Poissons et politique

La protection des poissons en tant qu’individus sensibles, en particulier dans le domaine de la pisciculture et de la pêche, est un sujet nouveau mais qui prend petit à petit de l’importance dans notre société. La période actuelle est marquée par un certain nombre d’enjeux politiques et d’actualités en terme de protection des poissons. Ces questions politiques sont malheureusement très peu médiatisées, alors que les décisions qui se jouent actuellement auront un impact direct sur la qualité de vie et les souffrances de plusieurs centaines de millions d’animaux pendant plusieurs années.

Au niveau européen

La Commission européenne doit publier prochainement ses nouvelles « Lignes directrices pour le développement de l’aquaculture durable », les dernières orientations stratégiques de la Commission sur ce sujet remontant à 2013. Il s’agit d’une liste d’objectifs pour le développement de l’aquaculture. Ces lignes directrices décideront en grande partie de comment sera dépensé le prochain fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche (FEAMP). Ce fonds est un peu l’équivalent des subventions de la PAC en matière de pêche et d’aquaculture. Nous arrivons à la fin de la période de distribution du dernier FEAMP programmé sur la période 2014-2020. Les subventions du prochain FEAMP, s’élevant à 6,14 milliards d’euros, seront distribuées pour la période 2021-2027. Il est indispensable d’utiliser ce levier pour améliorer les pratiques de l’industrie sur le plan du bien-être animal.

Quatre signes peuvent nous donner espoir quant à la prise en compte du bien-être animal par le prochain FEAMP. Le premier est lié à un amendement du projet de résolution législative du Parlement européen sur la proposition de règlement relatif au FEAMP (amendement 34 du considérant 22). Cet amendement modifie de manière subtile le texte proposé par la Commission en y ajoutant le terme « bien-être animal », exprimant ainsi la volonté du Parlement européen qu’une partie des subventions du FEAMP puisse être consacrée à cet objectif.

Le second signe tient aux récentes activités parlementaires de Typhanie Degois, députée de Savoie à l’Assemblée nationale. Le 16 septembre dernier, la députée a présenté en commission des affaires européennes un rapport d’information sur la protection du bien-être animal au sein de l’Union européenne). La LFDA a d’ailleurs été sollicitée lors des auditions préalables à son élaboration aux côtés d’autres organisations de défense des animaux. On peut se réjouir de voir que pour une fois, les poissons d’élevage et de la pêche commerciale n’ont pas été oubliés. Ce rapport dénonce l’absence quasi-totale de réglementation protégeant le bien-être des poissons, identifie les problématiques majeures, et donne des pistes d’améliorations tout à fait pertinentes. Ce document a servi de base à l’élaboration d’une proposition de résolution européenne, c’est à-dire un ensemble de positions politiques qui, si elles étaient adoptées, seraient défendues par la France auprès de la Commission européenne. Sur les 37 points de cette résolution, quatre concernent la protection des poissons de pisciculture et de pêche commerciale. Un tel intérêt politique pour le bien-être des poissons, qui plus est porté par une députée de la majorité, est véritablement inédit. Espérons que la proposition de résolution soit adoptée, et que la Commission en tienne compte dans les décisions qu’elle doit rendre prochainement.

Le troisième signe est la récente publication par la Plateforme européenne sur le bien-être animal de recommandations en matière de qualité de l’eau et de manipulations, pour améliorer le bien-être des poissons d’élevage. Cette base scientifique pourra aider aux décisions qui arrivent.

Le quatrième signe est lié à un élément présent dans la stratégie « De la ferme à la table » présentée récemment par la Commission. Cette stratégie précise les grandes lignes que la commission européenne souhaite impulser en termes de politique agro-alimentaire en Europe. La Commission y explique que les prochaines « lignes stratégiques pour le développement de l’aquaculture durable » concourront au processus d’amélioration du bien-être animal dans l’Union européenne. Cela a l’air de rien, mais c’est en réalité une formulation importante. Car si le bien-être des animaux d’élevage terrestres est devenu depuis déjà plusieurs années un sujet politique à part entière fréquemment discuté par la Commission, l’aquaculture n’était jusqu’alors jamais considérée sous cet aspect. Espérons que cette formulation se traduise en mesures concrètes et ne reste pas au stade de la déclaration d’intention.

Lire aussi: Regain d’intérêt de l’UE pour les animaux, revue n°106

Un autre aspect de la stratégie « De la ferme à la table » doit retenir notre attention. La Commission y a annoncé la révision des règlements européens concernant le transport et l’abattage des animaux de production pour prendre en compte les avancées scientifiques. Il s’agit d’une véritable opportunité pour les animaux aquatiques exploités.

En effet, les poissons d’élevage sont inclus dans le règlement transport, mais ce règlement est inefficace pour eux (Gimenez-Candela et al., 2020). Les dispositions sont pensées pour les animaux terrestres et sont inadaptées pour les poissons. À titre d’exemple, s’appliquent théoriquement aux transports de poissons l’obligation d’abreuver et de nourrir les animaux à intervalle régulier (alors même qu’il faut absolument éviter le nourrissage des poissons avant et pendant un transport), l’obligation de disposer d’un sol anti-dérapant, et l’inaptitude au transport des animaux ne pouvant pas marcher sans assistance. Il faut donc absolument que le prochain règlement transport contiennent des dispositions spécialement conçues pour protéger les poissons d’élevage. Les crustacés d’élevage devraient eux aussi être inclus, dans la limite des connaissances scientifiques actuelles.

Il en va de même en ce qui concerne l’abattage. Actuellement, le règlement sur l’abattage exclut explicitement les poissons d’élevage de l’essentiel de ses dispositions. Un rapport de la Commission fait même état de la non-conformité de plusieurs pays européens dont la France, avec les normes de l’Organisation mondiale de la santé animale (OIE) en matière de conditions d’abattage en pisciculture. Les crustacés ne sont eux inclus dans aucune disposition. Or, des technologies d’étourdissement des poissons et de certains crustacés existent déjà (rapport CIWF 2018 [PDF], rapport Crustacean compassion 2018). Le règlement doit donc évoluer et protéger les animaux aquatiques de la même manière que les animaux terrestres. Le cas de la pêche est un peu différent : les technologies d’étourdissement adaptées à ce contexte sont moins développées. On pourrait tout de même imaginer quelques dispositions – dont certaines pourraient n’être qu’incitatives – applicables à la pêche dans le prochain règlement, ou bien dans un nouveau règlement spécialement dédié à la pêche. Dans tous les cas, le soutien à la recherche et à l’innovation pour améliorer les conditions d’abattage lors de la pêche commerciale est indispensable.

Au niveau français

Trois questions importantes se posent au niveau français. Tout d’abord, la France devra prochainement publier son Plan stratégique national pour le développement des aquacultures durables. Ce plan est en quelque sorte l’application française des futures lignes directrices de la Commission européenne sur le développement de l’aquaculture. La France devra y expliquer comment elle compte utiliser la part des subventions du FEAMP qui lui seront accordées par l’Union européenne pour atteindre les objectifs fixés par la Commission. Le dernier plan national date de 2013 et prévoyait une stratégie jusqu’en 2020. Il était centré sur des objectifs économiques ainsi qu’environnementaux et sanitaires, mais négligeait complètement la question du bien-être animal. Le prochain plan stratégique devra impérativement corriger cette carence et porter des mesures fortes comme des objectifs de réduction des densités d’élevage, l’accompagnement vers des méthodes d’étourdissement moderne, des améliorations dans la gestion de la qualité de l’eau et dans l’aménagement des bassins, particulièrement en matière d’enrichissement de l’environnement par exemple via la présence de substrat qui permet l’expression du comportement de fouille. Des mesures doivent également être prises quant à la réduction de l’utilisation de matières animales issues de la pêche dans l’alimentation des poissons d’élevage. Cela peut en partie passer par une incitation à augmenter la proportion occupée dans la production française par les espèces herbivores comme les carpes, par rapport aux espèces carnivores comme les truites et les saumons.

D’autre part, les principales filières agricoles françaises doivent présenter un plan de filière pour exposer la stratégie qu’elles comptent adopter afin de répondre à la demande sociétale quant à l’avenir de l’agriculture, exprimée lors des États généraux de l’Alimentation. Le Comité interprofessionnel des produits de l’aquaculture (CIPA) n’a toujours pas présenté son plan de filière. Ce plan doit impérativement prendre en compte les enjeux de bien-être animal qui font dorénavant l’objet d’une demande sociétale forte. Un levier important sur lequel l’interprofession pourrait agir facilement est celui de la prise en compte du bien-être animal dans la formation initiale et continue des professionnels.

Enfin, un dernier enjeu, et non des moindre, concerne les deux projets d’élevage de saumon à Boulogne-sur-Mer. Ces deux projets, portés par l’entreprise Pure salmon pour l’un, et par l’entreprise Local Océan pour l’autre, prévoient d’installer prochainement des élevages en systèmes recirculés, produisant respectivement 10 000 tonnes et 15 000 de saumon par an. En 2018, la pisciculture française représentait environ un volume de 40 000 tonnes. Cela signifie que chacun de ces élevages concentrera plusieurs millions de poissons. Ensemble, les deux projets représenteront presque 40% du volume de la production piscicole française, toute espèce confondue.

Les systèmes d’élevage prévus par ces projets interpellent. Il s’agit de système dit recirculé, communément désigné par l’acronyme RAS pour recirculated aquaculture system. Il s’agit donc d’élevages entièrement terrestres, fonctionnant avec une eau recyclée en circuit fermé. En janvier dernier, Salmon Buisness considérait que le projet de Pure Salmon serait la plus grande ferme à saumon en RAS de l’Union Européenne. Or, les RAS posent des questions complexes avec à la fois des avantages et des inconvénients en matière de bien-être animal et d’impact environnemental.

En termes d’avantages, les RAS permettent d’éviter ce qu’on appelle la pollution génétique : en gardant les élevages à terre en circuit fermé, on évite que des poissons d’élevage s’échappent et se reproduisent avec les poissons sauvages (Micha, 2019). Les circuits fermés permettraient aussi d’assurer une biosécurité élevée à l’intérieur de l’élevage : il est plus difficile pour les parasites et pathogènes externes de contaminer les poissons. Il s’agit d’un point important car les parasites sont un réel problème en termes de souffrances animales dans les élevages de saumons en mer. Cette biosécurité fonctionne dans les deux sens : élever en circuit fermé permet d’éviter que les pathogènes et parasites qui prolifèrent dans les élevages ne se répandent auprès des poissons sauvages. Les circuits fermés permettent également de mieux maîtriser les rejets dans l’environnement en traitant l’eau sortante pour réduire l’impact des matières fécales, des résidus de nourriture et de médicaments sur l’environnement.

En termes d’inconvénients, on peut reprocher aux RAS d’être si coûteux qu’ils requièrent de recourir à des densités très élevées – néfastes en termes de bien-être – pour pouvoir être rentable [poster CIWF]. L’autre problème majeur est que de nombreux épisodes de mortalité de masse ont pu être observé avec ces systèmes [Hejtlnes et al., 2019]. L’eau étant recirculée, la moindre défaillance dans les systèmes de filtration peut mener à une chute brutale et massive de la qualité de l’eau générant de la mortalité. A ce propos, lors d’un récent sommet virtuel des industriels du RAS auquel a participé Pure Salmon, Ohad Maiman, PDG de l’entreprise d’aquaculture The Kingfish company déclarait : « Il y a un dicton qui dit qu’en RAS, il faut tuer un million de poissons avant de savoir ce que l’on fait ». D’autre part, lorsque des maladies se développent au sein d’un RAS, il est très difficile de les traiter car le recours aux antibiotiques risque de tuer les bactéries des filtres. Sur le plan environnemental on peut leur reprocher une consommation d’énergie significative (Badiola et al., 2018).

Deux difficultés existent pour formuler un avis sur les RAS. La première tient à réaliser une balance bénéfice-risque, laquelle requière de comparer des souffrances de nature différente (ex : présence de parasites vs surdensité). La seconde tient à distinguer, parmi les caractéristiques négatives des RAS, celles qui sont intrinsèques à cette technologie et celles qui peuvent être améliorées. L’ONG Compassion In World Farming (CIWF) a pris position contre les élevages en RAS pour saumons. De son côté, la Royal Society for the Prevention of Cruelty to Animals (RSPCA) accepte ces systèmes pour les saumons dans le cahier des charges de son label RSPCA Assured. Cependant, ce cahier des charges a fait l’objet de vives critiques le considérant trop peu exigeant. Un rapport récent sur le bien-être des saumons d’élevage, publié par Salmon Group – un réseau de petits et moyens pisciculteurs norvégiens porte également un regard assez critique sur les élevages en RAS entièrement terrestres. Selon eux, « produire des poissons en système fermé implique des challenges pour la santé des poissons différents de ceux en élevage en cages marines. Même si l’on se représente que l’on a un contrôle total sur la qualité de l’eau dans un système fermé, ces systèmes ont des problèmes, notamment avec le sulfure d’hydrogène, qui peut entraîner des évènements ponctuels avec des très forts taux de mortalité. En cage marine, le volume est occupé à 98% par l’eau et à 2% par les poissons. Cela est impossible à reproduire à terre : les poissons auront significativement moins d’espace qu’en mer. »

Autre point notable, Pure Salmon a nommé Xavier Govare président du conseil d’administration de Pure Salmon France. Xavier Govare est l’ancien PDG de Labeyrie Fine Foods, entreprise où il a passé 26 ans. Or, les produits phares de Labeyrie Fine Foods sont le saumon fumé et… le foie gras. Rappelons que la production de foie gras, nécessitant le gavage, est une barbarie génératrice d’intenses souffrances, contre laquelle la LFDA se bat depuis ses débuts. Un élevage de foie gras fournissant Labeyrie avait d’ailleurs été épinglé par L214 en 2012. Nommer l’ancien PDG d’un des leaders du foie gras en tant que président du conseil d’administration est un très mauvais signe qui laisse présager que le bien-être animal ne sera pas une réelle préoccupation pour Pure Salmon France.

Les projets de Pure Salmon et de Local Océan font déjà l’objet d’une opposition. Le collectif Animal Vendetta a lancé une pétition ayant recueilli 49 000 signatures, demandant au maire de Boulogne-sur-Mer de refuser ces deux projets. L’Aquatic Life Institute (ALI), ONG de défense des animaux aquatiques dont l’objectif est d’améliorer le bien-être des animaux de la pêche et de l’aquaculture, a quant à elle sollicité un entretien avec la direction de Pure Salmon pour discuter des conditions d’élevage proposées par ce projet. En effet, en dehors du recours au système recirculé, peu d’informations sont disponibles sur les futures conditions d’élevage et d’abattage de ces saumons.

Au-delà même de la question des conditions d’élevage, il faut aussi réfléchir à la pertinence d’augmenter notre production nationale de plus de 60%, en particulier en ayant recours à une espèce carnivore qu’il faudra nourrir en partie avec des farines et huiles de poissons issues de la pêche. D’aucuns argumenteront que le but de ces projets serait de réduire notre dépendance aux importations – la quasi-totalité du saumon consommé dans notre pays provenant de l’étranger. Mais qu’il s’agisse de saumon français ou importé, l’heure n’est-elle pas venue de se poser la question de la réduction de la consommation ? En particulier concernant les espèces carnivores d’élevage qui consomment l’essentiel des 18 millions de tonnes de farines et huiles de poissons que le monde a produit en 2018 [rapport FAO]. Cette pêche dite minotière, destinée à la production d’huiles et de farines de poisson, participe significativement à la pression que l’on exerce sur les écosystèmes marins [rapport Bloom] et requiert le sacrifice non sans douleur d’entre 460 et 1100 milliards d’individus sensibles par an. Au niveau mondial, si la filière a fait d’énormes progrès pour réduire la part des matières animales dans l’alimentation des poissons, l’effet de ces avancées est contrebalancé par l’effet de l’augmentation de la demande.

Au niveau international

Des actualités ont également lieu au niveau international. En particulier les deux labels qualité principaux d’aquaculture, le label de l’Aquaculture Stewardship Council (ASC) et le label Global GAP Number (GGN) géré par Global Good Agricultural Practices (Global GAP), ont lancé des consultations publiques pour réviser leurs standards. Les deux entités ont exprimé leur volonté de prendre davantage en compte le bien-être animal dans leurs cahiers des charges aquacoles.

Ces révisions des cahiers des charges sont d’autant plus attendues que CIWF a récemment dénoncé le manque de prise en compte du bien-être animal par les labels privés d’aquaculture. Leur comparatif montre qu’aucun des labels ne présente un cahier des charges réellement satisfaisant. Le label GGN cumule le plus de carences, tandis que le label Friends Of the Sea s’en sort le mieux malgré plusieurs insuffisances.

D’autre part, l’ALI a initié un projet de collaboration, sur le même modèle que l’Open Wing Alliance, qui coordonne au niveau mondial les acteurs luttant pour la fin de l’élevage des poules pondeuses en cage. L’ONG a créé l’« Aquatic Animal Alliance » dans le but de coordonner à l’international les acteurs défendant les intérêts des poissons et des crustacés en tant qu’individus sensibles. L’alliance compte pour l’instant sept organisations membres, mais elle est appelée à s’agrandir rapidement et à étendre sa zone d’influence géographique.

La dynamique est bel et bien lancée. L’aquaculture et la pêche ne pourront plus se permettre d’ignorer la nature d’être sensible des animaux qu’elles exploitent. C’est d’ores et déjà devenu un enjeu politique important.

Gautier Riberolles

Rapport d’information déposé par la commission des affaires européennes sur la protection du bien-être animal au sein de l’Union européenne, et présenté par Mme Typhanie Degois, 16 septembre 2020.

Proposition de résolution européenne relative à la protection du bien-être animal au sein de l’Union européenne présentée au nom de la commission des affaires européennes par Mme Typhanie Degois, 16 septembre 2020.

Giménez-Candela, T., Saraiva, J. L., & Bauer, H. (2020). The legal protection of farmed fish in Europe: analysing the range of EU legislation and the impact of international animal welfare standards for the fishes in European aquaculture. In dA Derecho Animal: Forum of Animal Law Studies (Vol. 11, No. 1, pp. 0065-118). [PDF]

Piscicultures du monde : aujourd’hui et demain (2019). Jérôme Lazard. Académie d’agriculture de France. Chapitre 3 « Les systèmes de production aquacoles » – « les nouveaux systèmes d’élevage ».

ACTUALITÉS