arborea. Dans le ciel tournoyaient les albatros d’Amsterdam, vastes oiseaux des mers et rois de l’azur, qui ne nichaient nulle part ailleurs sur Terre.

En 1871, un fermier réunionnais nommé Heurtin accosta avec sa famille et quelques vaches, portant en lui un rêve tenace de l’humanité : dompter la terre sauvage. Cependant, l’île se montra plus forte que ses ambitions. Les pluies glaciales, les bourrasques incessantes et la solitude infinie eurent raison de sa détermination. Après quelques mois, la famille reprit la mer, abandonnant sur le rivage cinq ou six bovins, jersiais mêlés de sang zébu, promis à une mort certaine.

Mais les vaches surent résister. Libérées du joug humain, elles découvrirent en elles des forces oubliées. Génération après génération, elles apprirent les secrets de l’île : où trouver l’eau douce dans les brumes matinales, comment s’abriter des tempêtes, quelles herbes brouter selon les saisons. Leur pelage s’épaissit, leur comportement se transforma. Les femelles formèrent des clans matriarcaux, les mâles des confréries errantes. Au plus fort de leur règne, deux mille vaches parcouraient l’île, farouches et libres comme leurs ancêtres aurochs.

Hélas, cette liberté conquise inquiétait les humains. Les vaches broutaient les jeunes pousses de Phylica, piétinaient les zones de nidification. Un dilemme cornélien se posa : fallait-il protéger les derniers arbustes d’une lignée vieille de millions d’années, ou respecter la vie de ces bovins redevenus sauvages ? Des clôtures furent érigées, le troupeau fut réduit, confiné dans une parcelle de l’île. Malheureusement cela ne suffit pas à apaiser les craintes.

En 2010, l’année même où le monde célébrait la biodiversité, la sentence tomba. Toutes les vaches seraient abattues. Les pétitions des scientifiques, les arguments des éthiciens ne purent fléchir la décision. Une à une, les vaches d’Amsterdam tombèrent. Avec elles s’éteignit une expérience évolutive unique : celle d’animaux domestiques ayant reconquis leur sauvagerie, prouvant que la liberté ne s’oublie jamais. […]

Cette décision a été justifiée par la nécessité de protéger l’écosystème insulaire, notamment l’arbuste endémique Phylica arborea et l’albatros d’Amsterdam. Ces préoccupations étaient légitimes : les bovins broutaient effectivement la végétation et piétinaient certaines zones. Mais la réponse apportée, l’éradication totale, interroge sur nos présupposés concernant ce qui constitue la « vraie » nature.

Beaucoup d’entre nous sont bercés par le mythe tenace d’un équilibre naturel, la conception d’une nature figée dans un état idéal qu’il faudrait préserver ou restaurer. Or, les écologues savent depuis longtemps que les écosystèmes sont en perpétuelle évolution, que les perturbations font partie intégrante de leur dynamique. Cela pose également une question encore plus troublante : qui décide de l’état de référence de la nature ou d’un écosystème donné ? Dans le contexte de l’île Amsterdam, faut-il revenir à l’île d’avant 1871 ? D’avant l’arrivée des premiers navigateurs ? Du Pléistocène ?

La décision de restaurer ou conserver un écosystème ne relève pas seulement de considérations scientifiques, mais également de présupposés normatifs sur ce que devraient être le monde, la nature, la biodiversité. […]

Dans le cas de l’île Amsterdam, privilégier la flore endémique sur la faune férale révèle une hiérarchie implicite : l’autochtone prime sur l’allochtone, le végétal « originel » sur l’animal « importé », même si ce dernier a fini par faire partie de l’écosystème.

Plus largement, cette conception interroge notre rapport aux territoires et la légitimité que nous accordons à leurs occupants. Les vaches de l’île Amsterdam, après 140 ans de présence, n’avaient-elles pas acquis une forme de droit d’usage ? Leur crime était-il d’être arrivées avec l’humain plutôt que par leurs propres moyens ? Cette distinction entre espèces « natives » et « invasives » masque souvent des jugements de valeur sur qui mérite d’appartenir à un lieu, et une rhétorique perturbante quand on songe à ses échos dans les débats humains sur l’immigration et l’appartenance.

Les vaches d’Amsterdam avaient développé, en un peu plus d’un siècle, des adaptations uniques à leur environnement. Les analyses génétiques ont révélé des modifications dans leur système nerveux, témoignant d’une évolution rapide vers la vie sauvage. Elles formaient une population génétiquement distincte, fruit d’un métissage entre bovins jersiais et zébus de l’océan Indien. Elles constituaient un exemple rare et unique de féralisation, c’est-à-dire d’individus retournés à la vie sauvage. En somme, elles étaient devenues une composante irremplaçable de la biodiversité mondiale et de la diversité du monde animal. Mais parce qu’elles portaient la marque indélébile de leur origine domestique, elles furent jugées illégitimes et exterminées.

Cette obsession de la « pureté naturelle » révèle notre difficulté à penser la nature autrement que comme un jardin d’Éden fantasmé, exempt de toute trace humaine. C’est oublier que l’humain façonne les écosystèmes depuis des millénaires, et que la distinction entre « naturel » et « artificiel » est souvent plus idéologique que scientifique. Les paysages que nous considérons comme « sauvages » portent fréquemment l’empreinte d’anciennes activités humaines : les forêts amazoniennes ont été partiellement façonnées par les peuples précolombiens, les savanes africaines par les feux contrôlés, les forêts européennes par des millénaires de défrichements, de pâturage et de gestion sylvicole. […]

L’extermination des vaches d’Amsterdam en 2010 ne représente pas seulement la perte d’une population animale unique. C’est aussi la disparition d’une expérience évolutive fascinante, d’une culture bovine insulaire que nous commencions à peine à comprendre. Et surtout de centaines d’individus avec des désirs propres. Au lieu de voir dans leur adaptation une success story évolutive, nous n’y avons vu qu’une anomalie à corriger. […]

Cette histoire […] révèle nos contradictions : nous prétendons protéger la biodiversité tout en éliminant des populations uniques au nom d’une vision idéalisée de la nature ; nous reconnaissons la sentience animale tout en la subordonnant à des impératifs écosystémiques abstraits ; nous affirmons que les animaux domestiques dépendent de nous tout en détruisant ceux qui prouvent le contraire.

Tom Bry-Chevalier

Extraits de l’article « La fable des vaches et de l’arbuste », publié le 24/05/25 sur tombrychevalier.com. Reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur.

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