L’écocide en débat

L’écocide est entré dans le droit français depuis la promulgation de la loi Climat et Résilience en août 2021. Passé du statut de crime à celui de délit, il a perdu de sa capacité à sanctionner efficacement les atteintes à l’environnement. La France est toutefois pionnière en consacrant un tel principe. Cependant, le délit ne doit pas éclipser les richesses que revêt le concept de « crime d’écocide » et son potentiel pour une reconnaissance au niveau international.

Contexte

L’écocide a fait son entrée dans notre droit à l’occasion du vote de la loi Climat et Résilience du 22 août 2021 qui conçoit cette nouvelle infraction comme la forme aggravée de deux autres délits :

  • D’une part, le délit de mise en danger délibérée de l’environnement à l’origine d’effets nuisibles graves et durables sur la santé, la flore, la faune, d’une durée d’au moins sept ans, lorsqu’il est commis « de manière intentionnelle ».
  • D’autre part, le délit d’abandon de déchets à l’origine d’une dégradation substantielle de l’environnement lorsqu’il est commis « de façon intentionnelle » et qu’il entraîne « des atteintes graves et durables à la santé, à la flore, à la faune ou à la qualité de l’air, du sol ou de l’eau », d’une durée d’au moins sept années.

Dans ces circonstances, la peine encourue peut atteindre un maximum de dix ans d’emprisonnement et de 4,5 millions d’euros d’amende, porté jusqu’au décuple de l’avantage tiré de la commission de l’infraction.

Voulu à l’origine comme un outil destiné à renforcer l’efficacité de la justice environnementale jugée insuffisante par manque de sanctions, beaucoup ont considéré que cette loi n’était pas à la hauteur des enjeux.

Pour comprendre le débat, il est utile de rappeler que le terme « écocide » est construit à partir du préfixe « éco » – la maison (oikos en grec) – et du suffixe « -cide » – tuer (caedere en latin). Il renvoie donc aux agissements les plus graves commis contre l’environnement, ce que confirme sa parenté avec le terme « génocide ». Alors que le génocide vise à détruire tout ou partie d’un groupe humain, l’écocide vise à porter atteinte à la sûreté de la planète, notamment par la destruction de la faune sauvage. Alors que le génocide a été consacré, hier, pour sanctionner les atrocités commises pendant la seconde guerre mondiale, l’écocide doit réprimer, aujourd’hui, les comportements qui menacent la pérennité du vivant.

Le concept n’est pas nouveau. Il est apparu sous la plume de scientifiques et de juristes dans les années 1970 au moment de la guerre du Vietnam, pour dénoncer l’utilisation de l’Agent orange par l’armée américaine. Un projet de convention internationale sur le crime d’écocide avait même été rédigé à l’époque, sans aboutir. Seule une dizaine d’États l’ont ensuite consacré dans leur législation interne : le Vietnam pour des raisons évidentes, la Russie et d’anciennes républiques soviétiques pour se conformer aux travaux de la commission de préfiguration du Statut de la Cour pénale internationale dans lequel l’écocide n’a finalement pas été retenu. Avec le temps, l’attrait pour l’écocide a faibli au point de disparaître du langage courant des défenseurs du vivant.

Dans les années 2000, le concept a été redécouvert et a pris de l’ampleur chez les juristes et dans la société civile, désignant, pêle-mêle, le rejet illégal de produits polluants, le braconnage massif, les trafics internationaux d’espèces sauvages protégées, de déchets toxiques, ou encore l’exploitation illégales de ressources naturelles ou minières qui menacent la sûreté de la planète et la sécurité de l’humanité. Ce nouvel élan prend alors des formes diverses : initiative citoyenne européenne, ONG dédiée, proposition renouvelée de convention internationale, projet d’amendement au Statut de la Cour pénale internationale, délibération du Parlement européen, propositions de loi en Belgique, en Écosse et en France. En 2019, le Président de la République, amené à s’exprimer sur les méga-feux volontaires qui sévissent au Brésil, estime qu’il s’agit d’un « écocide », vu les richesses que recèle l’Amazonie en termes de biodiversité. Un an plus tard, la Convention citoyenne pour le climat fait de la reconnaissance du crime d’écocide l’une de ses propositions phares. L’écocide entre dans le droit français en août 2021 « filtré » de sa qualification de crime devenu délit.

Le droit français fait œuvre de pionnier en sanctionnant l’écocide en temps de paix, et pourtant, aucun enthousiasme n’a accompagné sa reconnaissance. Le délit d’écocide est largement contesté eu égard aux faiblesses qu’il revêt en droit national (1). Cela ne doit pas éclipser la richesse du crime d’écocide, à des conditions et dans un contexte bien particulier, à l’échelle du droit international (2).

Les faiblesses du délit d’écocide en droit national

La consécration de l’écocide dans la législation française répond aux aspirations contemporaines de protection de l’environnement par le droit, dans le prolongement de l’adoption de la Charte de l’environnement en matière constitutionnelle, et de la reconnaissance du préjudice écologique en matière civile et plus récemment en matière administrative.

Pourtant, les réactions à sa reconnaissance oscillent entre déception et rejet. La déception, d’abord, des défenseurs de l’environnement en raison du déclassement de l’écocide à un double point de vue :

  • D’une part, en passant du rang de crime, proposé par la société civile, à celui de délit, consacré par la loi, on diminuerait la valeur reconnue à l’environnement. Si le génocide ne saurait être autre chose qu’un crime, l’écocide, littéralement « tuer la maison », ne saurait être, lui-aussi, autre chose qu’un crime.
  • D’autre part, en insérant l’écocide dans le code de l’environnement plutôt que dans le code pénal – code phare de notre droit – on fait de l’écocide une infraction spéciale secondaire, plutôt qu’une infraction de droit commun de premier plan. Par comparaison avec la protection de l’animal, on se souvient de l’époque, encore proche, où l’animal n’avait pas de statut spécifique dans le code civil – autre grand code de notre droit – et où cela amoindrissait l’efficacité des textes qui lui étaient consacrés par ailleurs.

Un rejet, ensuite, des entreprises, pour qui le terme d’écocide vient stigmatiser leur activité et menacer l’économie. Au-delà du symbole négatif, le dispositif prévu par la loi est qualifié par les spécialistes de droit pénal de « désordonné, compliqué et ambigu » (J.-H. Robert, Dr. env. mai 2021, 192). Le Conseil d’État, lui-même, a rendu un avis critique sur le projet initial du gouvernement considérant que la rédaction envisagée expose le texte à un risque d’inconstitutionnalité, eu égard au principe de la légalité des délits et des peines. Ce principe constitutionnel suppose que la définition d’une infraction doit être rédigée en termes clairs et prévisibles, pour éviter tout risque d’arbitraire. Or, aux dires d’un professeur de droit, il est par exemple « difficile sinon impossible » (C. Dubois, Recueil Dalloz 2021, n° 32) de concevoir la spécificité de l’écocide par rapport à la version simple du délit d’abandon de déchets, quand le premier nécessite une « dégradation substantielle » alors que le second se contente, si l’on peut dire, « d’atteintes graves et durables ». Heureux celui qui saura faire la distinction entre ces deux niveaux de gravité.

Ces critiques formulées contre le délit d’écocide ne doivent pas pour autant sonner le glas du crime d’écocide qui n’est pas dénué d’intérêt pour renforcer la protection du vivant, en particulier à l’échelle internationale.

La richesse du crime d’écocide à l’échelle internationale

Plusieurs raisons à cela.

La force du terme est indéniable. L’écocide est certes objet de polarisation, mais avec le temps il pourrait faire l’objet d’acclimatation. Le processus de maturation des grands concepts est courant en droit qui fonctionne par essais successifs. Par exemple, on ne sait pas assez que la « rupture de Nuremberg » a été le fruit d’un âpre débat, excellemment mis au jour par le professeur et avocat britannique Philippe Sands dans son livre Retour à Lemberg, entre les défenseurs de la notion de crime contre l’humanité, visant à sanctionner les crimes de masse commis contre la dignité d’individus, et les promoteurs du crime de génocide, visant à sanctionner la destruction d’un groupe humain. Finalement, les deux concepts ont été consacrés, d’abord les crimes contre l’humanité lors du procès lui-même, puis, le crime de génocide, trois ans plus tard, dans une convention internationale dédiée. L’analogie est telle que 75 ans après la « querelle de Nuremberg » un groupe d’experts indépendants dirigé par Philippe Sands s’est appuyé sur ce précédent pour proposer en juin 2021 un projet d’amendement au Statut de la Cour pénale internationale. Ce faisant, le droit pénal international viendrait au secours de l’environnement pour pallier le défaut récurrent de sanctions en cas de violation des règles internationales de protection de l’environnement et notamment de la faune sauvage. Cette proposition marque une étape significative dans le processus de construction du concept d’écocide jusqu’à présent soutenu essentiellement par les militants de la reconnaissance de la personnalité juridique de la nature en général et des animaux en particulier – proposition qui ne fait pas l’objet d’un consensus – et désormais proposé par les défenseurs des droits de l’homme, au rang desquels on trouve le droit à l’environnement.

Reste que la définition proposée ne peut emporter pleinement l’adhésion. L’écocide regrouperait l’ensemble des « actes illicites ou arbitraires commis en connaissance de la probabilité que ces actes causent des dommages graves, étendus ou durables, à l’environnement ». Or, des notions comme celles d’« arbitraire » ou de « probabilité » manquent de consistance juridique et sont source d’insécurité juridique. Une définition plus restrictive du type de celle proposée par un autre groupe d’universitaires en 2015 qualifiant d’écocide tout « acte intentionnel commis dans le cadre d’une action généralisée ou systématique et qui porte atteinte à la sûreté de la planète » (L. Neyret dir., Des écocrimes à l’écocide, Bruylant, 2015) serait plus pertinente. En s’inscrivant plus fidèlement dans le prolongement de la définition des crimes contre l’humanité mais adaptée au vivant, elle réserverait l’écocide aux crimes les plus graves.

En tout état de cause, définir l’écocide mérite un temps de maturation certain qui devrait passer par une réflexion commune menée dans le cadre d’une coalition entre États, société – ONG, régions, entreprises, populations autochtones – et Science. Il est indéniable que la facilité de traduction du terme – ecocide en anglais ; ecocidio en espagnol – est un atout pour sa reconnaissance globale.

L’action des banques de développement s’inscrit également en faveur d’une pénalisation des comportements les plus gravement attentatoires à l’environnement et en particulier à la faune et à la flore sauvage. Ces banques conditionnent de plus en plus l’attribution de leurs aides à l’introduction par les États, dans leur législation, de sanctions pénales effectives et proportionnées, spécialement pour ce qui touche aux trafics d’espèces protégées. Il faut dire que l’enjeu est de taille. Il n’est pas seulement environnemental, il est également sanitaire, car on sait que les trafics d’animaux sont un accélérateur de zoonoses et donc un vecteur de pandémie mondiale.

L’encouragement du législateur français en faveur d’une telle réflexion doit également être souligné. L’article 296 de la Loi Climat et Résilience précise que « dans un délai d’un an à compter de la promulgation de la présente loi, le Gouvernement remet au Parlement un rapport sur son action en faveur de la reconnaissance de l’écocide comme un crime pouvant être jugé par des juridictions pénales internationales ». La reconnaissance du crime d’écocide devrait certainement passer par le niveau international, en ce qu’il s’agit d’un crime global contre lequel tous les États ont intérêt à lutter. Si l’on ne prend que les trafics internationaux d’animaux qui, selon les chiffres d’Interpol, cumulés avec les trafics environnementaux en tous genres (déchets, ressources minières, bois), représentent la 4e criminalité la plus rentable à l’échelle internationale après le trafic de drogue, la contrefaçon et la traite des êtres humains, la reconnaissance de l’écocide permettrait de pallier l’impunité organisée qui résulte d’une absence de sanctions prévues en droit international. La reconnaissance d’un crime international à des conditions et dans circonstances exceptionnelles contribuerait à une nouvelle ère de l’humanisme : un humanisme d’interdépendance, où l’humanité serait augmentée par la prise en compte de sa relation essentielle au reste du vivant.

Louis Schweitzer

ACTUALITÉS