Au-delà de la souffrance infligée par l’humain, les animaux sauvages endurent d’immenses souffrances dans la nature. Cet article explore les enjeux éthiques et scientifiques liés à la possibilité d’intervenir pour améliorer leur bien-être, à la lumière des avancées du champ d’étude du « wild animal welfare ».

La souffrance est partout dans le monde animal
La question du bien-être animal se concentre souvent sur les pratiques humaines les plus visibles : élevage, chasse, expérimentation, spectacles tauromachiques. Ces sujets mobilisent largement car l’argument moral selon lequel il est préférable d’éviter la souffrance des animaux, lorsqu’elle peut être prévenue, peut sembler évident en éthique dès lors que l’on admet que ces derniers sont des êtres sensibles. Mais un champ de recherche plus récent s’intéresse à une source de souffrance massive, souvent ignorée : celle qui se produit dans la nature, indépendamment de l’action humaine, notamment à travers les catastrophes naturelles, les maladies et surtout la prédation. Richard Dawkins soulignait déjà que la nature, loin d’être un espace d’harmonie, est traversée de famines, de morts violentes et de parasitisme, sans dessein ni justice sous-jacente. Dans un monde dominé par les processus aveugles de l’évolution, la souffrance est omniprésente et indifférente à toute considération morale.
« La quantité totale de souffrance dans le monde naturel, chaque année, dépasse tout ce qu’on peut décemment concevoir. Pendant la minute qu’il me faut pour composer cette phrase, des milliers d’animaux sont dévorés vivants, beaucoup d’autres fuient pour sauver leur vie, gémissant de peur, d’autres encore sont lentement dévorés de l’intérieur par des parasites voraces, et des milliers d’animaux de toutes sortes meurent de faim, de soif et de maladie. […] Dans un univers d’électrons et de gènes égoïstes, de forces physiques aveugles et de réplication génétique, certaines créatures vont être blessées, d’autres vont avoir de la chance, et on n’y trouvera ni logique, ni raison, ni justice. L’univers que nous observons possède précisément les propriétés auxquelles on doit s’attendre s’il n’y a, en fin de compte, ni dessein, ni but, ni mal, ni bien, rien d’autre qu’une indifférence impitoyable1 ».
Cette idée conduit à s’interroger sur la possibilité et la légitimité d’intervenir pour réduire la souffrance des animaux sauvages. Dans Animal Ethics in the Wild, l’éthicienne Catia Faria défend qu’il n’existe aucune raison morale de limiter nos obligations de bienfaisance aux seuls animaux affectés par des causes humaines, dès lors que les mêmes principes utilitaristes sont admis pour évaluer nos actions. Si une intervention pouvait réduire la souffrance globale sans générer d’effets plus néfastes, elle serait moralement souhaitable. De la même manière, Mikel Torres (2015) soutient que l’existence d’un devoir d’assistance ne dépend pas de l’origine humaine ou naturelle du préjudice, mais de la possibilité réelle d’en limiter les effets négatifs.
Souffrance, obligations morales et dilemmes écologiques
De nombreux penseurs de l’éthique animale ont placé la souffrance au cœur de leurs analyses, souvent sous l’influence de Jeremy Bentham et Peter Singer. L’argument principal repose sur un constat empirique : la capacité à ressentir la douleur ou le stress, et plus largement ce que la science nomme sentience, est un critère objectivable, interespèces, qui permet d’inclure les animaux non humains dans la sphère morale sans recourir à des notions plus arbitraires comme la rationalité ou le langage articulé. D’après Bentham, « La question n’est pas “peuvent-ils raisonner ?”, ni “peuvent-ils parler ?”, mais “peuvent-ils souffrir ?”2 ».
La centralité de la souffrance se fonde sur des données neurobiologiques et comportementales montrant que les mécanismes de la douleur sont largement partagés dans le règne animal. Par ailleurs, la souffrance fournit un indicateur opérationnel pour évaluer et hiérarchiser les situations, ce qui en fait un point d’ancrage normatif pour les théories morales contemporaines.
Sur le plan pratique, l’éthique animale distingue généralement les obligations négatives, qui imposent de ne pas causer de tort, et les obligations positives, qui prescrivent d’agir pour réduire la souffrance. La première catégorie suscite peu de controverses en éthique animale : il est préférable de ne pas chasser, exploiter ou tuer des animaux si d’autres options existent. La seconde, en revanche, soulève des dilemmes majeurs, particulièrement en ce qui concerne la prédation. Faut-il sauver une proie d’un prédateur si cela est possible ? Et si oui, dans quelles circonstances ?
Une partie importante de la littérature, notamment autour de l’ouvrage Zoopolis de Donaldson et Kymlicka dont certaines idées sont développées dans cette revue, plaide pour une prudence extrême, voire pour une politique générale de non-intervention. Les auteurs invoquent la complexité des écosystèmes, la possibilité d’effets contre-productifs et l’incertitude scientifique. Supprimer ou réduire la prédation pourrait entraîner une surpopulation des proies, de nouvelles famines ou des déséquilibres aux conséquences imprévisibles. Les opposants à l’intervention soulignent également le risque moral d’une ingérence excessive dans des systèmes que nous comprenons encore partiellement.
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À l’inverse, les tenants d’un interventionnisme raisonné pensent que la souffrance reste moralement problématique quelle qu’en soit l’origine. Pour eux, la complexité écologique ne justifie pas de fermer la porte à toute réflexion sur des actions ciblées et limitées. Des programmes de vaccination, des secours lors de catastrophes naturelles ou la mise à disposition d’abris pourraient constituer des exemples d’interventions qui, loin de perturber les écosystèmes, amélioreraient concrètement le bien-être d’animaux sauvages sans effets secondaires majeurs.
La Wild Animal Welfare Science : une discipline émergente
La Wild Animal Welfare Science (WAWS) est un champ scientifique émergent et en plein développement, à l’intersection de l’éthologie, de l’écologie, des sciences cognitives et de la biologie de la conservation. Il vise à comprendre l’expérience vécue et la qualité de vie des animaux sauvages sentients, c’est-à-dire capables de ressentir des états mentaux positifs et négatifs comme la douleur, le plaisir, le stress ou le bien-être.
Contrairement à la biologie de la conservation, centrée sur les populations et les écosystèmes, ou à la science du bien-être animal traditionnellement tournée vers les animaux domestiques et captifs, la WAWS met l’accent sur l’individu sauvage et sur la dimension subjective de sa vie. La notion de bien-être est définie comme « l’expérience subjective, positive ou négative, d’un individu sur une période donnée », influencée par sa santé, sa sécurité, son environnement et ses interactions sociales.
L’un des objectifs majeurs de cette discipline consiste à combler les lacunes de connaissances sur la vie des animaux sauvages : durée et causes de la souffrance, variations interspécifiques et interindividuelles, rôle des interactions écologiques ou des perturbations environnementales. Les scientifiques travaillent ainsi à déterminer si les vies des animaux sauvages, en moyenne, sont globalement positives ou négatives, et à comprendre les facteurs qui influencent ce bilan. Cette démarche repose sur des approches interdisciplinaires combinant observations de terrain, modélisation, évaluation physiologique et analyse comportementale.
La WAWS accorde aussi une place importante aux incertitudes scientifiques concernant la sentience, notamment pour les taxons les plus nombreux comme les invertébrés, où les données restent limitées. Les chercheurs opèrent donc sur la base d’un consensus provisoire : tous les vertébrés sont considérés comme sentients (ainsi que quelques invertébrés), et l’hypothèse de sentience est maintenue pour les invertébrés en l’absence de preuves contraires. Cette position prudente permet de ne pas exclure a priori des milliards d’individus potentiellement concernés par la souffrance dans la nature.
Priorités et angles d’action de Wild Animal Initiative
Wild Animal Initiative (WAI) joue un rôle central dans le développement de la WAWS en fixant des priorités de recherche et en soutenant la création d’une communauté académique interdisciplinaire. Son approche se divise en trois volets complémentaires : la recherche fondamentale, le développement de méthodes de mesure et de suivi, et l’évaluation des politiques publiques.
Les recherches menées par WAI visent à comprendre la biologie et l’écologie du bien-être animal sauvage. Cela inclut l’étude de la physiologie du stress, des maladies, de la démographie, de la dynamique des populations, des interactions interspécifiques (prédation, compétition, mutualisme) et de l’impact du changement climatique. L’objectif est d’identifier les principaux déterminants du bien-être et de quantifier leur importance relative.
Afin d’évaluer la souffrance et le bien-être dans différents contextes écologiques, il faut des indicateurs fiables. Cela passe par la mise au point de protocoles éthiques de capture, de surveillance ou de suivi à long terme, ainsi que par la création de modèles prédictifs intégrant les données environnementales et comportementales. L’évaluation porte également sur les impacts potentiels d’actions visant à améliorer le bien-être animal, qu’il s’agisse de programmes de vaccination, de gestion non létale des populations, de restauration écologique ou d’adaptation au changement climatique. Le WAI insiste sur la nécessité d’équilibrer efficacité, prudence et faisabilité, afin d’éviter les effets pervers tout en maximisant les bénéfices pour les animaux concernés.
À court terme, les interventions les plus prometteuses concernent l’amélioration des interactions entre humains et animaux sauvages : méthodes de contrôle des populations plus respectueuses, réduction des souffrances liées à la chasse, à la pêche ou aux infrastructures humaines, et amélioration des conditions de réintroduction pour les animaux déplacés ou soignés. À plus long terme, le développement d’outils décisionnels basés sur des données empiriques doit permettre d’intégrer systématiquement la dimension du bien-être dans la gestion des écosystèmes.
En somme, Wild Animal Initiative cherche à transformer une réflexion éthique encore largement théorique en un programme scientifique structuré, capable d’orienter des politiques publiques et des pratiques de gestion fondées sur des preuves, afin de réduire la souffrance des animaux sauvages sans compromettre la stabilité écologique.
Cette évolution montre que la réflexion éthique originelle ne se limite aujourd’hui plus à dénoncer la souffrance dans la nature, mais a donné naissance au développement d’outils concrets, mesurables et responsables pour la réduire. Les débats ne portent plus seulement sur la légitimité morale d’intervenir, mais aussi sur la faisabilité technique, les risques écologiques et le rapport coût-bénéfice des interventions. Cette intégration des sciences du vivant et des sciences sociales reflète un déplacement plus large vers une éthique appliquée, capable de guider des politiques publiques ou des expérimentations de terrain, tout en conservant une base philosophique solide.
Nicolas Bureau