Y a-t-il encore des singes prélevés dans la nature pour la recherche biomédicale?

Les prélèvements de primates non-humains dans la nature pour la recherche biomédicale se poursuivent à travers le monde, posant des questions scientifiques et éthiques incontournables.

singe

La recherche biomédicale dans le monde utilise de plus en plus de primates non humains (PNH), en particulier en neuroscience ainsi que dans le domaine des maladies infectieuses et de la vaccinologie. Les chercheurs revendiquent l’importance de cette utilisation au nom de leur proximité phylogénétique avec les humains, proximité qui est toutefois reconnue comme génératrice de « problèmes éthiques » liés à leur captivité, leur souffrance et leur euthanasie, mais également leur provenance.

L’une des conséquences de cette exploitation est l’induction d’un trafic (légal) d’animaux entre pays, les pays « consommateurs » étant rarement les pays d’origine (que ce soit en vie sauvage ou en élevage), en dehors des pays asiatiques. Et de fait, encore de nos jours, des PNH sont prélevés dans la nature pour les besoins de la recherche, à trois titres :

  • Prélèvements pour alimenter les élevages en animaux reproducteurs dans les pays d’origine, les singes exportés étant alors des singes nés en captivité ;
  • Prélèvements directs pour exportation vers un pays utilisateur (notamment les USA) ;
  • Réalisation d’études scientifiques sur les PNH directement dans le pays d’origine, via des partenariats entre équipes locales et équipes européennes ou américaines.

Avant de détailler ces éléments, rappelons quel est le contexte réglementaire en Europe.

Le contexte juridique européen

La directive européenne de 2010 régissant les utilisations d’animaux à des fins scientifiques prévoit des dispositions spécifiques pour l’utilisation des PNH. Parmi ces dispositions, figure l’objectif de n’utiliser que des animaux nés au sein d’élevages dédiés (considérant 19) : « La capture de primates non humains à l’état sauvage est très stressante pour les animaux concernés et comporte un risque élevé de blessures et de souffrance pendant la capture et le transport. Afin de mettre un terme à la capture d’animaux dans la nature à des fins d’élevage, il convient que l’utilisation dans des procédures soit limitée, au terme d’une période transitoire appropriée, à la progéniture d’un animal élevé en captivité ou aux animaux issus de colonies entretenues sans apport d’effectifs extérieurs[1]. »  L’article 10 et l’annexe II précisent les choses en indiquant une date-limite au 1er janvier 2013 pour les ouistitis (ou marmousets), et cinq ans après la publication de l’étude de faisabilité (cf. plus loin) pour les autres espèces (macaques cynomolgus, macaques rhésus, vervets…), soit novembre 2022.

L’article 28 de la directive européenne complète le dispositif : « Les États membres veillent à ce que les éleveurs de primates non humains mettent en place une stratégie en vue d’accroître la proportion d’animaux issus de primates non humains qui ont été élevés en captivité. »  Ainsi, il s’agit de faciliter le passage à l’utilisation d’animaux de deuxième génération ou plus (F2/F2+) et d’éviter le recours aux captures dans la nature (F0) et même à des animaux de première génération (F1, dont les parents étaient F0).

Or, la majorité des PNH utilisés dans l’Union européenne (UE) pour la recherche biomédicale proviennent de l’île Maurice et du Vietnam, et les garanties offertes sur le respect de cet objectif sont faibles.

Apports des élevages en animaux reproducteurs

En 2018, au total, sur les 8 583 PNH utilisés dans l’UE à des fins scientifiques pour la première fois, 29 % provenaient de colonies autonomes, 56 % étaient des F2/F2+ (en hausse) et 15 % des F1 (en baisse). Les derniers F0 utilisés l’ont été en 2015 (5 individus).

La Commission européenne a entrepris en 2017 une étude de faisabilité sur l’application de la directive concernant la provenance des PNH, et a conclu au statu quo sur la réglementation, tout en admettant que la date-limite de 2022 pour terminer la transition allait peut-être être dépassée dans certains cas et qu’il fallait continuer à prévoir des exemptions. Lors de cette étude, les élevages ont été interrogés par questionnaire ; aucune visite sur place n’a été entreprise et seulement trois élevages hors UE ont répondu. Concernant les élevages européens, la plupart disent répondre aux exigences de la directive [2], mais ces élevages agréés au sein de l’UE ne fournissent que 14 % des PNH utilisés en 2018. En outre, certains individus extérieurs peuvent encore être introduits dans les colonies et par insuffisance de F2/F2+, pour certains objectifs scientifiques (pour avoir des animaux âgés par exemple), des animaux F1 sont encore utilisés. Est notée aussi une difficulté quant aux transports aériens, peu de compagnies aériennes acceptant de les assurer (Air France est l’une des rares). 

Pour les élevages hors UE, on note dans les réponses que les captures dans la nature ne sont pas du tout exclues ; deux élevages de l’île Maurice ont annoncé 2026 comme date-limite pour d’une part, arrêter ces captures, et d’autre part, fournir uniquement des F2/F2+. Certes, les singes envoyés en Europe sont essentiellement des F2/F2+, mais si l’élevage de son côté continue à avoir des apports extérieurs de singes sauvages pour ses besoins (pour avoir de meilleurs succès de reproduction, pour éviter une trop forte consanguinité…), le problème n’est pas résolu. Ces singes F0 ne sont pas utilisés dans les expérimentations, mais comme reproducteurs. Et il est impossible d’en estimer le nombre.

En somme, la directive européenne n’est pas mise en œuvre de manière assez volontariste : il y a toujours des exemptions pour justification scientifique, on peut dépasser les dates fixées, il y a toujours des singes prélevés dans la nature, et aucun fonctionnaire européen ne va aller vérifier (ou faire vérifier) comment cela se passe dans ces élevages lointains.

Commerce de PNH entre pays pour raisons scientifiques

Les statistiques européennes indiquent qu’en 2018, sur les 8 583 PNH utilisés pour la première fois, 86 % sont nés en dehors de l’Europe (soit 7 358 individus). Les singes importés sont essentiellement des singes cynomolgus (macaca fascicularis) (7 296, soit 96 % des singes cynomolgus utilisés).

Les statistiques de la CITES permettent d’avoir une photographie complète de la situation. En 2019, 8 615 primates vivants ont été exportés pour des objectifs médicaux ou scientifiques (essentiellement des macaques), dont 5 909 de l’île Maurice, en grande majorité vers des pays européens ou d’Amérique du Nord. Sur ce total, 443 ont été prélevés dans la nature (269 capucins au Venezuela, 174 macaques à l’île Maurice), à destination des Etats-Unis[3]. En outre, 2 130 animaux nés en captivité dans des élevages de l’île Maurice ne répondaient pas à la définition « d’élevés en captivité » donnée par la résolution Conf. 10.16 (Rev.), dans la mesure où ces élevages continuent à introduire des individus capturés dans la nature ; il y a notamment dans ce sous-groupe les F1.

En 2018, les flux globaux entre pays étaient plus importants, avec notamment près de 20 000 macaques exportés de Chine vers les États-Unis, issus d’élevages. En ce qui concerne les animaux prélevés dans la nature, on en a compté 283 : 120 propithèques à Madagascar, 82 singes verts à l’île St Kitts et Nevis (dont 10 vers la France !), 81 macaques à l’île Maurice.

Ainsi, le nombre de primates prélevés dans la nature pour la recherche médicale reste important, sachant en outre que ne peuvent pas être comptabilisés les animaux capturés et utilisés dans le même pays, en particulier en Asie.

Étude réalisée dans le pays d’origine

Un exemple récent d’étude impliquant des primates dans leur pays d’origine concerne des babouins au Kenya. Cette recherche a été menée par une équipe de chercheurs américains, kenyans et français pour étudier l’horloge biologique de chaque organe et la variation d’expression des gènes dans la journée. Douze babouins ont été tués (un toutes les deux heures, pour couvrir les 24 heures) afin de collecter 64 échantillons de tissus et analyser la transcription des gènes dans chacun d’entre eux. Il est assez étonnant qu’il n’y ait qu’un « point » de mesure par horaire au regard de la variabilité inter-individuelle, mais les auteurs, avec un soupçon de mauvaise conscience, précisent que : « pour des raisons éthiques compréhensibles, un seul animal a été échantillonné à chaque moment » ; en principe, et cela est rappelé dans l’article, il en aurait fallu au minimum 3 pour chaque horaire. Aucune recherche n’est conclusive avec aussi peu de données ; les auteurs ne proposent d’ailleurs aucune analyse statistique sur ce point. Par ailleurs, ce phénomène de variabilité est déjà bien connu chez les rongeurs. Certes, les cycles d’expression de gènes ne sont pas identiques chez les babouins (animaux diurnes) et chez les souris (animaux nocturnes), mais si le but est d’avoir une idée de ces cycles chez l’homme, rien ne permet de dire que le cycle du babouin est le bon ; si l’idée est de tester ces cycles chez toutes les espèces animales, alors on est face à de la recherche sans objet, en tout cas sans objet pour la santé humaine.

Ces 12 babouins ont été prélevés dans la nature au Kenya, où s’est déroulé le début de l’expérimentation ; c’est d’ailleurs un comité d’éthique kenyan qui a validé le projet. Il est précisé dans les méthodes, à titre sans doute de justification, que le statut de préservation de l’espèce est considéré en situation de « préoccupation mineure ».

L’argument éthique, évoqué ici pour rendre compte du faible nombre de babouins inclus dans l’expérience, est étonnant : il y a comme une intuition que tuer des babouins pour un tel objectif n’est pas éthique, alors on en limite le nombre, mais si ce n’est pas éthique, alors pourquoi avoir mené l’expérimentation ?

Conclusion

On constate que les prélèvements de PNH dans la nature pour la recherche biomédicale se poursuivent dans le monde, représentant plusieurs centaines d’animaux par an, avec peu de contrôles, et que l’UE n’arrive pas à faire appliquer sa propre directive. Les pays les plus « consommateurs » sont toutefois les États-Unis (vers qui se dirige l’essentiel des flux de singes prélevés dans la nature) et la Chine.

Ceci étant, rappelons que le fait de procéder sur un macaque à des procédures douloureuses est un problème éthique de même nature que ce macaque soit né en cage ou pas. Le fait d’avoir été prélevé dans la nature et de subir un transport aérien est un stress supplémentaire incontestable, mais un neurotoxique administré aura le même effet sur le macaque sauvage et le macaque élevé dans une colonie.

Roland Cash

[1] C’est-à-dire des colonies dont les animaux sont élevés uniquement au sein de la colonie ou proviennent d’autres colonies sans être prélevés dans la nature et sont détenus de manière à être habitués à l’être humain. Retour

[2] D’après le rapport d’évaluation de février 2020 de la Commission européenne, 12 États membres ont indiqué qu’ils disposaient d’établissements agréés pour l’utilisation, l’élevage et/ou la fourniture de primates non humains. Retour

[3] Signalons aussi qu’un autre motif d’export de la nomenclature de la CITES est « transaction commerciale », et on ne peut pas exclure que certains des animaux concernés par ce motif soient exportés pour alimenter des élevages utilisés pour la recherche. Retour

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