L’aquaculture industrielle de pieuvres: un projet à tuer dans l’œuf?

Un rapport de l’organisation Compassion in World Farming (CIWF) dénonce les conséquences désastreuses pour l’environnement et le bien-être animal qu’engendrerait l’élevage industriel de pieuvre, qui commence à se développer.

pieuvre

Le 21 octobre dernier, l’intergroupe sur le bien-être et la conservation des animaux du Parlement européen a tenu une session sur l’aquaculture. Lors de cet évènement, Elena Lara, docteure en biologie marine et responsable de recherche sur les animaux aquatiques de l’ONG Compassion In World Farming (CIWF), a présenté le nouveau rapport de l’organisation consacré à l’aquaculture de pieuvres. Intitulé « Élevage industriel des pieuvres, désastre annoncé », ce rapport anticipe des problématiques majeures de mal-être animal et d’atteinte à l’environnement liées à cette activité en plein essor. L’ONG appelle à une interdiction précoce de l’élevage des pieuvres à des fins commerciales avant que cette nouvelle filière d’aquaculture ne se développe véritablement. Nous vous proposons ici un résumé des arguments développés dans ce rapport.

Un premier constat s’impose : la demande mondiale en pieuvres ne cesse d’augmenter. Principalement consommés dans les pays méditerranéens d’Europe (Espagne, Portugal, Italie, Grèce), en Asie (Japon) et dans le Golfe du Mexique, les captures de céphalopodes ont atteint un pic en 2015 avec presque 5 millions de tonnes débarquées annuellement : un chiffre multiplié par 8 depuis 1950. Cet engouement pour les céphalopodes s’expliquerait en partie par les effondrements de populations de poissons dues à la surpêche, conduisant à reporter notre appétit sur des nouvelles espèces. Mais l’augmentation de la pression de pêche sur les céphalopodes est devenue telle que certaines populations de pieuvres sont maintenant elles aussi menacées par la surpêche.

C’est dans ce contexte qu’ont émergé des recherches sur l’aquaculture des pieuvres. L’Espagne joue un rôle de leader dans ce domaine. En effet, la surpêche des pieuvres l’a conduit à une baisse drastique de ses captures. La demande ayant continué de croître, le pays est devenu fortement dépendant des importations. La recherche arrive aujourd’hui à son terme. L’entreprise espagnole Nueva Pescanova a ainsi annoncé qu’elle serait prête à commercialiser ses premières pieuvres issues d’élevage en 2023, en s’appuyant sur un projet de ferme aquacole industrielle à 65 millions d’euros aux îles Canaries. 

Le rapport présente 8 raisons majeures pour lesquelles l’élevage de pieuvres ne devrait pas être autorisé :

  • Les pieuvres sont des animaux solitaires et territoriaux. Cela implique qu’elles toléreront particulièrement mal les fortes densités consubstantielles à l’aquaculture. Les recherches publiées parlent d’une densité de 10 kg/m³ (environ 10 pieuvres par m³ d’eau) au début du cycle d’élevage augmentant jusqu’à 40 kg/m³ avec la croissance des animaux. Confiner ces animaux solitaires à de telles densités entraîne une forte agressivité entre congénères allant jusqu’au cannibalisme. De plus, leur caractère territorial limite les possibilités d’enrichissement. Si l’on ajoute des structures ou des abris attractifs, ils seront monopolisés par les pieuvres les plus agressives qui défendront violemment ces ressources convoitées par leurs voisines.
  • Les pieuvres sont très curieuses et intelligentes, et aiment manipuler des objets. Leurs capacités cognitives étonnent les scientifiques et remettent en question la vision que l’on avait des invertébrés. Elles ont une bonne mémoire et sont entre autres capables de raisonner pour identifier la cause de certains phénomènes, de planification dans le futur, d’utiliser des outils, de résoudre des problèmes, d’apprentissage social, d’affiner leur stratégie anti-prédation (en particulier leur camouflage) au fur à mesure de leurs apprentissages, et peut-être même d’attribuer des états mentaux à autrui. Cette complexité cognitive implique qu’elles risquent tout particulièrement de souffrir d’ennui dans un environnement peu stimulant comme en élevage où elles n’auront pas l’occasion d’exercer leur intelligence.
  • Les pieuvres sont carnivores. Elles se nourrissent habituellement de crabes, de coquillages et de petits poissons. En élevage, elles seront nourries avec un aliment à base d’huiles et farines de poissons. Les élevages de pieuvre contribueront donc à augmenter ce que l’on appelle la pêche minotière : le fait de pêcher des petits poissons pélagiques pour les transformer en aliment pour les animaux carnivores élevés en aquaculture. On estime que l’on aurait besoin de 2 à 3 kg d’aliment pour produire 1 kg de pieuvres. Cela représente un gaspillage de ressources alimentaires car 90 % des prises de la pêche minotière pourraient être consommées directement par des humains. C’est également un gaspillage de vies animales : entre 460 et 1 1000 milliards de poissons sont sacrifiés pour la pêche minotière chaque année dans le monde. Cela interpelle dans un contexte de surpêche, de crise de la biodiversité et au moment où les régions du monde (Afrique de l’Ouest, Asie du Sud Est) où sont localisées les principales pêcheries minotières font face à de l’insécurité alimentaire. D’autre part, lors des stades précoces de développement, les pieuvres doivent être nourries avec des proies vivantes, généralement des petits crustacés. Les crustacés décapodes (crevettes…) étant jugés capables de ressentir douleur et détresse, cet aspect peut également questionner.
  • Nous avons très peu de connaissances sur le bien-être des pieuvres en captivité. En effet, quasiment aucune recherche n’a été menée à ce sujet. Ces animaux étant si éloignés de nous et des autres espèces que nous connaissons mieux, il sera nécessairement très difficile de comprendre ce dont elles ont besoin. Les pieuvres sont à ce stade des animaux sauvages qui n’ont pas encore subi ce long processus de sélection génétique des individus les plus adaptés à la vie en captivité qu’est la domestication. Tout cela implique une forte probabilité que leurs besoins, en particulier comportementaux, ne soient pas satisfaits en élevage.
  • Les pieuvres sont particulièrement vulnérables aux blessures. Ces animaux invertébrés n’ont pas de squelette externe ni interne pour se protéger et ont une peau fragile. Elles sont donc particulièrement à risque d’être blessées lors des opérations de manipulation et de transport nécessaires aux procédures d’élevage. Les interactions agressives entre pieuvres peuvent également être source de douloureuses blessures.
  • Aucune méthode d’abattage respectueuse des pieuvres n’est disponible actuellement. Les pieuvres ont un système nerveux encore mal connu et très différent de celui des vertébrés. En particulier, leur système nerveux est très décentralisé. Ainsi, si l’on peut étourdir instantanément un bovin en visant le cerveau à l’aide d’une tige perforante qui frappe à un endroit précis, cela est impossible avec les pieuvres car l’équivalent de leur cerveau ne se trouve pas en un point bien localisé mais est réparti dans tout leur corps. L’étourdissement électrique pourrait être davantage efficace mais il n’existe pas pour le moment de technologie dont l’efficacité est validée.
  • Les pieuvres d’élevage ne sont protégées par aucune loi. Les céphalopodes sont les seuls invertébrés à être protégés par la directive européenne encadrant l’utilisation des animaux à des fins scientifiques. En effet, un rapport de l’Agence européenne de sécurité des aliments (Efsa) avait conclu qu’ils sont capables de ressentir « la douleur et la détresse ». La LFDA a d’ailleurs joué un rôle décisif pour qu’ils obtiennent cette protection. Cependant, leur statut d’invertébré les exclut de toutes les normes juridiques internationales et nationales protégeant les animaux d’élevage, à de rares exceptions près. Dans le droit américain, elles ne sont même pas considérées comme appartenant à la catégorie des « animaux ». Même les poissons d’élevage, déjà extrêmement négligés par le droit, bénéficient d’une meilleure protection. Si l’Organisation mondiale de la santé animale (OIE) dispose de normes (non contraignantes) concernant la pisciculture, aucune ne concerne les céphalopodes.
  • L’élevage des pieuvres n’est pas compatible avec les orientations stratégiques pour l’aquaculture de l’Union européenne. En effet, les dernières lignes directrices stratégiques pour le développement de l’aquaculture durable adoptée par le Commission européenne en mai 2021 fixent un objectif de réduction de la dépendance de l’aquaculture à la pêche minotière. Pour cela, la Commission propose notamment de diversifier les espèces produites en Europe en favorisant les espèces de bas niveau trophique (en bas de la chaîne alimentaire) comme les algues, les coquillages et les poissons herbivores qui se nourrissent en filtrant l’eau dans les élevages extensifs. La création d’une nouvelle filière d’aquaculture avec une espèce carnivore comme les pieuvres est donc en opposition avec ces orientations stratégiques.

En outre, le rapport pointe également des taux de mortalité élevés : un individu sur cinq ne survivrait pas au cycle d’élevage en bassin à terre. La mortalité serait particulièrement élevée durant les phases précoces du développement. Lors de certains essais réalisés en cage marine, les taux de mortalité pouvaient monter jusqu’à 50 %.  Tous ces éléments font dire à Léopoldine Charbonneaux, directrice de CIWF France : « Le film oscarisé Netflix « La sagesse de la pieuvre » a donné au monde un aperçu touchant de la vie de ces animaux sauvages uniques, naturellement solitaires et fragiles. Les personnes qui s’y sont intéressées seront consternées d’apprendre qu’il existe des projets visant à confiner ces créatures fascinantes, curieuses et sensibles dans des élevages industriels. »

Face à ces arguments, plusieurs eurodéputés tels que Caroline Roose, Francisco Guerreiro, Anja Hazekamp et Tilly Metz ont exprimé leur soutien à une interdiction de l’élevage des pieuvres à des fins commerciales en Europe lors de la session de l’intergroupe du 21 octobre 2021. Lorella de la Cruz Iglesias, représentante de la Commission européenne lors de cet évènement, avait précisé que la Commission n’avait pas de position officielle sur ce sujet pour le moment.

Quelques temps après la publication du rapport de CIWF, le gouvernement britannique a décidé d’amender la loi sur le bien-être animal afin d’inclure les crustacés décapodes (crabes, homards et crevettes) ainsi que les céphalopodes dans la catégorie des animaux sentients. Cette décision a fait suite à la publication d’un rapport d’expertise réalisé à la London School of Economics. Ce rapport, ayant passé en revue environ 300 publications scientifiques, a conclu que ces animaux étaient capables de ressentir la douleur et la détresse. Certaines des pratiques génératrices de souffrances pour ces animaux, tels que l’ébouillantage à vif des crustacés, sont évoquées dans ce rapport qui en recommande l’interdiction.

Dans ce cadre, une section aborde le sujet de l’élevage des pieuvres à des fins commerciales et conclut en ces termes : « Les pieuvres sont des animaux solitaires qui sont souvent agressifs envers leurs congénères en espace confiné. Nous sommes convaincus qu’élever des pieuvres avec un haut niveau de bien-être animal est impossible. Le gouvernement pourrait considérer une interdiction de l’importation des pieuvres d’élevage. Une interdiction préventive de l’élevage des pieuvres au Royaume-Uni pourrait aussi être considérée. »

Conclusion

La croissance de l’aquaculture est source de multiples controverses. Quelques décennies plus tôt, le développement de l’élevage des saumons atlantiques a suscité des questions assez similaires. Une partie des arguments évoqués dans ce rapport sont applicables à cette espèce. Ces animaux ont eux aussi un régime carnivore, et sont solitaires et territoriaux pendant une grande partie de leur cycle de vie. Des progrès ont été fait depuis mais lors des débuts de la filière dans les années 1970, nous n’avions aucune connaissance scientifique sur le bien-être des saumons en captivité et les méthodes d’étourdissement efficaces utilisables à échelle industrielle faisaient défaut. Comme pour les pieuvres la réglementation était inexistante. Aujourd’hui, si une réglementation sur le bien-être des saumons a depuis vu le jour en Norvège, ce n’est pas encore réellement le cas au niveau de l’Union Européenne. Avons-nous tiré des enseignements de cette expérience pour l’avenir de l’aquaculture ?

Gautier Riberolles

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