25 ans d’interdiction de la coupe de queue chez les porcs

Le 1er janvier 1994 entrait en vigueur l’interdiction de la coupe de routine de la queue (caudectomie) des porcs dans l’Union européenne. Vingt-cinq ans plus tard, cette disposition n’est toujours pas respectée dans la majorité des pays de l’Union. Cette pratique est réalisée pour éviter que les animaux ne se mordent la queue entre eux (caudophagie). Elle est une atteinte à l’intégrité physique et une source de souffrance pour eux. Ce comportement préjudiciable peut pourtant être limité voire supprimé.

Développement du cannibalisme

Les cochons sont des animaux curieux qui ont une tendance naturelle à explorer et interagir avec leur environnement ; lorsque ce besoin n’est pas satisfait, le bien-être des animaux se détériore. Mordre et grignoter ses congénères jusqu’à entraîner douleurs et plaies est un comportement anormal qui peut résulter de cette frustration comportementale. À noter que d’autres parties du corps peuvent faire l’objet d’un comportement de grignotage : les mamelles de la mère, le pénis des congénères, les oreilles…

La caudophagie est causée par de multiples facteurs. Parmi ceux expliquant l’apparition de ce comportement, les plus fréquemment cités sont :

  • Des matériaux d’enrichissement du milieu de vie absents ou inadéquats.
  • Une densité d’animaux par enclos trop élevée.
  • Une trop forte compétition entre congénères pour la nourriture ou l’eau.
  • Un régime alimentaire inadapté (manque de fibres…)
  • De mauvaises conditions de température, de ventilation…
  • Des causes génétiques, de pratiques d’élevage, tel le réallottement, etc.

Couper tout ce qui dépasse

Non seulement la caudophagie est une atteinte au bien-être des animaux qui la subissent – et reflète le mal-être de ceux qui l’expriment –, mais en plus elle résulte en des pertes économiques pour l’industrie. Par exemple : les carcasses peuvent être écartées à l’abattoir, ou certaines parties peuvent en être éliminées.

Plutôt que d’agir sur les diverses causes listées, la solution de facilité a été de tout simplement couper la queue des porcelets par anticipation, de façon routinière. Comme si on coupait le pouce des enfants avant qu’ils ne le sucent pour ne pas risquer des soins d’orthodontie…

Plusieurs méthodes existent, dont le coupe-queue chauffant (pince électrique ou à gaz), qui cautérise la plaie pendant la section et réduit la réaction physiologique de douleur par rapport à d’autres méthodes, notamment par la destruction des nocicepteurs par brûlure. Néanmoins, lors de la régénération des nocicepteurs, des névromes peuvent se former. Ils proviennent de cicatrisations neuropathiques des fibres nerveuses au niveau du moignon pouvant entrainer des douleurs intenses. Une sensibilité accrue peut être observée.

La section de la queue est pratiquée habituellement dans la première semaine de vie, les porcelets étant plus facilement manipulables et la réglementation imposant une anesthésie complétée d’une analgésie prolongée après 7 jours d’âge.

Règlementation

Les choses sont d’ailleurs claires au niveau réglementaire : la directive 91/630/CEE du Conseil du 19 novembre 1991 a prévu l’arrêt de cette caudectomie de routine avec une entrée en vigueur en 1994. Sa révision par la directive 2008/120/CE du 18 décembre 2008 insiste à nouveau sur l’interdiction de cette mutilation de routine. Par interdiction « de routine », on entend que la manipulation ne doit pas être réalisée sans qu’un problème de caudophagie existe – elle ne doit pas être réalisée en préventif – et qu’une action corrective ait été entreprise : enrichissement du milieu, diminution de la densité, etc.

« La section partielle de la queue et la réduction des coins ne peuvent être réalisées sur une base de routine, mais uniquement lorsqu’il existe des preuves que des blessures causées aux mamelles des truies ou aux oreilles ou aux queues d’autres porcs ont eu lieu. Avant d’exécuter ces procédures, d’autres mesures doivent être prises afin de prévenir la caudophagie et d’autres vices, en tenant compte du milieu de vie et des taux de charge. » (Directive 2008/120/CE, annexe I.I.8).

Étant donné la forte densité d’animaux dans les enclos et la pauvreté de leur environnement, la caudophagie est quasi inhérente aux élevages dits « standards » ou « conventionnels » ; la première condition est donc très rapidement remplie. La seconde dépend du sens que chacun veut bien donner aux « mesures de prévention ». S’agissant d’enrichissement du milieu, le texte semble pourtant limpide :

« [L]es porcs doivent avoir un accès permanent à une quantité suffisante de matériaux permettant des activités de recherche et de manipulation suffisantes, tels que la paille, le foin, le bois, la sciure de bois, le compost de champignons, la tourbe ou un mélange de ces matériaux qui ne compromette pas la santé des animaux. » (Directive 2008/120/CE, annexe I.I.4).

Expertises scientifiques et guides officiels

Vingt-cinq ans déjà, et pourtant, les pratiques peinent à évoluer (voir tableau). Seuls deux pays de l’UE ont interdit la caudectomie de routine : la Finlande (2003) et la Suède (2009). La pratique est également interdite en Norvège et en Suisse même si ces pays ne sont pas concernés par la réglementation de l’UE.

Tableau: caudectomie et enrichissement du milieu en élevage porcin dans l’UE

Chiffres: De Briyne et al., 2018

Pays producteurs Nombre de porcs (x 1000) Queues coupées (moyenne) Apport de matériaux d’enrichissement (moyenne)
Espagne 29 231 94,6 % 39,4 %
Allemagne 27 376 89 % 95 %
France 12 793 95 % 72 %
Danemark 12 281 98 % 97 %
Pays-Bas 11 881 91,8 % 52,4 %
Pologne 11 107 95 % 55 %
Suède 1 471 0 % 97,3 %
Finlande 1 197 1,5 % 85 %

Ce sont 77 % des porcs européens en moyenne qui subissent encore la caudectomie de routine, et pourtant ce n’est pas faute d’investigations et d’expertises scientifiques sur le phénomène :

  • Dès 1997, le Comité vétérinaire scientifique du Conseil européen a publié un pavé (190 p.) sur le bien-être des porcs en élevage intensif. Sa 40e recommandation préconise d’améliorer la gestion de l’élevage plutôt que de sectionner la queue des animaux lorsque des blessures commencent à apparaître.
  • En 2007, avant la directive révisée de 2008, l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) publiait un rapport sur la caudophagie. Il atteste du besoin fondamental des cochons d’explorer et de manipuler leur environnement et cite « l’absence de paille, la présence de caillebotis [Sol ajouré pour faciliter l’évacuation des déjections, généralement en béton] et un environnement pauvre » comme facteurs ayant le plus de poids dans l’apparition des morsures à la queue. Il reconnait que l’élevage intensif actuel favorise l’apparition du problème à cause des conditions de vie et de la sélection génétique ; la coupe des queues permet de limiter le problème mais pas de l’éliminer si les conditions délétères persistent.
  • En 2015, les experts de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) répondent à une saisine de la Direction générale de l’Alimentation sur le sujet de l’enrichissement de l’environnement des porcs. L’avis ne porte pas sur les systèmes d’élevage plein air et sur litière (paille ou sciure) où il existe des matériaux manipulables – cf. exigence de la directive. C’est donc le système sur caillebotis qui est concerné : 93 % des porcs y sont engraissés. Une revue de la littérature scientifique a permis de lister un nombre de propriétés que doivent posséder les matériaux fournis aux porcs pour être efficaces : ils doivent être déformables, mâchonnables, durablement attractifs, bien positionnés, non mobiles sur le sol, non souillés, en nombre et quantité suffisants, mis à disposition en permanence et satisfaisants sur le plan sanitaire. On regrettera amèrement que, parmi les exemples donnés, les chaînes de métal soient mises sur le même plan que la paille, le foin, la sciure, la tourbe…
  • La recommandation (UE) 2016/336 de la Commission du 8 mars 2016 vient heureusement ajouter un élément de hiérarchisation parmi les matériaux manipulables. Cette recommandation est accompagnée d’un document de travail précisant quelques exemples pour chaque catégorie. Les matériaux sont classés comme suit :
    1. Matériaux optimaux : possèdent toutes les caractéristiques souhaitées et peuvent être utilisés seuls (paille, foin, navets, betteraves fourragères…)
    2. Matériaux sous-optimaux : possèdent la plupart des caractéristiques (ils ne sont pas forcément comestibles : coques de cacahuètes, sciure de bois, cordes naturelles, tubes de paille compressée, toile de jute…) et doivent être combinés avec d’autres matériaux.
    3. Matériaux d’un intérêt minime : ils offrent une distraction aux porcs (chaînes, tubes en plastique…) mais ne satisfont pas leurs besoins essentiels ; ils doivent être associés à des matériaux des catégories précédentes.

Quelles perspectives ?

En 2018, une pétition européenne coordonnée par Eurogroup for Animals (dont la LFDA est membre) a réuni plus d’un million de signatures de citoyens européens demandant à la Commission d’appliquer correctement la directive européenne. La Cour des comptes européenne a dans la foulée publié un rapport sur le « Bien-être animal dans l’UE : réduire la fracture entre des objectifs ambitieux et la réalité de la mise en œuvre » (14 novembre 2018). Le rapport a relevé que la caudectomie de routine est toujours un problème. Il a souligné le fait que des aides de la PAC théoriquement distribuées en support de mesures en faveur du bien-être sont quelquefois attribuées à des fermes où les queues sont coupées et où il n’y a pas suffisamment de matériaux d’enrichissement.

Nalon & De Briyne ont publié au printemps 2019 un article faisant le point sur la situation et sur les perspectives. En cas de non-respect par un État membre de la législation, la Commission européenne possède deux outils : un outil coercitif (sanctions financières), et un outil « de gestion ». Cette seconde approche a reposé d’abord sur la réalisation de rapports d’expertise suivie d’une phase opérationnelle, basée sur la réalisation de guides et recommandations. Ce sont les documents décrits plus haut. Par ailleurs, un sous-groupe de travail de la Plateforme de l’UE sur le bien-être animal travaille sur les problèmes de bien-être (ou en plus court : sur le mal-être…) des porcs depuis 2018. De même, le premier Centre de référence de l’UE pour le bien-être animal désigné par la Commission en 2018 est un consortium d’instituts de recherche de trois États membres (Pays-Bas, Allemagne et Danemark) qui travaille spécifiquement sur le bien-être des porcs. Beaucoup de moyens sont donc déployés aujourd’hui, mais sont-ils suffisants ?

Nalon & De Briyne exposent deux scénarios pour la suite des évènements, selon l’orientation que la nouvelle Commission de 2019 prendra :

1. Soit le plan d’action sera prolongé sur une base non-coercitive (accompagnement).

2. Soit la nouvelle Commission engagera une procédure administrative d’infraction à l’encontre des États membres concernés (avec ou sans accompagnement).

Ce ne serait pas une première : plusieurs États membres ont déjà été condamnés à payer des amendes pour non-respect de la législation européenne, même si ces amendes ne sont pas toujours payées. La France est familière de la procédure en ce qui concerne la directive dite Nitrates (91/676/CEE), entre autres.

Des rappels à l’ordre ont déjà eu lieu : en février 2013, plusieurs États membres dont la France ont reçu une lettre de mise en demeure à cause de la mauvaise mise en œuvre de la disposition concernant l’élevage en groupe des truies gestantes, entrée en vigueur en janvier 2013.

Lire aussi: Le malheur des porcs chinois fait-il le bonheur des éleveurs bretons ?

Monter en gamme

Malgré cela, le constat est clair : la majorité des porcs subissent encore la caudectomie. La faute principalement au coût que représente la modification de certaines pratiques, comme la mise à disposition de matériaux manipulables. Le coût sera forcément répercuté sur le prix de la viande. L’industrie craint ainsi que la concurrence des pays tiers, non soumis à des règles aussi exigeantes en matière de bien-être animal, ne lui fasse perdre sa part du marché.

Pourtant, ce serait bien l’occasion de monter en gamme et de proposer aux consommateurs, qui sont de plus en plus demandeurs, un produit « de qualité » qui respecte autant que possible le bien-être des animaux. Cette valeur ajoutée pourrait être utilisée également dans l’export. Certes, cela implique une inégalité basée sur l’état du porte-monnaie des consommateurs, mais la mode est de plus en plus au « flexitarisme », cette pratique alimentaire qui consiste à diminuer fortement sa consommation de viande, sans aller nécessairement jusqu’au végétarisme. En manger moins mais mieux.

Espérons que l’industrie du porc profitera du contexte actuel positif pour eux – la fièvre porcine qui dévaste les élevages en Chine et qui oblige les chinois à importer leur viande de porc, dont ils sont particulièrement friands –, pour engager des vraies actions en faveur des animaux. Espérons également que les aides publiques soutiendront plus justement les professionnels qui souhaitent offrir à leurs animaux des conditions de vie améliorées. Et si l’industrie n’engage pas la transition alors que c’est aujourd’hui opportun, la société civile ne manquera pas de lui faire des piqures de rappel.

Sophie Hild

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