Barrage de Sivens : une juste fin

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Crédit: By Roland [CC BY-SA 3.0], via Wikimedia Commons

Rappelons le déroulement de cette triste affaire :

2001 

La Compagnie d’aménagement des coteaux de Gascogne souligne la nécessité d’une retenue d’eau de 1,5 million de m3, réclamée par une trentaine d’agriculteurs locaux. Pour cela un barrage de 315 m de long devra être construit, coupant le cours du Tescou, petite rivière affluent du Tarn. Des protestations, des débats se multiplient, la résistance s’organise.

2013 

En dépit d’une analyse négative du Conseil national de la protection de la nature prenant en compte la destruction de 34 ha de zones humides, et l’atteinte à de multiples espèces protégées animales et végétales, le projet est déclaré d’utilité publique par arrêté des préfets du Tarn et du Tarn-et-Garonne. En décembre, un recours est déposé contre cette déclaration d’utilité publique.

2014 

Les engins commencent le saccage de la forêt de chênes de Sivens en septembre. Les forces dites « de l’ordre » s’en prennent aux opposants, et le drame survient dans la nuit du 24 au 25 octobre : un garçon de 21 ans meurt, touché par une grenade lancée par un gendarme mobile. Le retentissement est national.

2015 

La Commission européenne entame une procédure à l’encontre de la France pour avoir utilisé des subsides européens au financement d’un équipement néfaste. En décembre, le maître d’ouvrage (le Conseil départemental du Tarn) renonce, abandonne le projet initial, accepte de verser 3,4 millions € de dédommagement dont 1,3 million pour restaurer la zone humide ravagée pour rien.

2016

Le 1er juillet, le tribunal administratif de Toulouse, au vu des recours exercés par sept associations de défense de la nature, a décidé d’annuler les décisions qui avaient permis le démarrage du chantier : déclaration d’intérêt général (DIG, arrêté interdépartemental du 3 octobre 2013), dérogation à la loi sur les espèces protégées (arrêté du préfet du Tarn du 13 octobre 2013) et autorisation de défrichement accordée peu après le démarrage du chantier (arrêté du préfet du Tarn du 12 septembre 2014). Le tribunal administratif a suivi les conclusions du rapporteur qui avait demandé au cours de l’audience du 4 juin :

  • L’annulation de la déclaration d’utilité publique et des mesures compensatoires qui s’y rattachent (qui avaient été prévues du fait de la destruction de la zone humide du Testet) en raison de « son incompatibilité avec la protection des zones humides assurée par le schéma directeur d’aménagement et de gestion des eaux » et « l’absence d’utilité publique ». Le rapporteur avait estimé qu’il y avait un « bilan négatif compte tenu du caractère excessif du barrage au regard des besoins, de l’atteinte à l’environnement et du coût ».
  • L’annulation de la dérogation à la réglementation sur les espèces protégées en s’appuyant sur un argumentaire proche : 

« Le projet ne répond pas à des raisons impératives d’intérêt majeur compte tenu de ses dimensions et des mesures compensatoires inadéquates. »

  • L’annulation de l’autorisation de défrichement parce qu’elle aurait résulté d’une « erreur manifeste d’appréciation au regard […] du code forestier compte tenu de l’atteinte importante à la zone humide et de mesures compensatoires insuffisantes. »

Le jugement a condamné également l’État à verser aux requérants, au titre de l’article L761-1 du code de justice administrative, 3 750 € (organisations environnementales, dont le Collectif pour la sauvegarde de la zone humide du Testet et France Nature Environnement Midi Pyrénées).

Le tribunal justifie son jugement en insistant sur ses considérants qui mettent en cause la qualité et la faisabilité des mesures compensatoires prévues par les porteurs du projet, le département du Tarn et la Compagnie d’aménagement des côteaux de Gascogne (CACG) essentiellement, l’incompatibilité de celles-ci avec le code de l’environnement, le surdimensionnement de la retenue d’eau, son coût élevé.

  • Les mesures compensatoires sont hypothétiques : « Il ressort des pièces du dossier et notamment des avis du Conseil scientifique régional du patrimoine naturel (CSRPN) du 11 janvier 2013, du Conseil national de la protection de la nature (CNPN) du 16 avril 2013 et de l’autorité environnementale du 8 août 2013 que les mesures compensatoires présentent un caractère hypothétique, ne compensent pas réellement la disparition de la seule zone humide majeure de la vallée, et qu’il existe une incertitude sur la faisabilité technique de créer des zones humides sur des terrains qui n’en étaient pas auparavant et la localisation de certains sites choisis en dehors de la vallée du Tescou. »
  • Les compensations sont injustifiées : la mesure de compensation prévue « consistant en l’acquisition de 19,5 hectares de terrains en vue de recréer des zones humides pour compenser la destruction de 12,7 hectares et la perte de fonctionnalité de 5,4 hectares de zones humides n’est pas compatible avec l’orientation C 46 du SDAGE Adour-Garonne. »
  • Le projet est surdimensionné et son coût surestimé : « Il ressort des pièces du dossier et notamment des rapports du Conseil général de l’environnement et du développement durable d’octobre 2014 et de janvier 2015, postérieurs à la décision attaquée mais révélant une situation existant à la date de cette décision, que le nombre de bénéficiaires estimés est de l’ordre de 30 et de 10 préleveurs nouveaux et que le volume préconisé pour cet ouvrage représente 448 000 m3 de volumes contractualisables de substitution des prélèvements constatés au lieu de 726 000 m3, soit un volume d’irrigation dans la retenue de Sivens de 560 000 m3, 180 000 m3 de volume d’étiage et 10 000 m3 pour les retenues des culots, de fonds de retenues ; qu’ainsi, la dimension de la retenue d’eau doit être regardée comme ayant été surestimée. »
  • Le projet ne peut avoir de caractère d’utilité publique : « Il ressort de l’ensemble de ces éléments que les atteintes graves portées par le projet à la zone humide de la vallée du Tescou, le surdimensionnement du projet et son coût élevé, excèdent l’intérêt de l’opération et sont de nature à lui retirer son caractère d’utilité publique. »

Pour Ben Lefetey, porte-parole des opposants « On a envoyé des gendarmes protéger un chantier illégal avec les conséquences dramatiques que l’on sait pour le jeune Rémi. » Selon lui, le jugement montre que l’occupation des zadistes était légitime.

Au final, sont au bilan le saccage d’un milieu forestier et d’une zone humide, le massacre d’espèces animales et végétales, le gâchis de sommes importantes consacrées à ravager puis à réparer les ravages, la révélation d’intérêts privés ayant prise sur l’autorité de l’État (élus locaux, agences de l’eau, administrateurs de la Compagnie d’aménagement des coteaux de Gascogne), le discrédit jeté sur l’autorité de l’État et sa supposée impartialité. Et surtout la mort de Rémi Fraisse, un jeune homme de 21 ans qui pourtant avait « le devoir de prendre part à la préservation et à l’amélioration de l’environnement », ainsi que le prescrit l’article 2 de la Charte de l’environnement (adossée à la Constitution), devoir qui « s’impose à l’ensemble des personnes », ainsi qu’en dispose le Conseil constitutionnel dans son arrêt du 8 avril 2011.

La famille de Rémi Fraisse a eu la noblesse de « saluer » le jugement rendu par le tribunal administratif de Toulouse, et de déclarer « avec douleur que si les recours administratifs et le dialogue environnemental avaient été respectés, les travaux n’auraient pas démarré, et cette tragédie ne serait jamais arrivée. » Tragédie, certes, mais aussi scandale, et révolte devant l’absence (légale) de suites personnelles financières ou pénales pour les responsables/non coupables, dont probablement pas un seul n’a dû être empêché de dormir, dans les derniers jours d’octobre 2014. Un seul s’est-il même manifesté auprès de la famille de Rémi Fraisse ?

Et les bétonneurs n’ont pas renoncé : le préfet du Tarn voit dans la décision du tribunal administratif un « jugement symbolique » qui ne change rien à l’évolution d’un dossier qui, de toute façon, « était trop vieux » et qui demandait donc à être réactualisé. Il se félicite que ce jugement laisse la porte ouverte à d’autres projets, moins destructeurs (?) et orientés vers un « modèle agricole moins dépendant de l’irrigation » (?)… En qualité de préfet de la République, son devoir était d’y penser avant !

Jean-Claude Nouët

Article publié dans le numéro 91 de la revue Droit Animal, Éthique & Sciences 

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