La proposition d’éliminer les prédateurs pour soulager les animaux sauvages pousse à l’extrême la logique antispéciste. Elle met en lumière un dilemme moral : protéger les proies ou préserver les écosystèmes ?

« Partout où il y a de la vie animale, les prédateurs traquent, poursuivent, capturent, tuent et dévorent leur proie. La souffrance agonisante et la mort violente sont omniprésentes et continues », dit Jeff McMahan, philosophe spécialisé en éthique animale. Avec lui, certains intellectuels réfléchissant sur la condition animale prônent l’éradication des prédateurs pour réduire la détresse animale. Cette théorie repose sur l’argument que cela pourrait sauver d’innombrables proies, telles que les gnous, les zèbres et les buffles, de la mort et de la souffrance causées par la prédation. Selon Amanda MacAskill et William MacAskill, éliminer des prédateurs comme les lions pourrait être considéré comme une action éthique, car elle vise à diminuer la souffrance globale dans la faune sauvage. Ils soutiennent que, tout comme l’intervention humaine peut soulager la souffrance des animaux sauvages due aux maladies ou aux catastrophes naturelles, des mesures pourraient être prises contre la prédation naturelle. Cette approche suggère que les vies des proies ne sont pas moins importantes que celles des prédateurs et questionne l’importance accordée traditionnellement à la préservation des espèces prédatrices aux dépens de leurs victimes. Toutefois, cette perspective soulève des questions éthiques complexes, notamment en ce qui concerne l’intervention humaine dans les processus naturels et les potentiels effets imprévus sur les écosystèmes. En outre, elle invite à une réflexion sur les moyens de protéger efficacement les animaux sauvages sans perturbation majeure de l’écosystème. Étonnamment, certains partisans du mouvement Rwas (Reducing wild animal suffering, visant à réfléchir aux moyens de réduire la souffrance des animaux sauvages) évoquent l’idée de supprimer les prédateurs. Mais il s’agit davantage d’un exercice intellectuel destiné à pousser la réflexion antispéciste et sentientiste à ses limites que d’une proposition concrète. La majorité reconnaît bien que ce n’est ni réaliste ni souhaitable à court terme. Les premières discussions, issues surtout des sphères philosophiques et éthiques peu familières du fonctionnement pratique des écosystèmes, ont surtout permis d’identifier les difficultés inhérentes à de telles hypothèses. Aujourd’hui, un courant plus scientifique cherche plutôt à explorer, avec prudence, les modalités concrètes d’une éventuelle assistance aux animaux sauvages.
Un nouveau dilemme moral
La théorie avancée repose sur l’idée d’éliminer les prédateurs pour réduire la souffrance animale. Un prédateur est défini comme un animal qui chasse et consomme un autre animal, sa proie, pour se nourrir ou alimenter sa progéniture. Bien que souvent associée aux grands prédateurs tels que lions, loups, et autres, la catégorie des prédateurs ne se limite pas à ces exemples. Inclure les invertébrés hexapodes et autres arthropodes élargirait la liste des prédateurs à éradiquer à de nombreux oiseaux, mammifères insectivores (comme les taupes et les hérissons), plusieurs espèces de poissons, et les baleines. Il est également à noter que d’innombrables bêtes au-delà des carnivores classiques (ours, félins, canidés) sont prédateurs, y compris les cétacés à dents, phoques, et otaries. Doit-on cibler uniquement les espèces strictement carnivores ou aussi celles ayant un régime partiellement carnivore ? Même les chimpanzés et babouins, qui chassent occasionnellement, et les écureuils, consommant parfois des oisillons, contribuent à la souffrance animale. Devrions-nous établir un seuil d’ingestion de viande pour déterminer quels taxons éradiquer, risquant ainsi d’introduire un spécisme arbitraire ? Par ailleurs, les animaux domestiques comme les chiens et les chats ingurgitent également de la viande, contribuant au problème malgré l’existence de croquettes végétales. Face à ces considérations écologiques et biologiques, comment justifier une théorie qui, poussée à l’extrême, pourrait concerner non seulement l’ensemble des animaux prédateurs mais, pour certains, aller jusqu’à questionner l’espèce humaine elle-même ?
Un déni écologique
Croire que l’absence de prédateurs mènerait à une diminution de la souffrance animale est une grave méconnaissance des dynamiques écologiques. Tout d’abord, de nombreux animaux meurent dans la douleur par d’autres causes que la prédation. Combien d’éthologues et d’écologues voient chaque année près de 50 % des bébés de l’espèce qu’ils observent mourir à cause de maladies ou de blessures infligées par leurs congénères ? Cette réalité rappelle que la souffrance animale ne peut être réduite à la seule prédation. Certaines théories sentientistes, poussant cette logique à l’extrême, ont même proposé d’éliminer tous les êtres vivants sentients afin de mettre fin à la souffrance. Mais il ne s’agit là que d’exercices de pensée, rarement de scénarios réellement envisagés : leur fonction est avant tout de tester les limites d’une théorie et de nourrir la réflexion éthique. L’exemple de l’éradication des loups du Parc National de Yellowstone, aux États-Unis, illustre parfaitement l’ignorance du fonctionnement des écosystèmes. En tant qu’espèce clé de voûte, les loups jouent un rôle crucial dans le maintien de l’équilibre entre les différentes populations d’animaux. Leur disparition a entraîné une surpopulation d’élans, qui, en conséquence, ont dévasté les saules indispensables à la survie des castors. Cela a mené à un déclin drastique de l’effectif de castors, provoquant l’érosion du sol et un déséquilibre dans la biodiversité de la région. Cette désorganisation a non seulement affecté les plantes, mais aussi les poissons, amphibiens, oiseaux, insectes et mammifères qui dépendent de ces habitats. La souffrance animale résultant de ces changements ne se limite pas à la famine ou aux maladies découlant du surpeuplement, mais inclut également le stress et la détresse des animaux luttant pour leur survie dans un environnement devenu hostile. La réintroduction des loups a restauré cet équilibre, soulignant l’importance des prédateurs dans l’écosystème, pour réguler les populations, mais non moins pour réduire la souffrance animale. Les prédateurs ciblent souvent les animaux les plus faibles, malades ou blessés, contribuant indirectement à une forme de gestion sanitaire de la faune. Il est crucial de reconnaître que la disparition d’une espèce prédatrice et la prolifération conséquente d’autres espèces entraînent un stress et une souffrance considérables pour les animaux. Cet aspect n’est plus véritablement négligé dans les débats sur la prédation. La question se situe davantage aujourd’hui dans une hiérarchisation des valeurs, entre éthique environnementale et éthique animale, certains allant jusqu’à envisager une perturbation majeure à court terme afin de réduire la souffrance à plus long terme. L’équilibre écologique, loin d’être une simple question de nombres, implique des interactions complexes entre les espèces, dont dépend la santé globale de l’écosystème et le bien-être des animaux qui y vivent. Les théories favorisant l’élimination des prédateurs doivent impérativement prendre en compte ces réalités pour éviter des conséquences écologiques et éthiques désastreuses. C’est ce que tente de faire, par exemple, l’association Wild Animal Initiative, qui explore des approches prudentes et scientifiquement informées pour améliorer le bien-être des animaux sauvages en tenant compte des effets écosystémiques indirects.
Les écosystèmes ne sont pas équilibrés
Les écologues ne parlent plus d’équilibre biologique, souvent associé à l’idée d’un « climax écologique » (état final stable). Les écosystèmes sont intrinsèquement dynamiques, complexes et variables. Ils subissent constamment des perturbations d’ordres interne et externe. Ils peuvent changer drastiquement via des seuils de bascule (un feu, une fragmentation de l’environnement, l’arrivée d’une espèce prédatrice…), ou faire preuve de résilience, sans modification fondamentale de leurs composition et fonctionnement.
Une nouvelle ingérence occidentale
En politique, le « droit d’ingérence » permet à des acteurs extérieurs d’intervenir dans un État pour prévenir ou mettre fin à des violations massives des droits de l’homme. Bien que motivée par des principes humanitaires, cette approche peut parfois mener à des dérives, notamment lorsque l’intervention provoque des conflits, des destructions et des pertes en vies humaines supplémentaires, exacerbant la souffrance qu’elle visait à éliminer. Ces dérives peuvent découler d’une mauvaise compréhension du contexte local, d’une planification insuffisante ou d’intérêts politiques et économiques cachés. De manière similaire, l’ingérence écologique et spéciste incluse dans cette théorie de la déprédation, bien qu’inspirée par la volonté de réduire la souffrance animale, peut aussi entraîner des conséquences inattendues et néfastes lorsque les complexités des systèmes écologiques ne sont pas pleinement comprises. L’ingérence, qu’elle soit politique ou écologique, nécessite une évaluation rigoureuse des conséquences potentielles, une compréhension fine des dynamiques à l’œuvre et, idéalement, l’implication et le consentement des communautés affectées. C’est d’ailleurs l’orientation prise aujourd’hui par une partie des tenants de cette théorie : des scientifiques, biologistes et écologues cherchent à réfléchir aux modalités concrètes d’une telle assistance, comme le fait par exemple l’association Wild Animal Initiative.
Dans leur ouvrage Zoopolis, Sue Donaldson et Will Kymlicka abordent la question des droits des animaux à partir d’une perspective politique novatrice. Concernant les animaux sauvages, Donaldson et Kymlicka plaident pour un droit à la souveraineté qui reconnaîtrait les territoires habités par des communautés d’animaux sauvages comme des entités politiques souveraines. Ils argumentent que les animaux sauvages, en tant que membres de collectivités territoriales autonomes, devraient bénéficier du droit à l’autodétermination. Cela signifie que les humains devraient limiter leur ingérence dans les affaires de ces communautés, reconnaissant leur droit à vivre selon leurs propres normes sociales et écologiques, sans intervention humaine inutile. Cette approche cherche à respecter et à protéger l’intégrité écologique des régions sauvages, tout en promouvant une cohabitation équitable entre les sociétés humaines et non humaines.
Cédric Sueur