Droits de l’homme et droits de l’animal

Par Jean-Marie Coulon, Premier Président honoraire de la Cour d’appel de Paris, administrateur de la Fondation Ligue française des droits de l’animal.
Conférence donnée à l’Institut des Sciences Politiques, lundi 23 juin 2008, à l’invitation de l’association étudiante de Sciences-Po- Paris « Tribune Pour l’Animal ».

Vous me permettrez de débuter mon intervention sur une réflexion de Nicolas HULOT dans la préface d’un ouvrage consacré à la Fondation Ligue Française des Droits de l’Animal :

 « Doit-on rappeler que les souffrances ne se comparent pas, elles s’ajoutent. S’indigner ou s’émouvoir des souffrances animales ne signifie pas être indifférent à celle des hommes. Au contraire ces réactions et ces émotions se nourrissent aux mêmes sources. Ces racines du bien irriguent et profitent aux uns et aux autres sans discernement. S’affecter de la condition animale est une occasion essentielle de distinguer l’humanité de l’animalité. Qui plus est donner aux animaux des droits donne une chance à notre civilisation de s’élever d’un degré supplémentaire sur l’échelle de la dignité. Nous savons où est la vertu, à défaut de nous sanctionner, l’Histoire nous jugera, sans concessions ».

L’essentiel est dit. La complémentarité des droits de l’homme et des droits de l’animal est un sujet qui mérite d’être abordé avec sérieux et sérénité et, si vous me le permettez, en ma qualité de juriste, de représentant de la France à l’Agence de l’Union européenne des droits fondamentaux, de membre de la Commission Nationale Consultative des Droits de l’homme et de la Fondation  Ligue Française des Droits de l’Animal, sous l’œil de la morale universelle et du droit sans négliger, bien entendu, le rôle des États. 
Il leur appartient de respecter et de faire respecter les droits de l’homme sur le plan interne comme sur la scène internationale, soit l’ensemble des droits civils et politiques comme des droits économiques, sociaux, culturels, écologiques…

Mais cet idéal commun à atteindre n’est pas le monopole des Nations, car, comme le rappelle la Déclaration universelle des Droits de l’homme, il appartient à « tous les individus et tous les organes de la société » de développer le respect de ces droits et libertés. 
Cette Déclaration a 60 ans, pensons à René CASSIN. Jeudi dernier 19 juin, la France a remis au Comité des droits de l’homme de l’ONU à Genève son rapport sur le respect des droits fondamentaux sur son sol.

Cette légitimité du combat universel contre toutes les facettes de la misère humaine a, sous l’influence de l’appréhension théologique et philosophique, rapidement connu une extension. Ces droits fondamentaux concernent le respect de l’être humain, mais ne peuvent exclure toutes les composantes de la vie en général dans laquelle l’animal occupe une place particulière. Sont là aussi en cause, au-delà des querelles sémantiques, le comportement humain, la dignité humaine. D’une manière sans doute encore confuse mais réelle, la progression de la nécessité et de l’universalité des droits de l’homme appelle la progression, en référence à ces derniers, d’autres droits qui dépendront des convictions nouvelles et des circonstances. TALLEYRAND accordait une importance plus forte aux circonstances. Est-ce vrai aujourd’hui ? Ces droits suivront une voie autonome, mais complémentaire, notamment sur le plan juridique. Le débat est, à ce niveau, à ce premier niveau de la réflexion, une question de nature sociale et politique. Tel était ainsi le regard de Victor HUGO ou de MICHELET au 19ème siècle. L’indifférence à l’égard de l’animal avec un soupçon de bonne conscience permet qu’on lui impose la souffrance, laquelle rejaillit nécessairement sur l’homme.

Mais, dès cette époque et encore aujourd’hui, accorder une protection spécifique à l’animal, seul bien vivant et sensible, se heurterait au droit de propriété. Comment dès lors contourner cette contradiction qui figerait la protection animale en faisant échec à toute évolution juridique, qui occulterait les liens d’affection et qui dénaturerait le droit de propriété ? Nous verrons qu’au-delà des mots qui peuvent recouvrir des notions contradictoires et des valeurs dénuées de sens et de portée, la question des droits de l’animal ne doit pas faire abstraction d’un idéal nouveau où le droit trouve largement sa place.

Utopie ou humaine réalité. Un long chemin a déjà été parcouru. L’utopie, c’est aussi l’espoir, « ce n’est pas ce qui est irréalisable, c’est ce qui n’est pas encore réalisé », rappelle Régis de GOUTTES, magistrat et membre éminent de la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme.
Nous sommes au début du 21ème siècle. Droits de l’Homme, Droits de l’Animal, c’est l’histoire d’un long cheminement de droits proclamés et de droits en devenir. C’est aussi la naissance et un dialogue constructif entre ces deux droits idéaux. C’est une interaction.                                                                

I) Des Droits de l’Homme aux Droits de l’Animal, un lent cheminement

Un colloque organisé par la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme, le 17 mars 2005, intitulé « Les droits de l’homme au début du 21e siècle », comportait une note introductive avec un titre évocateur « Avenir d’un idéal commun, de la proclamation à l’effectivité ». Cette idée directrice, toute en nuance, mais forte d’une aspiration au respect, doit nous permettre un meilleur examen des Droits de l’Homme au 21e siècle et des Droits de l’Animal, considérés comme un espace nouveau ouvert aux droits de l’homme.

A. Les droits de l’homme au 21e siècle

Si progressivement les droits de l’homme tendent à devenir le langage commun de l’humanité, il n’en demeure pas moins que c’est un mélange de foi et d’inquiétude qui traduit l’expression d’une attente à l’issue incertaine. La Déclaration universelle des Droits de l’homme éveille l’espoir, mais est susceptible de donner des illusions. Le bilan au début de ce siècle est à l’évidence contrasté, d’autant qu’il y a urgence à intégrer dans cette problématique des thèmes de réflexion inédits liés à des sujets nouveaux.

1) Un bilan contrasté

Il ne faut pas, bien entendu, passer sous silence les immenses progrès faits par les droits de l’homme tant au niveau national que mondial. À titre d’exemples il est pertinent de mettre en évidence les droits des femmes et des enfants, les garanties juridiques, la chute de certains régimes totalitaires, le rôle des institutions nationales…

Mais les manquements ne sont pas moins nombreux et perdurent : discriminations multiples, exploitation des individus, misère et pauvreté, atteintes aux droits politiques, civils, économiques, sociaux et culturels, dégradation de l’environnement, massacre du vivant…
La transformation de l’idéal des droits de l’homme en une réalité effective renvoie à l’évolution des fondements philosophiques et juridiques des droits de l’homme. 
On souligne ainsi la tension permanente qui assaille l’homme, partagé entre la nécessité de recourir à la force pour vaincre tous les aspects de la nature au sens large et son aspiration au respect et à la dignité pour lui et autrui. Les trois principes fondamentaux qui font l’essence même des droits de l’homme sont atteints :

  • l’universalité,
  • l’indivisibilité,
  • l’effectivité.

C’est le principe d’indivisibilité qui a conduit à s’interroger sur les nouveaux droits dits de troisième génération comme le droit au développement durable, le droit à un environnement sain… Les contempteurs font remarquer que l’imprécision de leur objet et l’indétermination de leurs titulaires posent le problème du lien de l’homme et de tous les éléments de la nature, qu’ils soient ou non vivants. À cette vision on oppose la nécessité de réhabiliter l’homme par la nature en retenant des droits susceptibles de devenir des droits subjectifs. Il s’agit dès lors d’aborder une problématique nouvelle dans le dialogue des êtres vivants.

2) Une problématique nouvelle

La conception classique, traditionnelle des Droits de l’Homme est aujourd’hui insuffisante, car elle est restrictive. Des espaces nouveaux sont ouverts tels que le développement durable, les biotechnologies et la bioéthique, le développement des moyens d’information et de communication et, naturellement, l’environnement avec toutes ses composantes.

Il y a urgence, a-t-on pu dire, à intégrer dans la problématique moderne des Droits de l’Homme ces différents sujets. Ils prennent une place croissante dans nos préoccupations alors qu’ils se développent à un rythme très supérieur à celui de notre propre réflexion.

Jeffrey SACHS, directeur de l’Université de la Terre à l’Université de Columbia et inspirateur des Objectifs du Millénaire pour le développement adoptés par les Nations Unies en 2000, explique que la Terre est proche du point de rupture, menacée par la croissance, la surpopulation et les désastres écologiques qui engloutissent de nombreuses composantes du vivant, l’animal en étant la première victime. Il ajoute que l’homme inflige des dommages sans précédent à notre environnement. Nous voulons ainsi une croissance de l’ordre de 5%. 
Quant à la population, si le rythme actuel se poursuit, elle atteindra, en 2050, 12 milliards alors qu’elle est aujourd’hui de 6,7 milliards. Peut-on dès lors approfondir notre réflexion en toute quiétude ?

B. Les Droits de l’Animal, un espace nouveau ouvert aux Droits de l’Homme

Il ne fait aucun doute que cet espace nouveau peut être abordé de différentes manières. La justification est plurielle et l’approche globale.

1) Une justification plurielle

Il peut être justifié par le combat moral, scientifique et juridique. Il peut être justifié par la consécration d’une part d’humanité dans l’animalité comme le prophétisait Jeremy BENTHAM il y a deux siècles. Il peut être justifié si l’on retient le critère de la souffrance. Il est possible alors d’en tirer des conséquences juridiques afin d’introduire un fragment d’humanité. Il peut être justifié au regard de l’histoire de l’humanité. Son passé nous enseigne que le lien entre l’homme et l’animal était rigoureux dans son sens, sa valeur et sa portée. Aristote, nous le savons, n’établissait aucune distinction entre les dieux, les astres, les hommes et les animaux, tous être supérieurs de la création. Ces différentes approches abolissent l’étanchéité des frontières, reconnaissent l’épreuve éthique, comme le disait Jean-Toussaint DESANTI, dont les droits en question relèvent.

2) Une approche globale

Il est donc légitime de rapprocher Droits de l’Animal et Droits de l’Homme. Mais il faut aller plus loin et admettre que les droits de l’homme dans leur modernité doivent intégrer toutes les composantes environnementales dont le milieu de vie et le respect de la vie au sens particulièrement des Droits de l’Animal.

II) L’interaction des Droits de l’Homme et des Droits de l’Animal

« C’est un mot, l’animal« , écrit Jacques DERRIDA, « que les hommes se sont donné le droit de donner… pour parquer un grand nombre de vivants sous ce seul concept« . Nous nous interrogeons, aujourd’hui, sur le degré de compatibilité des termes « animal » et « droit » dans la perspective de la définition de concepts juridiques clairs avec les deux facettes du terme « droit », c’est à dire animal et objet de droit, animal et sujet de droit. 
La Déclaration Universelle des Droits de l’Animal ouvre de nouveaux horizons. Question sociale certes, mais aussi interrogation juridique sur cette nouvelle personne juridique à définir.

A. La Déclaration Universelle des Droits de l’Animal

déclaration universelle des droits de l'animal
Affiche de 1990 réalisée par la LFDA et représentant la Déclaration universelle des droits de l’animal

1) Un fondement doctrinal limpide

Le respect de l’animal, avec ses conséquences, a été formulé par un courant anglo-saxon, dont particulièrement Tom REGAN. L’animal comme l’homme bénéficie de droits en raison de la prise en considération de la douleur. Il ne s’agit pas là d’une proposition qui trouve sa source dans le contenu des droits de l’homme.

Il en est tout autrement de la Déclaration Universelle des Droits de l’Animal proclamée en 1978 qui se positionne directement par rapport aux droits de l’homme. En 1924, déjà, André GERAUD a publié une déclaration des droits de l’animal. En 1972, Georges HEUSE proposa la première rédaction d’une déclaration des droits de l’animal qu’il remit à l’UNESCO. En 1976, la Ligue Internationale des Droits de l’Animal a été fondée à Genève et d’éminentes personnalités dont les Professeurs Alfred KASTLER et Jean-Claude NOUËT, président fondateur et président actuel de la Ligue Française des Droits de l’Animal, ont été conduits à proposer des modifications à cette Déclaration dans un sens plus « naturaliste et écologique ».

Proclamée en 1978 à l’UNESCO sous la présidence de son Directeur, son Excellence M’BOW, cette Déclaration fut modifiée en 1989 afin de mettre en relief particulièrement ses implications juridiques.

Son fondement doctrinal, son esprit sont très clairs. Veiller au respect des droits de l’animal, c’est nécessairement veiller au respect des droits de l’homme, car c’est exprimer l’égalité des espèces face à la vie. 
C’est officialiser l’interaction des droits de l’homme et des droits de l’animal, c’est reconnaître leur complémentarité. C’est renoncer à l’anthropocentrisme pour adopter une conduite et une morale centrées sur la défense de la vie, c’est à dire dans le bio centrisme. Est-ce un rêve, une utopie, une théorie fumeuse faisant fi de la réalité ? Albert EINSTEIN déclarait : « Il n’y a rien de plus pratique qu’une bonne théorie ». Georges CHAPOUTHIER et Jean-Claude NOUËT affirmaient en 1996 que, dans la majorité des cas, les deux types de droits vont dans le même sens. Ils citaient, à titre d’exemple, « le nécessaire rééquilibrage des productions agricoles qui ne peut qu’aboutir à une meilleure répartition des ressources alimentaires, à la réduction du nombre des animaux contraints à de dures conditions dans les élevages, les transports et les abattages et aussi, secondairement, à une amélioration de la santé publique dans les pays occidentaux où la consommation de viande est excessive ». Nous abordons là l’effectivité incertaine de la protection juridique.

2) Une effectivité juridique incertaine

Nous devons bien reconnaître que la nécessité d’un droit des animaux autonome tout en s’y intégrant s’impose dans le concept général des droits de l’homme. Elle s’impose pour combler un vide juridique et pour éviter l’absurdité de certaines propositions extrémistes. C’est la construction internationale, européenne et nationale d’un droit de l’animal effectif.

B. Une personnalité juridique effective

Le statut juridique actuel de l’animal se heurte, nous le savons, à la rigidité des concepts. Son identité juridique reste à définir.

1) Le statut juridique de l’animal

Madame Suzanne ANTOINE recense dans son traité consacré au droit de l’animal les conventions sur la protection animale émanant du Conseil de l’Europe et les traités européens. 
Elle précise que l’Union européenne, notamment le Traité d’Amsterdam du 2 octobre 1997 qui comporte « un protocole d’accord sur la protection et le bien-être des animaux », est créatrice d’une conception nouvelle de la protection animale et intègre le droit européen de l’animal dans les législations nationales. 
                 
Certains pays donnent l’exemple. Ainsi l’Allemagne a introduit dans sa Constitution la protection animale suite à l’obligation du respect et de la protection par l’État de la dignité humaine. C’est admettre que le droit peut être un vecteur de progrès dans ce domaine.

En France, je vous renvoie à nouveau à l’ouvrage de Madame ANTOINE, la loi du 6 janvier 1999 sépare dans l’article 524 du Code Civil les animaux domestiques des objets servant à l’exploitation du fonds et distingue dans l’article 528 les animaux des corps inanimés.

2) Une identité juridique à définir

Il est clair que l’insuffisance législative résulte du fait que l’animal est défini par le rapport à la chose, par le critère de la mobilité et non par celui de la vie et de la sensibilité. Est en cause la rigidité des structures traditionnelles du droit des biens qui ne connaît, à travers l’article 516, que deux sortes de biens, les meubles et les immeubles. C’est d’autant plus paradoxal que le Code Pénal a créé un chapitre spécial et autonome relatif aux droits des animaux qui démontre la prise en compte croissante de la sensibilité animale. L’article 521-1 ne parle-t-il pas de sévices graves, d’acte de cruauté ? Il en est de même du Code Rural où l’article L. 214-1 est l’un des éléments essentiels.

On ne peut évidemment passer sous silence la distinction entre animaux domestiques et animaux sauvages. C’est le Code de l’Environnement qui définit leur statut. N’appartenant à personne (res nullius), ils n’ont droit qu’à la préservation de leurs espèces dans le cadre de la protection de la faune sauvage.

Revenons à notre approche humaniste par la conception moderne des Droits de l’homme et interrogeons-nous à nouveau sur le degré de compatibilité des termes « animal » et « droit » dans la perspective de la définition de concepts juridiques clairs.
Un cadre stable ne peut résulter que d’une reconnaissance sui generis des droits de l’animal selon une formule chère aux juristes. Le Professeur MARGUENAUD considère que l’animal navigue entre les personnes et les biens alors qu’il pourrait rejoindre l’homme dans la catégorie du vivant par rapport à l’inerte. Madame ANTOINE demande que l’animal soit reconnu comme un être vivant douer de sensibilité et propose de créer trois catégories de biens : les animaux, biens protégés, ainsi que les immeubles et les meubles. Madame Elisabeth de FONTENAY estime, dans son dernier ouvrage « Sans offenser le genre humain », que l’animal doit être considéré comme une personne morale, soit une personne juridique qui n’est pas pour autant un sujet de droit. Le sens et la fonction de l’humanité sont indispensables à cette reconnaissance et à cette création juridique en devenir.

L’animal domestique est à la recherche d’une identité juridique effective. Objet de droit, voire sujet de droit pour certains, il est devenu un enjeu qui échappe aux repères traditionnels. Il en est de même pour l’animal sauvage dont le statut de bien se heurte aux normes écologiques, à la protection de la faune, données prises en compte par les conventions internationales et le droit de l’environnement.
Pourra-t-on éradiquer la souffrance par l’éthique scientifique, par l’éthique juridique, cette façon de se comporter, critère essentiel des Droits de l’Animal si complémentaires des Droits de l’Homme ? Une codification s’impose. En toute hypothèse, il est temps de sortir d’une ambiguïté contemporaine émotive, sans doute constructive au regard de l’histoire, mais qui appelle une véritable révolution des comportements où le droit ne devancerait pas toujours les mœurs, mais consacrerait aussi leur évolution. 
Ce sont, a-t-on coutume de dire, les meilleures lois, car l’émotion n’est que trop souvent une sorte de dégénérescence de la norme.

Jean-Marie Coulon

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