Le poisson, le miroir et la conscience de soi

La "conscience de soi" chez les animaux est testée grâce au test du miroir. Depuis 1970, ce test est expérimenté sur de nombreuses espèces animales, et plus récemment sur le poisson labre. Mais peut-on réellement conclure à une conscience de soi? ou uniquement à la reconnaissance de soi-même, ou bien d'un apprentissage.

Le test du miroir

Le « test du miroir » ou test de Gallup, du nom du psychologue américain qui en est l’auteur, a été mis au point en 1970. Il s’agissait de tester si des primates étaient capables de comprendre que leur réflexion dans un miroir était leur image et non celle d’un autre individu.

Pour ce faire, l’américain a eu l’idée de placer une marque colorée sur le corps du sujet testé, visible uniquement à l’aide du miroir. Cette marque est appliquée lorsque l’individu est inconscient et n’est pas repérable autrement que sur l’image dans le miroir (c’est-à-dire qu’elle doit être inodore, etc.), afin d’éviter tout biais pour l’interprétation des résultats du test.

Il testa d’abord six chimpanzés individuellement. En découvrant le miroir, les individus traitaient leur image comme celle d’autres congénères, puis cette réaction diminuait avec le temps. Si la marque était appliquée dès le début, les chimpanzés n’y prêtaient pas attention ; après une exposition au miroir d’une dizaine de jours, ils touchaient systématiquement la marque ou l’observaient dans le miroir. Au cours de la phase d’habituation de 10 jours, ils montraient également beaucoup de comportements dirigés vers eux-mêmes via le miroir : ils observaient l’intérieur de leur bouche, leur derrière… Ils semblaient donc avoir bien compris que le singe observé dans le miroir était eux-mêmes.

Ceux qui passent, ceux qui ratent

Les primates

Parmi les primates testés, seuls les grands singes (les hominidés) ont réussi le test :

  • l’humain (à partir de l’âge d’une vingtaine de mois)
  • le chimpanzé
  • l’orang-outan
  • le bonobo

Étonnamment, le gorille ne semble pas réussir ce test tel qu’il est conçu. Une hypothèse explique cet échec par le fait que les gorilles évitent le regard de l’autre car cela est interprété comme une agression. Ils évitent donc leur reflet dans le miroir. En modifiant le modèle, certains auteurs ont tout de même observé chez des gorilles des comportements dirigés vers eux-mêmes à l’aide d’un miroir (Patterson et Cohn, 1994; Swartz et Evans, 1994; Posada et Montserrat, 2007; Allen et Schwartz, 2008). Ces gorilles avaient la particularité d’avoir été immergés de façon intense dans un environnement humain, tel Koko, capable de communiquer en langue des signes. Une hypothèse suggère que cela a « éveillé » chez eux une certaine capacité sociale permettant la reconnaissance dans le miroir, potentiellement via le développement des connections neuronales nécessaires (Povinelli, 1994). Néanmoins, ces études sont remises en question et la réussite des gorilles n’est pas encore acceptée.

test miroir chimpanzé

Aucun autre primate testé n’a encore réussi le test tel quel. En 1970, Gallup testa également des macaques qui ne réussirent pas le test et semblèrent traiter leur image comme celle d’un autre animal pendant toute la phase d’habituation. Il suggéra que la capacité à se reconnaître dans un miroir était limitée aux hominidés. Il est intéressant de noter que même s’ils n’ont pas réagi à la marque lors du test, d’autres études ont montré que les macaques ont conscience que les miroirs peuvent refléter des objets : ils savent se servir du miroir pour attraper des objets reflétés (Anderson, 1986). Frans de Waal et al. montrèrent également en 2005 que, même s’ils ne passent pas le test du miroir, des capucins réagissent différemment en voyant leur propre reflet que s’ils voient un autre singe, familier ou étranger. Deux hypothèses apparaissent sans qu’il ne soit encore possible de trancher : soit les capucins ont reconnu un singe « étrange » (Puzzling Other) dans le miroir, soit ils ont compris que ce n’était pas un autre individu mais une réflexion neutre (No One There – personne n’est là). Chang et al. (2015) ont détourné le test en apprenant à des macaques rhésus à se reconnaître dans un miroir grâce à une association entre vision et perception de son corps. Les singes étaient d’abord entraînés face à un miroir à sentir un faisceau laser dirigé sur leur face qui provoquait une sensation irritante ; ils touchaient alors la tâche et recevaient une récompense immédiatement. L’irritation était ensuite diminuée pour vérifier que l’apprentissage était acquis. En situation de test avec une marque non irritante et sans récompense, les singes ont touché la marque sur eux-mêmes et ont montré, comme les grands singes passant le test du miroir, des comportements dirigés vers leurs corps à l’aide du miroir. Cette expérience suggère que des capacités latentes de reconnaissance de soi pourraient être exprimées à la suite d’un entraînement intensif.

Les autres mammifères

D’autres mammifères hautement sociaux ont réussi le test :

Certains chercheurs lient d’ailleurs la capacité à se reconnaître dans un miroir à un comportement social très élaboré. Plotnik et al. (2006) suggèrent, en ajoutant l’éléphant d’Asie à la liste des animaux réussissant le test, que celui-ci fonctionne pour les espèces montrant une convergence cognitive permettant de distinguer le soi de l’autre. Le test fonctionnerait chez les espèces partageant un cerveau très développé, permettant un fonctionnement social complexe et des tendances altruistes. De plus, les dauphins comme les grands singes montrent des compétences fortes pour l’imitation et la métacognition (plus d'informations sur la conscience). La distinction de soi et de l’autre serait un trait adaptatif bénéfique ayant émergé dans les sociétés animales où l’interprétation du comportement des autres est primordiale pour un fonctionnement en réseaux complexes mettant en jeu à la fois compétition et collaboration.

Les autres vertébrés

L’hypothèse basée sur la possession d’un néocortex est remise en question à la suite du succès au test d’animaux ne montrant pas cette même anatomie cérébrale :

Cette espèce de la famille des corvidés possède un cerveau relativement complexe, avec un ratio taille du cerveau / taille du corps élevé, et vit en groupes sociaux, renforçant plutôt la théorie de l’intelligence sociale. Les pies seraient capables d’empathie et d’imaginer ce que pensent d’autres congénères : elles font des réserves de nourriture pour plus tard et sont capables d’adapter leur action selon la présence de congénères pour éviter que ceux-ci ne dérobent leur butin.

Il est à noter que, de la même manière qu’avec les macaques rhésus, des pigeons ont passé le test du miroir après un entraînement intensif. Néanmoins, le test ayant été modifié, les pigeons ne sont pas considérés comme ayant passé le test de Gallup.

  • le labre nettoyeur commun
conscience de soi , poisson labre
copyright: Frédéric Ducarme (Wikimedia Commons)

Il s’agit là d’une découverte très récente. Une équipe japonaise a choisi cette espèce, entre autres, car son répertoire comportemental lui permet de répondre clairement à la question posée par le test. En effet, ce poisson se nourrit notamment d’ectoparasites vivant sur la peau d’autres individus. Ainsi, reconnaître un élément qui ne devrait pas être sur la peau d’un poisson et le retirer lui est naturel. Ce poisson a donc une motivation naturelle (basée sur son écologie) à effectuer ce comportement de nettoyage. Ce point est très important car lors de l’interprétation de l’échec de certains animaux lors du test du miroir, on peut se demander si l’animal manquait d’une motivation à retirer une tâche de leur corps (aspect motivationnel), car un animal pourrait simplement choisir de l’ignorer alors qu’il l’a pourtant très bien repérée, ou s’il lui aurait manqué la capacité physique (aspect pratique), comme par exemple pour la raie Manta (Ari et D'Agostino, 2016), dont le résultat au test est trop ambigu pour conclure à une reconnaissance de soi.

Dans le cas présent, les résultats du test ont été les suivants :

  • Dans un premier temps, la majorité des poissons (toutes femelles) a montré une réponse agressive face à son reflet, suggérant que le reflet était interprété comme la présence d’un étranger.
  • Au bout d’une semaine, ces réponses avaient disparu, tandis qu’apparaissaient des comportements atypiques qui ne sont pas observés lors de comportements sociaux classiques, comme exécuter de petites «  danses  » (nageoires étalées et frémissements devant le miroir pendant une seconde), foncer le long du miroir avec la tête au contact, se ruer vers le reflet en s’arrêtant au dernier moment… À la fin de chaque mouvement, le poisson restait près du miroir et semblait regarder son reflet quelques secondes.
  • Les animaux ont été testés avec une marque de couleur sur le corps ressemblant à un ectoparasite, seulement visible grâce au miroir. Plusieurs poissons ont essayé de la retirer en se grattant sur un support en se regardant dans le miroir, réussissant ainsi le test, quelquefois de manière maladroite, probablement par manque d’habitude du mouvement. Il est à noter que pour toutes les espèces ayant passé le test, ce n’est pas la totalité des individus qui a montré des comportements suggérant une reconnaissance dans le miroir. Chez les chimpanzés, par exemple, entre le quart et la moitié des individus échouent au test.

La preuve d’une conscience de soi ?

Objectiver la conscience de soi

Selon Gordon G. Gallup  : « si la conscience de soi est la capacité à devenir l’objet de sa propre attention, alors les miroirs peuvent mesurer et objectiver cette capacité ». Il reconnaît que la conscience de soi dépasse une simple capacité à se reconnaître dans le miroir, ce dernier étant un moyen d’objectiver l’existence d’un concept de soi préexistant. Néanmoins, il considère que les espèces ne réussissant pas le test ne sont pas dotées de conscience ou d’esprit. Pour Gallup, le miroir permet également à l’individu d’acquérir une nouvelle forme de connaissance en lui permettant de se voir tel que les autres le perçoivent. Il considère que la possession d’un esprit et la capacité à observer ses propres états mentaux sont liées à la capacité de reconnaître des états mentaux chez les autres – voir la théorie de l’esprit.

Le sujet de la conscience, et plus particulièrement de la conscience de soi, est complexe. Pour certains, la conscience de son corps est intermédiaire entre la conscience perceptuelle (de la qualité d’une surface par exemple) et la conscience réflexive, permettant la métacognition (Griffins, 2001). Nous n’entrerons pas plus loin dans les détails et recommanderons aux lecteurs intéressés de consulter l’excellent dossier de l’INRA sur la conscience animale et l’article « Qu’est-ce que la conscience ? » publié dans le n° 94 de cette revue.

Un risque de surinterprétation

Pour certains auteurs, la conclusion qu’un animal possède une conscience de soi car il est capable de toucher une marque sur son corps à l’aide d’un miroir constitue une surinterprétation. Le canon de Morgan, du nom du biologiste qui développa à la fin du XIXe siècle la psychologie animale, est un principe de rigueur scientifique selon lequel il ne faut pas interpréter un comportement animal comme le résultat de facultés de haut niveau (cognition, conscience) s’il peut être interprété comme le résultat de facultés plus simples.

En effet, on peut imaginer qu’un animal qui retire une marque de son corps en s’aidant d’un miroir a pu simplement comprendre, par apprentissage, la propriété de réciprocité d’un miroir. En se familiarisant avec le miroir et en acquérant ainsi des informations tactiles et visuelles, l’animal comprend qu’il s’agit d’une surface plane ne permettant aucune interaction réciproque et, pour ceux qui réussissent le test, qu’il existe une correspondance synchronisée entre son reflet et ses propres actions. L’animal se baserait sur un apprentissage perceptuel plutôt que conceptuel : une reconnaissance dans le miroir nécessiterait une simple perception des mouvements de son propre corps, la capacité de faire correspondre ces mouvements avec une image, et la capacité à comprendre la réciprocité d’un miroir.

Aussi intelligents soient-ils, le fait que des oiseaux et des poissons aient réussi le test facilite une remise en question du test du miroir comme révélateur d’une conscience de soi. Notre proximité phylogénétique avec les grands singes et l’affectif qui nous lie à des espèces charismatiques comme les dauphins et les éléphants ont pu favoriser une interprétation univoque en faveur de l’existence de facultés de haut niveau chez ces animaux. Il ne s’agit pas ici de nier qu’ils possèdent des facultés mentales élevées, mais de reconnaître que dans le cadre du test du miroir, il puisse exister d’autres interprétations plus parcimonieuses, ne mettant pas nécessairement en jeu une conscience de soi.

Autres réserves

Chez les humains encore, certaines catégories de personnes ne réussissent pas le test, ou dans des proportions faibles : les aveugles, évidemment, certaines personnes atteintes d’Alzheimer, une partie des autistes, certains schizophrènes… De plus, Gallup prend une réussite ou un échec à son test comme preuve de l’existence ou l’absence d’une conscience de soi ; c’est ignorer la complexité du sujet, et en particulier le fait qu’il existe plusieurs niveaux de conscience. De plus, chez l’humain, les enfants ne réussissent le test qu’à partir de 18 mois environ, allant jusqu’à 6 ans dans certaines cultures où les miroirs sont absents (Broesch et al., 2011). Est-ce à dire qu’ils n’ont pas conscience d’eux-mêmes avant cela ? Pour d’autres critiques, voir Rochat et Zahavi (2011).

Conclusion

Il est difficile de retranscrire, en quelques pages, la richesse et la complexité des connaissances sur le sujet de la conscience de soi. La simplicité du test de Gallup en fait un test intéressant pour explorer la reconnaissance de soi, même s’il ne permet pas de trancher définitivement sur la présence d’une conscience de soi. Les auteurs de l’étude sur le labre nettoyeur ont produit une discussion très complète et minutieuse de leurs résultats. Pour eux, les capacités cognitives et de reconnaissance sont liés à l’écologie sociale et comportementale des animaux, plutôt qu’à la taille d’un cerveau ou d’une proximité phylogénétique avec l’humain. Leur test démontre que les labres nettoyeurs reconnaissent leur propre corps dans le miroir, mais pas nécessairement qu’ils possèdent une conscience de soi. De plus, ils estiment que si l’on considère que ces poissons ne sont pas conscients d’eux-mêmes, il faut appliquer le même sens critique aux tests réussis par les autres vertébrés, et remettre en cause le test. Faute de cela, il s’agirait de « chauvinisme taxonomique », autrement dit de spécisme… Si ce test est abandonné pour prouver la conscience de soi, cela ne signifierait pas pour autant que les animaux ne possèdent pas cette conscience, seulement que l’outil n’est pas assez bon pour le détecter de façon claire et univoque.

Sophie Hild

Cet article repose sur 20 sources :

Article publié dans le numéro 99 de la revue Droit Animal, Éthique & Sciences.

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