Élever des insectes et des licornes: l’essor d’une filière

L’élevage d’insectes pour l’alimentation est souvent mis en avant aux côtés des substituts végétaux simili-carnés, de la viande cultivée (agriculture cellulaire) ou encore des protéines d’unicellulaires (bactéries, levures et autres micro-champignons, micro-algues). Deux rapports de la FAO (en 2013 et 2021) sur l’entomophagie (consommation d’insectes) ont ainsi attiré une attention considérable. Retour sur le contexte de cet essor en cours où la France joue un rôle majeur.

L’élevage d’insectes comme source « alternative » de protéines

Certaines formes d’élevage d’insectes existent déjà depuis longtemps. On peut ainsi mentionner l’apiculture pour le miel, les élevages de vers-à-soie (qui remontent à plus de 6 000 ans en Chine) ou encore les petits élevages artisanaux d’insectes pour la consommation vivrière dans certains pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique du Sud.

De nouvelles formes d’élevage d’insectes sont en train d’émerger sur les dernières décennies, en partie car l’élevage d’insectes est perçu (à tort ou à raison ?) comme une alternative plus écologique. Ces nouveaux élevages d’insectes diffèrent des pratiques traditionnelles par leur échelle industrielle, par le recours à la zootechnie moderne, et par les usages qui sont faits de leur production.

Sur les dernières années, la prise de conscience des multiples problèmes causés par l’élevage intensif des animaux vertébrés terrestres ou aquatiques a stimulé la recherche et l’innovation dans le domaine des protéines dites « alternatives », que cela soit pour l’alimentation humaine directe ou pour l’alimentation animale.

La demande en insectes

La principale force économique derrière l’augmentation de la demande en protéines d’insectes n’est pas la consommation humaine, mais de très loin l’alimentation animale. La production destinée à la consommation humaine directe est en réalité aujourd’hui plutôt marginale, notamment du fait des réticences culturelles à l’entomophagie dans les pays occidentaux. Dans les pays du Sud où la consommation d’insectes directement pour l’alimentation humaine est davantage ancrée dans les mœurs, une très large part – voire peut-être même la majorité – des insectes consommés sont issus de captures en milieu naturel plutôt que d’élevage.

Les protéines d’insectes sont aujourd’hui vues comme un ingrédient alternatif aux farines de poissons utilisées pour nourrir les poissons carnivores d’élevage comme les saumons et les truites. En effet, en moyenne, chaque année entre 2007 et 2016, entre 460 et 1 100 milliards de poissons sauvages ont été pêchés dans le monde pour nourrir les poissons d’élevage. Cela entraîne des souffrances animales pour les poissons pêchés, mais également des problèmes environnementaux et sociaux liés à la compétition entre la pêche vivrière, et la pêche dite minotière (destinée à l’alimentation animale).

L’industrie du pet-food, c’est-à-dire l’alimentation des animaux de compagnie, contribue également de plus en plus à la demande. Pour nourrir les animaux d’élevage, en Europe, les farines d’insectes sont souvent présentées comme une alternative préférable à l’importation du soja issu de la déforestation en Amérique du Sud.

Les évolutions réglementaires européennes

Au sein de l’Union européenne, la crise de la vache folle avait abouti à l’adoption du règlement dit « Feed Ban » qui restreignait énormément voire interdisait totalement l’usage des protéines animales transformées, y compris celles issues d’insectes, pour l’alimentation des animaux d’élevage. Depuis, le règlement (UE) 2017/893 a apporté des modifications au « Feed Ban », autorisant les farines d’insectes dans l’alimentation des poissons d’élevage. L’adoption du règlement (UE) 2021/1372, de ses dernières révisions ainsi que du règlement (UE) 2021/1925 ont élargi l’autorisation d’utilisation des farines d’insectes à l’alimentation de certains vertébrés terrestres (volailles et porcins), et ont élargi la liste des espèces d’insectes autorisées pour l’alimentation animale (1,2).

Le cadre réglementaire européen actuel autorise l’usage des farines issues de huit espèces d’insectes d’élevage pour l’alimentation animale : la mouche soldat noire (Hermentia ilucens), la mouche domestique (Musca domestica), le ver à soie (Bombyx mori), deux espèces de vers de farine – le ténébrion meunier (Tenebrio molitor) et le petit ténébrion (Alphitobius diaperinus) et trois espèces de crickets – le grillon domestique tropical (Gryllodes sigillatus), le grillon domestique (Acheta domesticus) et le grillon des steppes (Gryllus assimilis) (1,2). Quatre espèces sont autorisées pour la consommation humaine directe : le ténébrion meunier, le petit ténébrion, le grillon domestique, et le criquet migrateur (Locusta migratoria) (1,2). Le grillon domestique tropical et l’abeille européenne (Apis melifera) sont envisagés pour être autorisés pour la consommation humaine directe dans un avenir proche. Le droit européen de protection des animaux d’élevage ne protège pas encore les insectes d’élevage pour le moment.

La croissance de la filière

Chose peu connue, la France est le leader européen de l’élevage d’insectes et compte même parmi les pays leaders à l’échelle mondiale, aux côtés de la Thaïlande, de l’Afrique du Sud, de la Chine, du Canada et des États-Unis. Notre position de leader tient essentiellement à l’existence de deux start-up françaises spécialisées dans l’élevage d’insectes : Ynsect et InnovaFeed. Ces deux entreprises font partie du groupe « Next40 » : un ensemble de start-ups/scale-ups innovantes pressenties pour devenir des licornes (1) financières et faire partie du CAC40 de demain. Ynsect a levé plus de 425 millions d’euros d’investissements. En 2021, les investissements en capital-risque (venture capital investments) dans cette entreprise étaient alors considérés les plus importants au monde pour ce secteur. Certaines sources présentent la ferme d’Ynsect à Amiens et la ferme d’InnovaFeed à Nesle comme étant les deux plus grandes fermes à insectes au monde (1, 2, 3). La start up française AgroNutris est elle aussi renommée : elle a récemment noué un partenariat avec BioMar, géant mondial du secteur de l’alimentation animale en aquaculture.

1. Une licorne financière est une start-up qui a moins de dix ans valorisée à plus d’un milliard de dollars.

En 2020, la production mondiale d’insectes d’élevage était estimée entre 60 000 et 67 000 t/an, dont 6 000 à 6 500 t/an en Europe. L’International Platform of Insects for Food and Feed (IPIFF) (lobby européen des éleveurs d’insectes) estime que la production européenne d’insectes d’élevage devrait atteindre 1 million de tonnes/an d’ici 2025. Ynsect à elle-seule se fixe un objectif de production d’un volume d’1 million de tonnes à court ou moyen terme. Cependant, des experts indépendants font des prédictions beaucoup plus modestes pour l’Europe, autour de 60 000 tonnes/an en 2025, et 200 000 tonnes/an en 2030.

Le poids colossal du nombre

Les insectes sont très petits et légers. De ce fait découle une implication majeure en terme d’éthique animale : le compteur du nombre d’individus impliqués lorsqu’on les élève grimpe à une vitesse proprement gargantuesque.

En 2020, l’organisation Rethink Priorities estimait (2) entre 1 et 1,2 billion (1 billion = 1 000 milliards) le nombre d’insectes élevés et abattus (ainsi que vendus vivants et morts sur élevage) chaque année pour l’alimentation animale et humaine. Cela équivaut à entre 79 et 94 milliards d’insectes d’élevage vivants à tout moment. Il est probable que le volume de production mondial se démultiplie à l’avenir. Certaines projections estiment ainsi que le nombre d’insectes d’élevage abattus par an devrait monter à entre 45 et 50 billions d’ici 2050.

2. Ces estimations ne prennent pas en compte les abeilles élevées pour le miel, les élevages de vers à soie ni les cochenilles élevées pour les colorants alimentaires.

Tableau 1 : Chiffres reproduits d’après les estimations de Rethink Priorities

Groupe taxonomiqueNombre d’individus abattus + vendus vivants + morts sur élevage chaque annéeNombre moyen d’individus vivant à tout instant
Criquets370 – 430 milliards34-41 milliards
Vers de farine290 – 310 milliards25 – 31 milliards
Mouches soldats noires190 – 300 milliards8,1 – 16 milliards
Autres insectes120 – 180 milliards4,8 – 15 milliards
Total tout types d’insectes 1000 – 1200 milliards79 – 94 milliards

Si l’on replace ces chiffres dans le tableau global de l’exploitation animale, cela signifie que les insectes sont d’ores et déjà les animaux d’élevage (vertébrés et invertébrés inclus) dont nous abattons le plus grand nombre d’individus chaque année.

Tableau 2 : Estimations des nombre d’individus abattus annuellement pour les principaux groupes d’animaux exploités pour la consommation

Groupes d’animaux exploités pour la consommationNombre d’individus abattus annuellement à l’échelle mondiale
Vertébrés terrestres d’élevage83,58 milliards (2021)
Poissons d’élevage51 – 167 milliards (2017)
Poissons pêchés (pêche commerciale)790 – 2 300 milliards (moyenne 2007-2016)
Crustacés d’élevage253 – 605 milliards (2017)
Crevettes pêchées (pêche commerciale)6 500 – 66 000 milliards (2020)

Des chiffre amenés à exploser ?

Substituer à peu près n’importe quel produit d’origine animale classique par une quantité équivalente de protéines d’insectes implique de multiplier le nombre d’individus potentiellement sentients victimes de notre consommation par un chiffre assez ahurissant.

Rethink Priorities estime que si l’on remplaçait 25 % des farines de poissons utilisées pour l’alimentation animale en aquaculture à l’échelle mondiale par des farines d’insectes (scénario envisagé par la FAO), on parlerait d’une multiplication du nombre d’individus par un facteur allant de 180 à 540. Cela correspond à entre 39 000 et 79 000 milliards d’individus.

Une autre estimation de l’Aquatic Life Institute considère qu’à l’échelle mondiale, si l’on venait à substituer totalement les huiles et farines de poissons utilisées pour l’alimentation animale en aquaculture par des produits à base d’insectes, cela aboutirait à une multiplication par 5 269 du nombre d’individus tuéspar an pour cet usage. En valeur absolue, cela représenterait 9,8millions de milliards (billiards) d’insectes d’élevage tués chaque année. Si l’on comptait un insecte chaque seconde, il faudrait 310 millions d’années pour arriver au bout des 9,8 billiards qui seraient tués.

Conclusion

La filière insecte a le vent en poupe. Elle semble se développer plus vite que le débat public la concernant. Ce dernier se limite souvent au narratif écologique porté par les acteurs de la filière. Or, lorsque l’on s’intéresse en profondeur au sujet, on peut facilement se rendre compte que le débat autour des avantages et des inconvénients de cette industrie, tant du point de vue environnemental qu’en matière de bien-être animal, est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît.

Diverses organisations commencent d’ailleurs à prendre positions. Si le développement de la filière est encouragé par des ONG telle que la branche britannique du WWF, d’autres acteurs se positionnent de manière plus critique. Si Compassion In World Farming tolère les élevages d’insectes destinés à la consommation humaine directe à condition que ces derniers soient réalisés selon des modes de production respectueux de l’environnement (notamment vis-à-vis des choix quant à la composition de l’aliment donné aux insectes) et du bien-être animal, elle s’oppose explicitement à l’élevage d’insectes pour l’alimentation animale, à la fois pour des raisons environnementales et d’éthique animale. Eurogroup for Animals affiche elle aussi des préoccupations vis-à-vis de l’absence de cadre réglementaire européen approprié, ce qui laisse la porte ouverte aux abus tant sur le plan des conditions d’élevage que de l’impact environnemental. L’Aquatic Life Institute ainsi que le label aquacole Global Animal Partnership s’opposent à l’inclusion de farines d’insectes dans l’alimentation animale en aquaculture, mettant en avant d’autres ingrédients alternatifs tels que ceux issus d’organismes unicellulaires (levures, bactéries, champignons, microalgues) et les ingrédients végétaux.

Gautier Riberolles

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