En morale et en esthétique, sommes-nous des philosophes ou des singes?

Par Georges Chapouthier, biologiste et philosophe, directeur de recherche au CNRS, administrateur de la LFDA.
Conférence donnée à la Société française de philosophie à l’ENS, lors du Colloque « L’homme et l’animal », le 14 octobre 2009.

Le titre se veut provocateur, mais il traite une vraie question de fond, celle des parentés et des limites de l’espèce humaine, notre espèce, avec les autres espèces animales. Car au-delà de la « nature » humaine et de sa proximité, de mieux en mieux étayée, avec la « nature » animale se pose la question de la « culture ». Les récents progrès de l’éthologie ont montré l’existence de « cultures animales », et menacent donc l’humanité de l’homme, dans des domaines que l’on avait longtemps considérés comme les refuges inexpugnables de sa spécificité. Dans cette conférence, après l’exposé des places respectives de l’être humain et de l’animal dans les grandes traditions philosophiques, on partira donc de réflexions plus proprement scientifiques (éthologiques) pour aborder finalement le développement philosophique de la question posée : « en morale et en esthétique, sommes-nous des philosophes ou des singes ? ». L’argumentation du présent article s’appuiera notamment sur les analyses du livre « Kant et le chimpanzé » (1), auquel le lecteur pourra se reporter pour davantage de précisions sur les thèses brièvement esquissées ici.

La place de l’humain par rapport à l’animal

Il y a trois grandes manières de concevoir les places respectives de l’être humain et de l’animal : l’animal humanisé, l’animal-objet et l’animal-être sensible.
L’animal humanisé est sans doute la thèse la plus répandue dans l’histoire des civilisations. On se souvient notamment de l’importance dans notre Moyen Âge occidental des procès d’animaux (2) durant lesquels des animaux, accusés de la mort d’un homme, étaient jugés par des tribunaux, défendus par des avocats et souvent condamnés à être pendus. Dans le même ordre d’idées, et sur un mode plus extrême, on rappellera qu’au temps de Louis XII, l’évêque d’Autun avait voulu excommunier les rats parce qu’ils transmettaient la peste, et que ces sympathiques rongeurs ne durent leur salut qu’à la brillante plaidoirie de leur avocat, Barthélémy Chassanée (3). Bien sûr, cet animal humanisé s’est perpétué dans une large part de la littérature, comme le Roman de Renart, les Fables de La Fontaine ou les Contes du chat perché de Marcel Aymé. Bien sûr, il se retrouve aussi dans des expressions populaires nombreuses quand on attribue à quelqu’un la force d’un lion, la ruse d’un renard ou la paresse d’une couleuvre.
Fortement associé à cet animal humanisé se trouve l’animal divinisé, dans la mesure où les dieux de beaucoup de religions partagent des préoccupations ou des sentiments humains. Parmi les exemples innombrables, on peut citer Ganesh, le dieu indien des voyageurs et des marchands, qui porte une tête d’éléphant, ou Quetzalcoatl, le serpent à plumes des Aztèques. 
En témoignent aussi les nombreux dieux de l’Égypte ancienne chez lesquels « toutes les combinaisons sont possibles, forme entièrement humaine ou animale ou encore mixte, corps humain à tête d’animal, corps animal à tête humaine (sphinx) » (4). 
Ainsi Hathor, déesse du bonheur, figurée comme une vache ou une femme pourvue d’oreilles de vache ; Bastet, déesse de la musique et de la danse, figurée comme chatte ou femme à tête de chatte; Anubis, dieu des cimetières, figuré comme chien ou homme à tête de chien… On pourrait évidemment multiplier les exemples.

1) Chapouthier Georges, Kant et le chimpanzé – Essai sur l’être humain, la morale et l’art, Paris : Belin -Pour la Science, 2009.
2) Chapouthier Georges, Au bon vouloir de l’homme, l’animal, Paris : Denoël, 1990.
3) Brunois Albert, « L’animal sujet de droit », Les droits de l’animal et la pensée contemporaine, Paris: Ligue française des droits de l’animal, 1984. pp. 41-47. 
4) Etienne Marc, Les Dieux d’Égypte, petit dictionnaire illustré, Paris : Musée du Louvre, 1998.

 

Dans la mythologie grecque, de nombreuses divinités mineures sont des mélanges d’hommes et d’animaux : les centaures sont des chevaux à tête d’homme, les harpies sont des oiseaux à tête de femme, le célèbre dieu Pan à des pattes de bouc. Et même les dieux principaux peuvent prendre des formes animales, comme Zeus, qui n’hésite pas à     se changer en taureau pour enlever Europe.
La métempsycose, c’est-à-dire la croyance, très répandue dans beaucoup de religions, selon laquelle, après la mort, l’âme humaine peut se retrouver dans un corps animal, est aussi une situation qui rapproche singulièrement animal et être humain. Dans la Grèce antique, de nombreux philosophes croyaient dans la métempsycose : Pythagore, Empédocle, mais aussi
Platon. C’est sans doute Empédocle qui a écrit, sur ce sujet, les lignes les plus explicites :
« Sur son propre fils, qui a changé de forme, le père lève le coup de la mort, l’abat et y ajoute une prière, le méchant fou… […] sourd à son gémissement, il l’abat et prépare avec, à la maison, son repas de péché » (5). À l’époque moderne, les grandes religions de l’Extrême
Orient, hindouisme, bouddhisme et toutes leurs variantes, croient aussi dans la métempsycose.
Dans l’Occident chrétien, l’animal a pu garder une présence métaphorique dans « l’agneau de Dieu ». Il a pu aussi conserver une présence ludique dans les nounours de notre enfance, qui ont la même fonction éducative ou émotionnelle que les poupées à visage humain. Enfin dans beaucoup de situations, même modernes, l’animalisation de l’être humain par l’esclavage, constitue une forme symétrique et, hélas, encore très répandue à la surface de la terre, de l’humanisation de l’animal.
L’animal-objet constitue la seconde conception des places respectives de l’être humain et de l’animal. Ici l’animal est considéré comme une chose, semblable à une chaise ou une table. Cette position nous paraît, de nos jours, diamétralement opposée à celle de l’animal humanisé, mais tel ne fut pas toujours le cas. Puisque les hommes eux-mêmes, mis en esclavage, étaient considérés comme des objets, durant longtemps il n’y eut pas de vraie opposition entre l’animal humanisé et l’animal-objet, et les deux conceptions ont aisément cohabité. La conception de l’animal – objet est devenue dominante en Occident à la suite des réflexions de Descartes sur l’ « animal-machine ». Pour Descartes, et il a épistémologiquement raison, les corps des êtres vivants sont des systèmes matériels, que l’on peut, d’une certaine manière, comparer à des machines. Mais l’homme échappe à ce statut de pur système matériel parce qu’à la différence de l’animal, il possède une âme. C’est le dualisme cartésien bien connu. Cette thèse a ses limites. Descartes est mort relativement jeune sans avoir vraiment développé totalement son système. « La morale cartésienne se réduit à quelques pages de la troisième partie de discours » (6). C’est surtout son élève Malebranche qui a radicalisé la notion d’animal-machine, qui est devenu dans la philosophie dominante de l’occident chrétien des XVIIIe et XIXe siècles, l’animal-objet, ou considéré comme un objet, du code Napoléon. Certes, il s’est toujours trouvé en Occident des oppositions à la conception de Descartes et de Malebranche. 
Dès l’époque de Descartes, Madame de Sévigné écrivait « Des machines qui aiment, des machines qui ont une élection pour quelqu’un, des machines qui sont jalouses, des machines qui craignent. Allez, allez, vous vous moquez des nous ; jamais Descartes n’a prétendu nous le faire croire. » (7).

5) Haussleiter Johannes, Der Vegetarismus in der Antike, Berlin: Alfred Töpelman Verlag, 1935, p. 158.
6) Kambouchner Denis, « La première éthique moderne », Le Magazine littéraire 1996, 36-38.
7) Sévigné Mme de, Lettre CCIV, Lettres Complètes, Paris: La Pléiade – Gallimard; 1963. p. 502. Debu-Bridel J. Un vieil homme et sa caniche, Paris : France Empire, 1980. p. 49.

Et face à l’opinion dominante chrétienne, des penseurs plus laïques ou plus républicains, comme Larousse ou Hugo, se sont intéressés à la sensibilité de l’animal. Il reste que la conception postcartésienne de l’animal-objet reste encore très présente, même de nos jours, où elle a été adoptée par la civilisation planétaire mercantile.
Quand par exemple, devant les montagnes de cadavres de la fièvre aphteuse, on entend dire : « cela coûte moins cher de les tuer que de les vacciner ! », il s’agit bien d’une affirmation triomphante de l’animal-objet.
L’animal-être sensible est la conception qui s’articule le mieux sur les connaissances actuelles de la science. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que c’est le développement même de la science biologique, sur des bases cartésiennes, puis bernardiennes, qui a abouti à montrer que les « systèmes matériels » que sont les corps des animaux, sont étonnamment proches du corps humain, dans tous les domaines, et particulièrement dans celui de la sensibilité. Les animaux sont capables de ressentir une agression désagréable contre leur organisme (ce que les scientifiques appellent « nociception »), et d’éprouver avec elle des sensations émotionnelles (on parle alors de « douleur »), voire des sensations conscientes de désagrément (on parle alors de « souffrance ») (8). 
En outre beaucoup de maladies sont capables de se transmettre entre les hommes et les (autres) animaux (9). Enfin, au-delà de tous ces rapprochements physiologiques ou pathologiques, la théorie de l’évolution, abondamment étayée par les découvertes de fossiles, et admise aujourd’hui par tous les penseurs sérieux, confirmait la grande parenté de l’être humain avec le règne animal, puisqu’il en est issu comme une espèce particulière de primate !
Être sensible comme les (autres) animaux, proche parent des chimpanzés, capable de partager les maladies des bêtes, l’être humain est clairement un animal en ce qui concernait sa « nature ». Mais alors les partisans d’une coupure radicale entre lui et ses cousins animaux se sont tournés vers la « culture ». Une culture qui aurait été une spécificité absolue de notre espèce.

Les progrès de l’éthologie et les « protocultures » animales

Un trait culturel, c’est un trait qui se perpétue entre des individus sans passer par les bases « naturelles » de la transmission génétique ou, plus largement, biologique. Une telle transmission entre des individus, le plus souvent au sein d’une famille ou d’un groupe social, repose évidemment sur l’existence de processus comportementaux complexes (imitation, éducation, apprentissage, mémoire…) qui eux-mêmes reposent sur l’existence d’un cerveau plus ou moins performant. Or, si l’être humain possède certes un cerveau aux performances exceptionnelles, beaucoup d’animaux disposent, eux-aussi, d’un système nerveux relativement développé. Il n’est donc pas étonnant qu’on ait pu découvrir chez eux des phénomènes de type culturel, ce que les spécialistes du comportement animal, les   «éthologistes », n’ont pas manqué de faire ces dernières années.    
Pour les distinguer des cultures humaines, qui atteignent parfois des niveaux de complexité considérables, j’aime utiliser, pour ces cultures animales, le vocable commode de « proto », même si les puristes feront valoir qu’il tend à donner, à l’avance, le primat de complexité aux cultures humaines par rapport aux cultures animales, ce qui n’est pas l’hypothèse de départ ! 

 

8) Chapouthier Georges, « La douleur: des animaux à l’homme », Homme et animal: de la douleur à la cruauté, Auffret Van der Kemp T, Nouët JC, (sous la direction de), Paris: L’Harmattan; 2008, pp. 25-38.
9) Nouët Jean-Claude, Chapouthier Georges (sous la direction de), Humanité, Animalité: quelles frontières ? Paris : Éditions « Connaissances et savoirs », 2006

Parmi les traits culturels, ou « protoculturels », on peut analyser l’usage des outils, les règles cognitives, les communications et les langages, les protomorales et les choix esthétiques. Nous en donnerons ici quelques exemples sommaires (10).
Des outils relativement simples ont pu être décrits dans de nombreux groupes animaux, en général des animaux sociaux, et en général (mais pas uniquement) des oiseaux ou des mammifères. Ainsi des oiseaux utilisent des pierres pour casser des noisettes ou des escargots, les chimpanzés utilisent des brindilles pour sortir des termites de leur termitière et les consommer, mais des fournis sont aussi capables de fabriquer du terreau pour cultiver des champignons. Les nids, utilisés pour dormir ou habiter par de nombreux animaux, sont aussi une forme d’instrumentalisation. Les règles cognitives ont pu être démontrées chez de nombreux animaux, essentiellement oiseaux et mammifères. Elles comportent l’aptitude à classer des objets selon leur couleur ou selon leur forme, à percevoir la notion de semblable ou de différent, à compter jusqu’à six ou sept, à anticiper, comme certains pics, les effets de la pesanteur ou à maîtriser, comme les dauphins, des instructions gestuelles arbitraires fournies par les humains. Signalons enfin qu’une règle proche de la cognition, l’interdit de l’inceste, est présente dans toute la lignée des primates (à laquelle l’espèce humaine appartient) et non spécifique de l’espèce humaine. En éthologie, on appelle communication un message transmis entre deux individus dans le temps présent, pour donner une alerte, pour signaler les limites d’un territoire ou pour signifier un besoin. On parle de langage lorsqu’un animal est capable d’un rapport concernant des faits qui ne sont plus présents dans l’environnement lorsqu’il fait son rapport. Le langage fait donc, en quelque sorte, référence à un « passé ». Les communications sont extrêmement nombreuses et variées dans le monde animal. Que l’on songe, par exemple, aux communications sonores du chant des oiseaux. Mais les langages, au sens qui vient d’être donné à ce terme, semblent beaucoup plus rares. Le seul exemple spontané connu hors de l’espèce humaine semble être le « langage des abeilles ». Une abeille qui a trouvé une source de nourriture rentre à la ruche et fait, sous forme de danse, un « rapport » que les autres abeilles comprennent, donnant notamment la distance et la direction de la source de nourriture. C’est un langage réduit à sa plus simple expression : quelques mots et aucune règle syntaxique. 
Plus complexes sont les protolangages que l’homme peut enseigner à certains chimpanzés ou gorilles. Il ne s’agit pas ici de langages naturels, pas plus, il est vrai, que les langues humaines, que l’homme lui-même ne peut apprendre que s’il est mis, quand il est jeune, en présence du langage : une jeune humain élevé par des animaux, ou séquestré sans entendre de langage, n’apprend pas à parler spontanément. Certains chimpanzés ou gorilles peuvent ainsi maîtriser, sous forme gestuelle (le langage des sourds-muets) ou par l’affichage de symboles arbitraires sur un écran d’ordinateur, un protolangage de cent cinquante « mots » et quelques règles syntaxiques. Cela ressemble beaucoup aux productions d’un enfant qui commence à parler et énonce : « Minou – mémé- salon ». 
Nous insisterons un peu plus sur la morale et l’esthétique, qui nous intéressent davantage ici.
Les règles protomorales sont destinées à faciliter les relations des animaux qui vivent en groupe. Elles concernent donc en général la vie familiale ou la vie sociale. Un exemple très général peut être trouvé dans l’aversion de la torture : tout en considérant que la torture est  toujours un acte abominable, nous sommes davantage scandalisés par la torture d’un enfant que par celle d’un adulte. 
Il s’agit là d’une très ancienne règle biologique, dont la signification darwinienne paraît évidente, et qui vise à protéger les jeunes. Chez des animaux très proches de nous, les chimpanzés, l’éthologiste Frans de Waal a pu mettre en évidence de nombreuses règles protomorales : sympathie, attachement, intérêt pour les jeunes, aide aux handicapés, punitions, négociations, coopérations, réconciliations… 

 

10) Pour davantage de précisions, voir Lestel Dominique, Les Origines animales de la culture, Paris : Flammarion, 2001, p. 216. Voir également note 1. 
Écoutons De Waal : « Le pardon n’est pas […] une idée mystérieuse et sublime que nous devons à quelques millénaires de judéo-christianisme […]. Le fait que les singes, les grands singes et les hommes ont tous des comportements de réconciliation signifie que le pardon a probablement plus de trente millions d’années et qu’il est antérieur à la séparation intervenue dans l’évolution des primates » (11). 
Quant à l’esthétique, de nombreuses préférences de couleurs, de formes, de rythmes musicaux…, existent chez les animaux. Comme le remarque l’éthologiste Michel Kreutzer :
« Le goût pour le beau trouverait son origine dans l’attrait qu’exercent les partenaires sexuels. Ensuite on peut imaginer que ce goût fut secondairement étendu à d’autres domaines » (12). 
Et d’ailleurs dans l’espèce humaine aussi, l’origine de l’esthétique est très liée à la sexualité, si l’on en juge par les nombreux tableaux ou sculptures de femmes nues. Chez les animaux, les couleurs préférées sont souvent celles du (de la) partenaire sexuel(le) et plus elles sont vives plus elles témoignent de la « vitalité » du (de la) partenaire. Mais ensuite, comme on vient de le dire, ces choix primaires peuvent être étendus à des choix esthétiques moins directement liés à l’activité sexuelle. Parmi les innombrables exemples de préférences esthétiques que l’on peut citer, signalons que l’on a pu trouver le même type de mouvements dans les danses humaines et dans celles de certains oiseaux. À propos du chant, écoutons Dominique Lestel, un chercheur qui a beaucoup travaillé sur ces questions : dans leurs chants, les oiseaux « évitent les extrêmes de la régularité mécanique comme ceux de la simple diversité aléatoire » et « les baleines composent et bricolent leurs chants avec une indéniable créativité et une grande ingéniosité » (13). On ne trouve guère chez les animaux d’œuvres d’art pérennes, c’est-à-dire des « instruments », que l’animal fabriqueraient pour leur esthétique, et qu’il conserverait un certain temps. Les « berceaux » construits par certains oiseaux s’en rapprochent cependant. Il ne s’agit pas ici de berceaux pour des jeunes, mais d’ensembles complexes de tiges plantées dans le sol et accompagnées d’un « tapis » d’objets nombreux et variés classés selon leur couleur. Le mâle se sert de cette « sculpture » pour impressionner la femelle qu’il courtise. Il existe aussi des « œuvres d’art » créées par les animaux à l’incitation des hommes. Ainsi les tableaux peints par des chimpanzés à qui on avait fourni toiles et pinceaux, où se manifestent des préférences de couleurs ou de formes, et qui sont proches des productions d’enfants de deux ou trois ans.
Au terme de ce trop bref survol (14), on doit conclure que le développement des sciences semble réduire, de plus en plus, le « fossé » qui était supposé séparer l’homme de l’animal.
Si le fossé était déjà largement comblé en ce qui concerne la « nature », les récents résultats de l’éthologie, que nous venons de rappeler (et qui pourraient encore amener à des surprises dans les années qui viennent) suggèrent l’existence, chez les animaux aux capacités cérébrales les plus complexes, d’« ébauches » de presque tous les traits culturels humains. C’est notamment le cas en morale et en esthétique, où l’on peut clairement trouver chez les animaux des « protomorales » et des « protoesthétiques ». Alors, nous comportons-nous, dans ces deux domaines, comme des singes ou comme des philosophes ?

Sommes-nous des philosophes ou des singes ?

Une morale unitaire

Commençons par la morale. La morale humaine est en fait la combinaison harmonieuse de racines biologiques et d’une manière proprement humaine de les traiter.

11) De Waal Frans, De la réconciliation chez les primates, Paris : Flammarion, 1992.
12) Kreutzer Michel, « Du choix esthétique des animaux », Revue d’Esthétique 2001; 40 (Animalités) (1), 113-116.
13) Voir référence note 10.
14) Voir note 1.

 

En schématisant, on peut dire que la morale est à la fois nature et culture, si l’on n’oublie pas que la nature (biologique) contient déjà, comme on vient de le montrer, les ébauches de la culture. Vouloir réduire la morale à la seule « nature » revient à oublier que la nature contient beaucoup d’éléments « naturels » mauvais. Vouloir réduire la morale à la seule « culture » (humaine) revient à oublier les dangers d’un recours systématique à la tradition : l’excision, le maintien des femmes voilées et illettrées, la corrida, la chasse à courre, le brûlis des cultures en zones subsahariennes sont des traditions culturelles peu respectables, et sur lesquelles il n’est pas possible de construire une morale. Le recours à la tradition traduit d’ailleurs en général la loi des plus forts sur les plus faibles (femmes, animaux, environnement…) Le philosophe Bernard Baertschi rappelle qu’« un usage précautionneux du langage séparera avec soin la signification descriptive et la signification évaluative […] que le langage ordinaire mêle souvent » (15). Les traditions évoquées ci-dessus sont des faits que l’on peut décrire, mais pas des valeurs morales que l’on pourrait évaluer. D’une manière plus générale, comme le formule fort justement Anne Fagot-Largeault, « Le problème de fond est : comment ajustons-nous nos idées (idéaux) aux possibilités naturelles ? » (16). Comment pouvons-nous effectuer une synthèse harmonieuse entre les racines biologiques de notre morale et l’ajustement proprement humain que nous pouvons leur donner ? Cette position émanant d’une philosophe rejoint celle d’un éthologiste représentatif des courants modernes, Robert Hinde, qui écrit que, dans la morale, la biologie a sa part à jouer, mais que « sa contribution dépend d’un mariage avec d’autres disciplines » (17). 
Et cette position rejoint aussi une remarque très générale sur l’évolution des êtres vivants, qui suggère que, chez certains groupes, notamment les vertébrés, se développe, grâce au système nerveux, une large autonomie de fonctionnement permettant une certaine indépendance des choix comportementaux par rapport aux normes innées. Cette autonomie trouverait dans l’espèce humaine un développement considérable et permettrait à notre espèce une adaptation très largement culturelle des normes biologiques(18).
Une telle morale unitaire, qui englobe à la fois des racines biologiques et des traits culturels purement humains, s’oppose à ceux qui voudraient voir dans la morale un simple fait de nature, des « naturalistes purs » en quelque sorte comme les cyniques, les taoïstes, et dont on peut sans doute rapprocher Rousseau, en même temps qu’à ceux qui voudraient voir dans la morale une activité limitée à la culture humaine, des « culturalistes purs » (donc « antinature »).
Cette dernière catégorie recouvre la quasi-totalité des grands philosophes non matérialistes (Hegel, Hobbes pour qui « la seule justification […] de l’état social est la suppression de l’état de nature » (19), Kant, pour qui la culture se situe au-delà de, séparée de, la nature…). Une telle morale unitaire rejoint en revanche la position de plusieurs moralistes modernes.

15) Baertschi Bernard, « L’articulation de l’être et de la valeur », Cahiers de la revue de Théologie et de Philosophie 1996; 18 (La Nature):303-307.
16) Fagot-Largeault Anne, « Juger et évaluer, normativité biologique et jugement humain », Le discours
bioéthique, Kemp Peter (sous la direction de), Paris : Cerf; 2004, pp. 51-70.
17) Hinde Robert, Biological bases of human social behaviour, New York: Mc Graw-Hill, 1974. P. X
18) Voir note 1.
19) Frioux Dalibor, Nature et culture, Paris : Armand Colin, 2001, p.99.

Ainsi Allan Gibbard qui écrit « ce sont les forces darwiniennes qui ont façonné les préoccupations et les sentiments que nous connaissons, et certains d’entre eux sont moraux au sens large » (20), mais Gibbard maintient aussi une vision morale propre à l’homme. Ainsi Alasdair MacIntyre, un philosophe de tendance aristotélicienne qui admet : « J’étais dans l’erreur quand je supposais qu’une éthique indépendante de la biologie était possible » (21). 
Ainsi Laurent Jaffro qui, dans ses considérations sur le sens moral, propose « une conception dynamique de l’innéité, qui ne la réduit pas à un stock d’information donné à l’avance, mais l’entend comme l’orientation d’un développement » (22).

Une esthétique unitaire

Venons-en à l’esthétique, particulièrement telle qu’elle est comprise par la philosophie d’aujourd’hui, où l’art, proche de la technique, de l’artisan a fait place à un «art pour l’art » de l’artiste. Cette conception est contemporaine de la conception kantienne d’une « esthétique de la réception » (23), fondée sur l’attitude kantienne de désintéressement, « exclusion de toutes formes d’intérêts extra-esthétiques, que ce soient ceux de la raison dans son usage spéculatif ou ceux de la raison dans son usage pratique ». Finalement cette esthétique moderne « entend […] isoler, comme on isole un élément en chimie, des émotions proprement esthétiques distinctes de toute autre forme d’émotion ». Dès lors, selon cette perspective, « l’art ne doit pas et ne peut pas moraliser ». Mais en face de cette conception qui imprègne une large part de la pensée moderne se trouve une position plus franchement biologique, celle notamment de Darwin, pour qui l’esthétique est une conséquence de la stimulation des canaux sensoriels et qui aboutit aussi, comme on l’a vu plus haut, à démontrer une origine sexuelle du beau. L’art pratiqué dans notre espèce ne peut exclure aucune des deux approches et, tout en incluant une démarche historique, liée à l’histoire même des mouvements culturels dans nos sociétés, il doit comprendre, à la fois, des racines biologiques (darwiniennes) de la sensorialité et une attitude de recherche intellectuelle de 
« l’art pour l’art » qui dérive de préoccupations purement humaines. Comme la morale l’esthétique a donc ce double aspect.

Où l’esthétique rejoint la morale

Mais on peut aussi penser que cette parenté entre morale et esthétique va plus loin, et que la démarche esthétique rejoint la démarche morale. Dans cet esprit, opter pour la beauté serait se placer dans une certaine intelligence du monde, pas nécessairement scientifique et qui pourrait rejoindre la morale. 
Non pas que l’esthétique deviendrait en elle-même moralisatrice, ce qui, comme l’a souligné Carole Talon-Hugon, est une préoccupation étrangère à l’esthétique moderne, mais parce que le fait intellectuel de rechercher la beauté se rapproche de celui de rechercher la morale. Nous nous appuierons ici sur une réflexion d’Albert Schweitzer : « L’homme inculte, en contemplant un arbre en fleurs, se sent ému par le mystère du vouloir vivre qui éclate partout autour de lui : il en sait plus que le savant qui étudie au microscope ou à l’aide d’expériences physiques et chimiques […] mais qui en dépit de son érudition […] reste cependant insensible au fait que tout ce qui vit est vouloir vivre» (24).

20) Gibbard Allan, Sagesse des choix, justesse des sentiments (Une théorie du jugement normatif), Paris : Presses Universitaires de France, 1996. p.437.
21) MacIntyre Alasdair, Dependent rational animals – Why human beings need the virtues, London: Gerald Duckworth and Co, 1999, p. X.
22) Jaffro Laurent (sous la direction de), Le sens moral – Une histoire de la philosophie morale de Locke à Kant, Paris : PUF, 2000.
23) Talon-Hugon Carole, Morales de l’art, Paris : Presses universitaires de France, 2009, p. 108 – citations suivantes pp109, 114, 119.
24) Schweitzer Albert, La Civilisation et l’éthique, Colmar : Alsatia, 1976.

Une telle position relève du vécu existentiel et se rapproche donc des positions défendues par les philosophes existentialistes ou phénoménologues, mais aussi de toute une partie de la philosophie asiatique, notamment celle qui, à partir du zen, s’intéresse à la conception du haïkou (ou haïku). 
On a d’ailleurs pu faire remarquer (25) combien le haïkou transposé en écriture occidentale s’apparentait à la philosophie existentialiste. Dans cet esprit de vécu existentiel, opter pour ce qui est beau revient à participer à l’intelligence du monde et amène à préserver les structures du monde et à les traiter avec respect, en respectant leur mode de fonctionnement « naturel ». Donc laisser, dans la mesure du possible, les êtres humains vivre comme des êtres humains, avec leur dignité, qui est une forme de beauté.
Laisser, dans la mesure du possible, les animaux vivre leur vie comme le veut leur espèce, en respectant les « droits de l’animal » (26), qui amènent à respecter une beauté de l’animalité.
Laisser, dans la mesure du possible, l’environnement dans ses fonctionnements spontanés, en respectant des « droits de l’environnement » (27), qui amènent à respecter une beauté de l’environnement. Bien entendu, quand nous ajoutons « dans la mesure du possible », c’est pour affirmer que ces positions sont des choix idéaux et pas toujours compatibles avec le fonctionnement de nos sociétés.
Une autre manière monter le caractère unitaire de la position que nous défendons pour la morale et l’esthétique est de faire appel au fonctionnement même de notre cerveau (28). Notre cerveau est dichotomique par construction. Il comprend un hémisphère gauche et un hémisphère droit. Très schématiquement, l’hémisphère gauche est responsable du traitement, de manière analytique, des unités discrètes qui permettent de mimer le fonctionnement du monde, alors que l’hémisphère droit traite, de façon synthétique, les aspects plus globaux de l’intelligence. En gauchissant légèrement la position de Hume, on pourrait dire que l’hémisphère gauche est celui des faits et de la rationalité et que l’hémisphère droit est davantage celui des valeurs globales, esthétiques comme morales (29). Bien sûr, chez le sujet humain normal, les deux hémisphères fonctionnent en une synergie harmonieuse et sont capables de lier l’intelligence du monde à la perception des valeurs, morales ou esthétiques.

Les particularités de l’être humain

Dans cadre de cette morale et de cette esthétique unitaires qui permettent à l’être humain de combiner des racines biologiques et des spécificités purement humaines, penchons-nous un instant sur ces spécificités humaines (30).
Une première raison de ces spécificités humaines est bien sûr l’existence d’un cerveau exceptionnellement performant, capable de traiter des quantités impressionnantes d’information. D’autre part, si on compare l’homme, souvent décrit comme le « troisième chimpanzé » (31), aux deux autres espèces cousines de chimpanzés, le caractère  « néoténique » de notre espèce paraît très important.

 

25) Friedenkraft Georges, « Style et esprit des haïkou en français », Bulletin des Anciens Élèves de l’INALCO, 2002, avril, 113-120.
26) Chapouthier Georges, Les droits de l’animal, Paris : Presses Universitaires de France, 1992.
27) Chapouthier Georges, « Les droits de l’animal, entre droits de l’homme et droits de l’environnement », Alliage 1991, 7-8 : 57-62.
28) Voir note 1.
29) Chapouthier Georges, « Le cerveau, simulateur dans tous ses états », Revue philosophique, 2008, 133(3) :347-354.
30) Chapouthier Georges, (sous la direction de), L’animal humain, traits et spécificités, Paris : L’Harmattan, 2004.
31) Diamond Jared, Le troisième chimpanzé. Essai sur l’évolution et l’avenir de l’animal humain, Paris : Gallimard, 2000.

 

La « néoténie », c’est la capacité pour certaines espèces animales de se reproduire à l’état larvaire ou juvénile. Chez l’homme, il signifie que nous avons une constitution de fœtus de singe (32) : une grosse tête, de gros yeux, une absence relative de poils… Nous sommes, comme l’avait souligné Desmond Morris (33), des singes nus et juvéniles. Notre cerveau également fonctionne sur un mode juvénile. Il n’est a priori adapté à rien, et c’est pour cela, grâce à sa grande puissance de traitement, qu’il doit s’adapter à tout (34).
Nous sommes des singes juvéniles très joueurs, mais aussi peu capables de contrôler leur
violence. Si l’on compare les performances que notre super-cerveau nous permet par rapport à nos plus proches parents animaux, nous pouvons relever les traits suivants. D’abord un sens aigu de la durée. Non pas que les animaux les plus intelligents soient totalement dépourvus de ce sens : un animal qui prévoit une migration, ou qui attend simplement le bon moment pour se nourrir, dispose certes d’un certain sens de la durée. Mais cette capacité paraît prendre, dans l’espèce humaine, une importance considérable. On peut remarquer que les outils utilisés par les animaux, et dont il a été question plus haut, ont une durée d’utilisation assez brève. La plupart des communications sont du ressort du présent et il y a très peu d’ébauches de langages qui pourraient référer à un passé. Les proto-morales pratiques que nous avons mentionnées comme les choix esthétiques sont, en général, chez les animaux, du domaine de l’instantané. L’animal vit davantage dans l’immédiateté. L’homme (adulte) vit davantage dans la durée.
D’autres traits peuvent être trouvés dans le surdéveloppement de chacun des hémisphères cérébraux. Le développement de l’hémisphère gauche, qui conditionne l’interprétation rationnelle des faits, peut être rapproché de la capacité de connaissance des êtres humains, qui aboutit finalement aux connaissances scientifiques. Ce n’est sans doute pas un hasard si l’homme s’est nommé lui-même « homme savant », Homo sapiens. La connaissance scientifique se démarque fortement des connaissances empiriques des animaux les plus évolués. De l’autre côté, le développement de l’hémisphère droit aboutit à une explosion des conceptions globales, voire non rationnelles, voire imaginaires. Ici encore l’ébauche de l’imaginaire existe chez les animaux les plus intelligents, comme en témoignent chez eux l’existence de phases de rêve nocturne. Mais les capacités d’imagination et de traitement global, et non strictement rationnel, de ce qu’on peut appeler des « valeurs », morales ou artistiques, prend une place considérable chez l’être humain. Si, pour des raisons pratiques, la morale doit ensuite être contrôlée par la rationalité, ce n’est pas le cas pour l’art, qui, quant à lui, peut, à l’occasion, resté complètement irrationnel, voire absurde. Aucun animal ne pourrait sans doute imaginer que « la terre est bleue comme une orange ».

Conclusions

Dans la considération de l’espèce humaine par rapport aux espèces animales existent deux grandes positions métaphysiques fondamentales. L’une propose une rupture entre animalité et humanité et est commune à beaucoup de philosophes. L’autre, étayée notamment
en Occident par les thèses de Darwin, propose une continuité entre l’espèce humaine et les (autres) espèces animales. C’est, bien sûr, pour cette conception que plaide le présent exposé, même si, comme on vient de le montrer, la continuité n’exclut pas des spécificités proprement humaines liées au caractère néoténique de notre espèce et au développement d’un cerveau surpuissant.

32) Bolk Louis, La genèse de l’homme, vol. 18, Paris : Arguments, 1960.
33) Morris Desmond, Le singe nu, Paris : Grasset, 1967.
34) Tinland Franck, La différence anthropologique ; essai sur les rapports de la nature et de l’artifice, Paris : Aubier-Montaigne, 1977.

Il y a donc place pour la continuité et pour une certaine rupture, si l’on prend bien soin d’affirmer ici le primat de la continuité.
On peut en tirer quelques conséquences de morale pratique. Le fait que l’être humain (le troisième chimpanzé) possède, du fait de son cerveau, un mode d’être particulier peut lui donner une certaine fierté dans le domaine de la connaissance (Homo sapiens). Cette fierté ne peut, en aucun cas, être transférée au comportement moral pratique de notre espèce, qui, on le sait, s’est manifesté au cours de l’histoire par d’innombrables guerres, tortures, atrocités…
Comme l’avait formulé Schopenhauer (35) : « Chacun porte en soi, au point de vue moral, quelque chose d’absolument mauvais, et même le meilleur et le plus noble caractère nous surprendra parfois, par des traits individuels de bassesse ; il confesse ainsi en quelque sorte sa parenté avec la race humaine, où l’on voit se manifester tous les degrés d’infamie et même de cruauté ».
Son mode d’être différent ne donne donc pas le droit à notre espèce de se défendre plus que d’autres espèces animales, mais autant. Lorsqu’il se trouve en présence de conflits de droits fondamentaux (pour sa survie, pour sa santé) avec d’autres espèces, l’homme a, comme toute espèce, le privilège de défendre ses droits propres. En revanche l’utilisation abusive (omniprésente) de l’animal, dans des conditions où la survie des êtres humains n’est nullement menacée relève du « droit du plus fort » et non pas d’un quelconque droit moral.
Au contraire : on devrait espérer que l’espèce humaine fasse preuve, du fait de son cerveau, d’un plus grand souci moral, d’une plus grande responsabilité, à l’égard des animaux et de l’environnement. C’est ce que demandent les religions et les philosophies. Le vœu serait donc ici que le troisième chimpanzé – nous-mêmes -, sans oublier pour autant ce qu’il doit à ses racines animales, puisse (enfin) se comporter comme un philosophe digne de ce nom.

(35) Schopenhauer Arthur, Parerga et paralipomena – Philosophie et philosophies, Paris : Félix Alcan, 1907, pp 35-37.

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