Inscription du préjudice écologique dans le code civil

Considérée par certains comme l’une des plus grandes avancées portées par la loi sur la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, l’inscription du préjudice écologique dans le code civil est la consécration législative d’un principe qui avait déjà vu le jour à l’occasion de l’affaire Erika.

I. D’une reconnaissance jurisprudentielle du préjudice écologique…

Auparavant, lorsqu’un dommage était causé à l’environnement, le juge judiciaire prenait en compte le seul préjudice écologique « par ricochet ». Les collectivités territoriales ou les associations de protection de l’environnement se voyaient accorder une réparation restreinte à celle des préjudices qu’elles subissaient personnellement (préjudice matériel, atteinte à l’image de marque, à la réputation ou encore aux objectifs d’une association).

Le préjudice écologique « pur », n’ayant aucune répercussion sur un intérêt humain particulier, ne donnait lieu à aucune réparation. Le naufrage de l’Erika au large des côtes bretonnes le 12 décembre 1999 allait pourtant faire souffler un vent nouveau sur la réparation des atteintes causées à l’environnement.

Le tristement célèbre pétrolier affrété par Total fut à l’origine d’une véritable catastrophe écologique. Fracturé en son milieu, il laissa s’échapper 10 000 tonnes de fioul lourd qui souillèrent près de 400 kilomètres de côtes et causèrent la mort de plus de 150 000 oiseaux. Dans un arrêt très attendu, en date du 25 septembre 2012, la Cour de cassation consacra pour la première fois l’existence d’un préjudice écologique autonome, distinct des préjudices matériels et moraux. Défini comme une « atteinte directe ou indirecte portée à l’environnement », ce préjudice fut réparé par le versement d’indemnités aux collectivités touchées par la pollution et aux associations de protection de l’environnement qui s’étaient portées partie civile. La Ligue de protection des oiseaux (LPO) percevra ainsi la somme de 300 000 euros au titre de son préjudice écologique.

II. …à sa consécration législative

Le Conseil constitutionnel, après avoir reconnu en 2008 la valeur constitutionnelle de la charte de l’environnement, énonçait dans une décision de 2011 que « chacun est tenu à une obligation de vigilance à l’égard des atteintes à l’environnement qui pourraient résulter de son activité », et qu’« il est loisible au législateur de définir les conditions dans lesquelles une action en responsabilité peut être engagée sur le fondement de la violation de cette obligation ». L’intervention du législateur était donc attendue et prévisible dans un contexte si favorable à la reconnaissance du préjudice écologique.

Inscription du préjudice écologique dans le code civil

La loi pour la reconquête de la biodiversité crée un nouveau chapitre III intitulé « La réparation du préjudice écologique » inséré dans le livre troisième du code civil. Un nouvel article 1246 dispose désormais que « toute personne responsable d’un préjudice écologique est tenue de le réparer ». L’inscription du préjudice écologique dans le code civil ne crée pas de nouvelle obligation puisqu’il donnait déjà lieu à réparation devant les juridictions civiles. La nouvelle loi vient en revanche apporter un fondement textuel à ce régime de responsabilité et préciser les conditions de sa mise en oeuvre.

Définition législative du préjudice écologique

Inspirée de l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris dans l’affaire Erika, la définition du préjudice écologique retenue par le législateur est la suivante : « Une atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement. » Pour qu’une atteinte portée à l’environnement donne lieu à indemnisation du préjudice écologique, il faudra donc qu’elle soit considérée par les juges comme « non négligeable ». Notons que les frais engagés en amont afin d’éviter un tel dommage ou d’en limiter les conséquences pourront également donner lieu à réparation sur le même fondement.

Titulaires de l’action en réparation

Selon le nouvel article 1248 du code civil, les personnes qui pourront agir devant les juridictions afin d’obtenir réparation sont :

  • L’État ;
  • l’Agence française pour la biodiversité (créée par la présente loi) ;
  • les collectivités territoriales et leurs groupements dont le territoire est concerné ;
  • les établissements publics ;
  • les associations agréées ou créées depuis au moins cinq ans à la date de l’introduction de l’instance ayant pour objet la protection de la nature et la défense de l’environnement.

Prescription décennale

Alors qu’il était envisagé de prévoir un délai trentenaire, ce dernier s’est vu réduit au cours des débats. Le nouvel article 2226-1 du code de procédure civile fixe un délai de prescription de dix ans à compter du jour où le titulaire de l’action a connu ou aurait dû connaître la manifestation du préjudice écologique.

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Priorité donnée à la réparation en nature

Comme nous l’avons vu précédemment, les juges optaient jusque-là pour une réparation monétaire du préjudice écologique. Ce mode de réparation paraissait pourtant problématique aux yeux de certains, pour ne pas dire inadapté. Peut-on réellement évaluer le prix d’éléments naturels non marchands ? Comment s’assurer que l’indemnisation perçue sera bien affectée à la protection de l’environnement ? Cette dernière interrogation est encore plus justifiée lorsque le bénéficiaire n’est pas spécialisé dans ce domaine.

Le législateur donne désormais priorité à la réparation en nature. Ce mode de réparation consiste à remettre matériellement les choses en l’état où elles se trouvaient avant la survenue du dommage. Le juge pourra donc condamner les responsables à faire disparaître ou compenser le dommage dont ils sont à l’origine. Toutefois, il peut arriver que la ou les personnes responsables soient dans l’incapacité de réparer le dommage. Dans ce cas, le juge pourra les condamner à verser au demandeur des dommages et intérêts qui permettront à ce dernier de prendre les mesures de réparation nécessaires. Si le demandeur est lui-même dans l’incapacité d’assurer la réparation, cette somme sera versée directement à l’État qui s’en chargera.

Le mode prioritaire de réparation qu’est la réparation en nature permet de s’assurer que les mesures nécessaires seront prises. Il est par ailleurs fort probable que les pollueurs devront désormais engager des sommes plus importantes qu’auparavant. Sur ce point le choix du législateur semble donc être une bonne nouvelle pour la protection de l’environnement. Des doutes subsistent en revanche sur la mise en oeuvre de cette réparation et sur son effectivité. Allain Bougrain-Dubourg, président de la LPO, réclame à ce sujet la plus grande transparence. Ce dernier fait notamment allusion à l’épisode de la pollution de l’estuaire de la Loire en 2008 : des témoignages anonymes alertaient la LPO sur le fait que Total balançait des oiseaux mazoutés à la benne. Le risque est en effet que les pollueurs mettent « le site sous cloche » sous couvert de tout réparer et qu’il n’y ait pas de suivi possible des mesures de réparation.

III. Articulation entre le régime de responsabilité au titre du préjudice écologique et le dispositif de responsabilité environnementale

La réparation du préjudice écologique devant les juridictions civiles, dont il est question dans cet article, ne doit pas être confondue avec le régime de responsabilité environnementale instauré par la loi LRE du 1er août 2008 et inscrit dans le code de l’environnement. Selon ce régime fondé sur le principe du pollueur-payeur, un exploitant qui cause un dommage à l’environnement en raison de son activité est tenu de réparer les dégâts en identifiant lui-même les mesures de prévention et de réparation qu’il doit prendre. Lorsqu’il ne met pas en oeuvre de telles mesures, l’autorité administrative peut notamment le mettre en demeure de satisfaire à son obligation. Notons ici que le juge n’intervient pas dans ce dispositif de « responsabilité environnementale » dont les deux acteurs principaux sont l’exploitant et l’autorité administrative compétente.

Si ces deux régimes sont alors bien distincts, l’articulation entre les deux peut prêter à confusion. Lorsqu’un dommage environnemental se produit, il pourra être réparé d’une part sur le fondement de la responsabilité environnementale, d’autre part sur le fondement de la responsabilité civile au titre du préjudice écologique, à condition qu’il s’agisse d’une atteinte « non négligeable ». Le risque est donc qu’une double réparation soit accordée. Le législateur, afin d’éviter qu’un tel dysfonctionnement ait lieu, est venu apporter les précisions suivantes :

  • Le juge civil, saisi d’une demande en réparation du préjudice écologique, devra tenir compte des mesures de réparation déjà intervenues dans le cadre de la responsabilité environnementale ;
  • Les mesures de réparation prises au titre de la responsabilité environnementale devront tenir compte de celles intervenues pour la réparation du préjudice écologique devant le juge civil.

Aucun des deux régimes n’est donc prioritaire mais l’autorité administrative et le juge civil ont tous deux le devoir de prendre garde à ne pas ordonner des mesures de réparation qui auraient déjà été prises au cours d’une autre procédure.

IV. Absence de répercussion devant les juridictions administratives

Lorsque l’administration cause un préjudice en raison de son activité ou de celle de ses agents, sa responsabilité administrative pourra être engagée et ce contentieux relèvera des tribunaux administratifs. C’est le cas par exemple lorsqu’un incendie de forêt est apparu en raison d’un dépôt d’ordures. Il faut alors bien comprendre que ce régime de responsabilité administrative obéit à des règles spécifiques distinctes du Code civil. La nouvelle loi qui inscrit le préjudice écologique dans le Code civil instaure un nouveau régime de responsabilité civile mais n’aura aucun impact sur la mise en oeuvre de la responsabilité administrative.

Or, contrairement au juge civil, le juge administratif ne reconnaît pas à ce jour le préjudice écologique. Il n’accorde ainsi réparation que lorsqu’un dommage a été causé aux biens ou aux personnes. Pour exemple, si une fédération de pêche peut, en cas de pollution d’une rivière dont l’administration est responsable, obtenir réparation des préjudices liés aux frais de rempoissonnement ou à sa qualité de titulaire de droits de pêche, la « perte de richesse biologique » ne constitue pas un préjudice réparable aux yeux du juge administratif (1). Dans une autre affaire plus récente, l’Association pour la protection des animaux sauvages (ASPAS) avait contesté devant les juridictions administratives la légalité d’un arrêté classant certaines espèces parmi les animaux nuisibles. Elle demandait également que la responsabilité de l’État soit engagée au titre du préjudice écologique en raison de la destruction de plusieurs animaux sur le fondement de cet arrêté illégal. La Cour administrative d’appel de Nancy jugea que l’ASPAS n’était pas fondée à demander l’engagement de l’État au titre du préjudice écologique dès lors que ce préjudice ne lui était pas personnel et qu’« aucune norme ou principe général n’impose le principe d’une telle réparation par l’État au bénéfice d’une association agréée de défense de l’environnement ».

L’inscription du préjudice écologique dans le Code civil ne changera pas les règles qui s’appliquent devant les juridictions administratives qui, pour le moment, refusent de le réparer. Le droit administratif étant un droit dont la jurisprudence occupe une place essentielle, il reste donc à espérer que le Conseil d’État saura faire évoluer sa position.

Léa Mourey

  1. Jurisclasseur administratif, fascicule 1137, Contentieux administratif de l’environnement.

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