Un fœtus peut-il souffrir ? Avis de l’EFSA

L’Autorité européenne de sécurité alimentaire (EFSA) a rendu un avis, il y a quelques mois, sur les « Perspectives en matière de bien-être animal lors de l’abattage d’animaux gravides » (résumé) à la suite de la demande de l’Allemagne, du Danemark, des Pays-Bas et de la Suède. Le sujet principal de ce rapport concerne la capacité des fœtus à souffrir lorsque la mère est tuée, dont le récapitulatif est donné ci-dessous.

Il y a peu, des vidéos filmées en abattoir montraient des vaches mises à mort puis l’extraction de leur fœtus, à un stade de gestation assez avancé. Certains semblaient même montrer des mouvements. Choqué, le public a voulu savoir si ces fœtus matures, et peut-être même viables, pouvaient souffrir au moment de la mort de leur mère et avant leur propre mort.

Le rapport rappelle que les abattages de femelles gravides (gestantes) peuvent être effectués pour différentes raisons : la femelle est malade, l’éleveur est en difficulté financière, il ne supervise pas bien son élevage, les tests de grossesse ou l’enregistrement des informations. Le motif peut aussi être intentionnel : les animaux gestants seraient plus dociles. La possibilité que les femelles seraient plus lourdes et donc plus rentables n’est pas évoquée. Rappelons également que le transport de femelles gravides ayant passé 90 % de la période de gestation est interdit (règlement (CE) n° 1/2005 du Conseil sur le transport d’animaux).

Qu’est-ce que la douleur ?

Avant d’entrer dans le détail du rapport de l’EFSA, il faut avoir en tête que la mesure de la douleur chez l’animal prête encore à débat. Revenons sur certaines notions fondamentales permettant de mieux comprendre l’analyse de ce rapport. Tout d’abord, il faut bien distinguer la nociception de la douleur. La nociception existe chez les animaux dotés d’une sensibilité nerveuse, c’est-à-dire tous, à l’exception notamment de l’éponge. Des nocicepteurs (récepteurs spécialisés) détectent une menace potentielle ou réelle pour l’intégrité de l’organisme telle une brûlure ou une coupure… L’information est transmise via des neurones aux centres nerveux de l’organisme (le cerveau chez les vertébrés). L’individu élabore alors une réponse appropriée : retrait de la partie du corps touchée, fuite… La conscience n’est pas nécessaire pour ce processus qui tient du réflexe.

La douleur est, par définition, « une sensation et une expérience émotionnelle désagréable, associées à une lésion tissulaire réelle ou potentielle ou décrite en ces termes ». La douleur est un phénomène complexe qui implique donc une sensation physique et un état affectif négatif. Elle est accompagnée d’une réponse flexible et adaptative qui comprend la protection ou le soin de la partie endommagée, la recherche d’un soulagement, et l’apprentissage de l’évitement de la cause de la douleur. Les auteurs du rapport considèrent que cette réponse intégrative implique un certain degré de conscience pour pouvoir faire l’expérience de l’état affectif négatif accompagnant la perception nociceptive, même si une grande partie du processus intégratif de la douleur a lieu inconsciemment au niveau spinal et périphérique. Chez les mammifères par exemple, la conscience du caractère affectif très déplaisant de la douleur est possible grâce à l’interconnexion entre le thalamus (partie centrale du cerveau) et les parties corticales du cerveau pour le traitement des signaux nociceptifs. La complexité des réponses comportementales exprimées va également en ce sens.

De façon générale, il est aujourd’hui largement accepté par les scientifiques que les mammifères et les autres vertébrés (qui possèdent des structures cérébrales homologues à celles des mammifères) ressentent la douleur. Des différences neuro-anatomiques et neurophysiologiques majeures avec les autres embranchements du règne animal rendent difficile la généralisation du phénomène de douleur, mais cela ne veut pas dire que ces autres catégories d’animaux ne peuvent pas la ressentir : c’est peut-être le cas, mais on ne sait pas encore le montrer. Il est intéressant de noter que des études sur les céphalopodes (pieuvres, etc.) montrent qu’ils ressentent la douleur, ce qui a justifié qu’ils soient protégés au même titre que les vertébrés lorsqu’ils sont utilisés en expérimentation (directive 2010/63/UE).

La souffrance, souvent confondue avec la douleur, est un ressenti très déplaisant qui peut être ou non associé à une douleurL’angoisse, quant à elle, est un ressenti désagréable lié à l’anticipation d’un danger ou d’une menace indéterminés et qui se manifeste par certains symptômes neurovégétatifs (accélération du rythme cardiaque, sudation…). L’angoisse est différente de la peur, qui est une émotion liée à un danger ou une menace généralement bien identifiée.

Une émotion est une réponse à une situation spécifique, et est associée à des modifications comportementales (fuite…), physiologiques (libération d’adrénaline…), cognitives (évaluation du contexte…) et subjectives (réponse affective) ; elle est de courte durée et de forte intensité (3). La fonction d’une émotion est motivationnelle : elle aide l’individu à adapter son comportement pour éviter le danger et favoriser les situations bénéfiques à sa survie et à son bien-être.

Rappelons enfin que Peter Singer (1990) décrit la sentience comme la capacité à pouvoir ressentir des états hédoniques : souffrance, plaisir… Elle serait une forme de conscience liée à la capacité d’avoir des attitudes conatives, c’est-à-dire qui concernent ce qui est bon ou mauvais pour les individus (avoir des intérêts, des préférences, des intentions, une volonté à agir). Cette capacité est l’un des composants essentiels du bien-être animal. Certains auteurs considèrent que les animaux sentients méritent une plus grande considération morale que les autres. Ils gardent tout de même à l’esprit qu’il faut accorder le bénéfice du doute à ceux pour lesquels on ne connaît pas encore l’état de sentience.

Un système neurophysiologique immature

Parmi les éléments essentiels développés par les experts de l’EFSA figure celui qui concerne le développement cérébral du fœtus de mammifères. À partir de la deuxième moitié de la gestation, le fœtus possède des projections thalamo-corticales, essentielles à l’émergence de la conscience. Néanmoins, même si les structures sont présentes, elles seraient immatures et ne pourraient remplir leur fonction que bien plus tard : ni les motoneurones ni les neurotransmetteurs ne sont fonctionnels à la mi-gestation. Cette fonction commencerait à être assurée entre le dernier tiers de gestation et la naissance chez l’agneau, comme le montre l’enregistrement de potentiels évoqués dans le cerveau.

Un autre aspect montrant une maturation du cerveau est la présence de certaines ondes électriques. Dès le dernier quart de la gestation, les agneaux montrent la présence d’ondes de haute fréquence connues sous le nom de mouvements oculaires rapides (rapid eye movement ou REM) qui sont typiques du sommeil paradoxal. Un « éveil » aurait lieu entre deux périodes de sommeil REM.

Durant ces phases « éveillées », on observe parfois des mouvements respiratoires pouvant durer entre 3 et 10 minutes, essentiels pour le développement des poumons et du système musculo-squelettique. Ils diminuent en fin de gestation. D’autres mouvements, comme l’ouverture de la bouche ou l’étirement de la tête, ont également lieu pendant la gestation. Ces mouvements préparent le fœtus à la naissance. Il n’y a pas de mouvement respiratoire continu, mais on observe quelquefois des mouvements de grande amplitude ou un mouvement respiratoire rapide et irrégulier.

Pour que le fœtus puisse ressentir l’affect négatif de la douleur, il doit posséder un cortex fonctionnel (même si ce n’est pas suffisant en soi), et il doit également se trouver dans un état éveillé. Or, il est très difficile de distinguer les états éveillés ou endormis chez un fœtus, même à l’aide d’un électroencéphalogramme (EEG). Les chercheurs tendent à penser que tant que le fœtus est in utero, des mécanismes inhibent l’émergence de la conscience afin que le comportement du fœtus soit le plus inerte possible – mis à part les mouvements cités plus haut qui ont une fonction préparatoire à la respiration. Cela serait important pour préserver le confort de la mère et éviter des mises bas trop précoces. La chaleur de la mère serait par exemple l’un de ces inhibiteurs. Plusieurs suppresseurs chimiques seraient présents in utero, telle que l’adénosine, qui protège le cerveau en inhibant l’activité neuronale et en y augmentant la circulation sanguine, ou d’autres hormones induisant le sommeil, comme la prostaglandine D2.

Ces mécanismes permettent aussi de protéger le fœtus en minimisant les besoins métaboliques du cerveau en prévision notamment d’un potentiel déficit en oxygène utérin. Une hypothèse propose que la conscience apparaisse après la naissance, quand la respiration devient suffisamment autonome pour contrecarrer l’inhibition de l’adénosine. Certains suppresseurs persisteraient néanmoins quelques jours après la naissance pour faciliter la transition du jeune vers un monde « un peu plus » hostile que le monde utérin.

3. Mais un doute persiste…

Néanmoins, malgré tous ces arguments, il n’existe pas de preuve directe que le fœtus est inconscient et incapable de ressentir des affects négatifs ou la douleur. Toujours dans le modèle ovin (souvent étudié parce qu’il est proche du modèle humain), le fœtus de l’agneau montre une réponse à des stimuli auditifs ou de pression à 80 % de la durée de la gestation. D’autres réponses comportementales sont observées chez les fœtus ovins et humains après stimulation, qui ne sont pas observées si le fœtus est anesthésié. Ce type de réaction n’est toutefois pas nécessairement une preuve de conscience car celle-ci peut apparaître via des régions du cerveau non spécifiques à la conscience. D’un autre côté, la preuve n’est pas non plus faite que la conscience ne puisse émerger de ces régions sous-corticales… On a bien vu récemment le cas d’un homme à qui il manque 90 % du cerveau et qui vit normalement ! L’analyse d’EEG n’est généralement pas conclusive pour une théorie ou pour l’autre : des EEG typiques d’une activité consciente seraient enregistrés chez le fœtus, mais leur interprétation ne serait pas simple.

Les fœtus sont capables d’apprentissage in utero, comme l’ont montré des expériences de réponse à la voix maternelle chez l’humain dès 34 semaines (8e mois), ou à la voix paternelle avec une augmentation significative des coups de pieds perçus. Plusieurs expériences montrant des capacités d’apprentissage chez le fœtus (humains, rats…) poussent certains chercheurs à envisager la présence d’un état de conscience chez le fœtus, bien que l’on puisse contre-argumenter que ces apprentissages ont pu se faire passivement, sans conscience.

La difficulté de réalisation d’expériences in utero permet seulement de supputer ce qui se passe vraiment pour le fœtus, sans jamais vraiment pouvoir conclure. Le consensus tend plutôt vers une absence de conscience avant la naissance, mais l’existence de périodes de conscience avant la naissance ne peut non plus être écartée…

4. L’avis des experts

Face à ces difficultés pour obtenir des résultats empiriques probants et des interprétations univoques, l’EFSA a choisi d’interroger ses experts selon une méthode subjective (connue sous le nom d’Élicitation des connaissances d’experts). Ainsi, les résultats sont donnés sous forme de probabilités. À la question : « Les fœtus peuvent-ils éprouver de la douleur, de la souffrance ou de la détresse ? », les experts ont répondu :

  1. Les animaux ne souffrent pas pendant le dernier tiers de la gestation = scénario le plus probable (probable à très probable, probabilité de 66 à 99 %).
  2. Les animaux éprouvent de la douleur = scénario le moins probable (très peu probable à peu probable, probabilité de 1 à 33 %).

Les experts ont également estimé le nombre d’animaux concernés dans l’Union européenne : il s’agirait de 3 % des vaches laitières, 1,5 % des bovins de boucherie, 0,8 % des moutons, 0,5 % des porcs et 0,2 % des chèvres.

Enfin, les experts proposent quelques mesures pour réduire l’abattage d’animaux gravides :

  • mettre en œuvre des mesures sanitaires pour réduire l’abattage non planifié dû aux maladies ;
  • améliorer la gestion de troupeau pour éviter les gestations non planifiées ;
  • mieux diagnostiquer la présence d’une gestation et son stade, améliorer la précision des tests ;
  • mettre en œuvre des actions d’information des éleveurs sur les mesures préventives.

Conclusion

Ainsi, pour les experts, il est peu probable que le fœtus ressente la douleur in utero car des mécanismes existent pour inhiber sa conscience. Néanmoins, des doutes persistent, en particulier parce que certaines fonctions cognitives, comme l’apprentissage, ont été démontrées chez le fœtus. Des périodes de conscience pourraient apparaître en fin de gestation. En attendant que l’on puisse obtenir des preuves plus convaincantes allant dans un sens ou dans l’autre, il nous faudra accorder le bénéfice du doute au fœtus, comme l’ont fait les experts en préconisant d’éviter les abattages de femelles en fin de gestation. Cela risque de prendre beaucoup de temps, étant donné la nature encore mystérieuse de la conscience (voir article dédié de ce même numéro). Quoi qu’il en soit, que le fœtus soit sensible à la douleur ou non, cette pratique est évitable (dans le sens où elle est contrôlable), et elle doit être bannie en suivant les recommandations des experts, que ce soit par respect de la valeur intrinsèque de la vie, ou par respect des opérateurs de l’abattoir qui doivent jeter ces corps presque matures « à la poubelle » comme de vulgaires déchets.

Sophie Hild

1. Pour plus de détails et de théories voir : P. Le Neindre et al. (2017). Animal consciousness. EFSA Supporting Publications, 14(4) et l’article : « Qu’est-ce que la conscience ? » de ce même numéro de la revue.
2. Axe central pour la perception consciente des signaux de l’environnement, en particulier nociceptifs.
3. Pour plus d’information sur les émotions, lire : A. Boissy et al. (2007). Assessment of positive emotions in animals to improve their welfare. Physiology & Behavior, 92(3), 375-397.

Article publié dans le numéro 94 de la revue Droit Animal, Éthique & Sciences.
Articles du n° 94 :
Quarante années au service de l’animal : troisième partie
 Avant les œufs il y a la poule ! 

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