La relocalisation des animaux sauvages est souvent présentée comme une solution de protection, mais ses effets réels interrogent. Entre échecs écologiques, risques éthiques et alternatives méconnues, cette pratique révèle un déséquilibre croissant entre gestion de la nature et respect de l’autonomie des espèces déplacées.

Relocaliser un animal sauvage est devenu une réponse fréquente aux conflits homme-faune, aux projets d’infrastructure ou aux effets du changement climatique. Présentée comme une alternative à la mise à mort ou à l’inaction, cette pratique suscite peu de débats, alors même que ses résultats sont largement remis en question. De l’orang-outan déplacé en Indonésie à l’éléphant relocalisé au Malawi, les cas se multiplient où l’animal, arraché à son territoire, ne survit pas ou déclenche de nouveaux déséquilibres. Derrière la bonne intention se cache parfois un geste précipité, mal évalué et lourd de conséquences. À l’heure où la gestion de la faune tend à s’industrialiser, il devient urgent d’interroger ce réflexe d’intervention : protéger une espèce, est-ce nécessairement déplacer les individus qui la composent ?
Une pratique banalisée, mais rarement questionnée
Déplacer un animal sauvage pour sa propre survie semble, à première vue, une mesure de bon sens. Qu’il s’agisse d’un ours trop proche d’un village, d’un orang-outan coincé dans une plantation, ou de rhinocéros braconnés, la relocalisation apparaît comme une solution humaniste. Mais la recherche scientifique et les retours de terrain contrastent avec cette image idéalisée.

D’abord parce que les translocations sont devenues systématiques, notamment dans les contextes d’aménagement du territoire. Une étude internationale (Germano et al., 2015) publiée dans Frontiers in Ecology and the Environment alerte sur le développement massif des « mitigation translocations » — des déplacements réalisés pour dégager des zones de construction. Ces pratiques, souvent menées sans expertise écologique, seraient non seulement inefficaces, mais accéléreraient la disparition de certaines espèces. Simon Clulow, co-auteur, résume ainsi : « Tandis que les animaux sont épargnés d’une mort sous un bulldozer, ils périssent ensuite loin des regards ». Les exemples concrets abondent. En Australie, plus de 14 millions de dollars ont été investis en 15 ans pour déplacer une seule espèce — la grenouille verte et dorée — lors de la construction du village olympique de Sydney. Le coût est astronomique, l’efficacité non démontrée, et l’opération n’a pas permis de rétablir la population de manière durable. En parallèle, les financements pour des actions de conservation scientifique sur les autres amphibiens australiens ont été trois fois moindres.
Mais la critique ne s’arrête pas à l’urbanisation. Des programmes entiers de conservation recourent désormais à la relocalisation comme outil central, sans toujours en mesurer les conséquences. Une enquête, publiée en mars 2025 dans Plos One, sur la relocalisation des orangs-outans en Indonésie, montre que, sur près de 1 000 cas étudiés, 30 % des individus retournent d’eux-mêmes vers leur lieu d’origine. Pire encore, la séparation des mères et des petits, les conflits avec d’autres groupes, l’absence de repères territoriaux provoquent désorientation, stress chronique et baisse du taux de survie.
Enfin, le manque de transparence et d’évaluation post-transfert est un point noir récurrent. Les projets sont rarement suivis dans la durée, peu documentés dans la littérature scientifique, et échappent souvent à tout cadre juridique clair. Selon Clulow, « ces pratiques ont évité le regard académique. Elles doivent être soumises au même niveau d’exigence scientifique ».
Déplacer un animal, désorganiser une vie
Une fois relocalisé, l’animal sauvage ne repart pas à zéro. Il se trouve projeté dans un environnement qu’il ne connaît pas, sans repères, sans réseau social ni territoires établis. Contrairement à l’idée répandue selon laquelle un animal peut s’adapter partout où il trouve nourriture et abri, la réalité biologique est bien plus complexe. Les territoires, les groupes sociaux, les signaux olfactifs et les habitudes comportementales jouent un rôle central dans la survie.
L’ouvrage dirigé par Widmer & Kéry (2023) rassemble des données suisses et européennes montrant que la majorité des relocalisations étudiées n’atteignent pas leurs objectifs initiaux, qu’il s’agisse de survie, de reproduction ou de réintégration écologique. L’exemple le plus frappant est celui des rhinocéros relocalisés au Kenya : 11 individus ont été transférés dans un parc national entre 2018 et 2020. Selon les données internes d’évaluation citées dans le rapport suisse, 8 d’entre eux sont morts dans les six mois, pour des raisons allant du stress à des conflits territoriaux. Les chiffres disponibles dans la littérature indiquent également que plus de 70 % des éléphants déplacés en Afrique australe montrent des comportements de stress chronique ou de tentative de retour vers leur territoire d’origine, mettant en question leur bien-être réel après l’intervention.

Dans certains cas, les effets peuvent être encore plus délétères. L’affaire récente survenue entre le Malawi et la Zambie en 2025, où 10 personnes ont été tuées par des éléphants relocalisés, illustre les dérives de ces projets lorsqu’ils ne prennent pas en compte la structure sociale et les dynamiques intergroupes. Ces pachydermes, déplacés dans le cadre d’un programme de conservation soutenu par une ONG, auraient été séparés de leurs matriarches, ce qui aurait favorisé des comportements erratiques et agressifs. Une plainte pour négligence a été déposée contre l’organisation (The Guardian, 2025).
Chez les petits mammifères, les taux d’échec bondissent. Une étude citée dans The Humane Gardener (2021) révèle que 97 % des écureuils gris relocalisés dans l’État du Maryland, aux États-Unis, dans le cadre d’un programme contre les nuisibles, ne survivent pas au-delà de trois mois. La mortalité est principalement due à la perte des repères, à la difficulté à trouver de la nourriture et à l’exposition accrue aux prédateurs.
Déraciner pour protéger : un dilemme éthique non résolu
La relocalisation pose une profonde question éthique : peut-on, au nom de la protection, imposer à un animal un déplacement risqué, et sans garantie de survie ? Autrement dit, la survie justifie-t-elle tout, y compris la perte de liberté et d’autonomie ? La réflexion dépasse les cas isolés. Elle interroge la façon dont l’humain gère le vivant non humain, parfois à rebours de ses intérêts propres. Dans un article publié en 2021 sur le site de l’association Animal Help Now, les auteurs rappellent que, même dans les interventions menées avec « de bonnes intentions », le résultat peut être une mort plus ou moins rapide, une rupture sociale, ou une dépendance artificielle. Ils alertent : « Malgré nos intentions, déplacer un animal est souvent une condamnation différée ». Simon Clulow appuie : « La disparition silencieuse dans une forêt éloignée n’est pas comptabilisée comme un échec, mais elle en est un ». L’absence d’obligation de rendre compte, combinée à une communication souvent optimiste, produit une opacité sur les taux d’échec.
Plusieurs biologistes soulignent qu’intervenir dans les trajectoires naturelles d’une espèce sans en mesurer les effets écologiques ou sociaux revient à jouer à l’apprenti sorcier. Loin d’être neutre, cet acte modifie les dynamiques de prédation et les équilibres entre espèces. En croyant bien faire, on place l’animal dans un environnement qu’il ne maîtrise pas, et où il devient vulnérable. L’un des exemples les plus emblématiques est celui du lynx ibérique, déplacé dans une zone semi-naturelle du sud de l’Espagne. La réintroduction, pourtant encadrée, a entraîné une baisse des populations de petits carnivores déjà présents et une réorganisation du réseau trophique local, sans que cela ait été anticipé. L’article de Burgos et al., 2023 évoque également des cas où les plantes-hôtes spécifiques manquaient dans l’habitat d’accueil, provoquant des carences ou des migrations secondaires.
Ces effets en cascade ne concernent pas que les prédateurs. Le déplacement d’amphibiens dans certaines zones humides restaurées a parfois favorisé la transmission de maladies fongiques à d’autres espèces, ou introduit de nouvelles dynamiques parasitaires, non anticipées au moment de la relâche. Ces dérives posent une question, cruciale pour le droit animalier : à partir de quand une intervention devient-elle une atteinte à l’intégrité morale de l’animal ? La relocalisation engage une responsabilité éthique, et devrait, à ce titre, respecter des principes de proportionnalité, de précaution et de transparence.
Des alternatives fondées sur la cohabitation
Face à cela, plusieurs chercheurs et acteurs de terrain appellent à changer de paradigme : il ne s’agit plus de déplacer les animaux hors des zones humaines, mais de créer les conditions d’une cohabitation durable, sur place, sans violence et sans dépendance. L’exemple le plus documenté à ce jour est celui des clôtures à abeilles utilisées pour repousser les éléphants au Kenya et en Thaïlande. Mené depuis une dizaine d’années par la chercheuse Lucy King (Save the Elephants, Oxford), ce projet repose sur une observation simple : les éléphants ont une peur instinctive des abeilles, qui les piquent dans les zones sensibles comme la trompe ou les oreilles. En installant des ruches suspendues à intervalles réguliers autour des cultures, les agriculteurs ont pu faire baisser de 75 % les intrusions, tout en récoltant du miel (BBC Future, mars 2025).
Ce type de solution présente plusieurs avantages : elle n’affecte pas la structure sociale de l’animal, ne génère pas de stress majeur, et crée un bénéfice économique local. Elle repose sur la dissuasion comportementale, non sur l’élimination ou le déplacement. Autrement dit : elle reconnaît la légitimité de l’animal à exister là où il est, tout en protégeant les intérêts humains.
D’autres approches similaires se développent. En Europe, des dispositifs comme les corridors écologiques (pour les lynx, ours ou loups), documentés dans les programmes « Large Carnivores Initiative for Europe », permettent aux animaux de circuler sans conflit, en maintenant la connectivité entre habitats fragmentés. Le WWF France et la SFEPM ont cartographié les corridors du lynx en France, notamment dans le Jura et les Vosges, favorisant la recolonisation naturelle à partir de la Suisse. Dans les zones périurbaines, des campagnes d’éducation sur la faune sauvage, accompagnées de règles simples (protection des poubelles, clôtures adaptées, horaires de sortie pour les animaux domestiques), réduisent significativement les incidents, notamment avec les renards et les ours.
Un encadrement juridique lacunaire
Si les relocalisations d’animaux sont en nette augmentation, leur encadrement juridique reste malheureusement faible. Ni le droit international, ni le droit européen, ni les législations nationales ne fixent aujourd’hui un cadre clair et contraignant. Les lignes directrices de l’UICN (Guidelines for Reintroductions and Other Conservation Translocations, 2013) font référence dans le milieu scientifique. Elles recommandent une évaluation préalable rigoureuse, un suivi post-libération, et la publication des résultats, même en cas d’échec. Mais ces recommandations, non obligatoires, ne sont que rarement appliquées dans les faits.
En Europe, la directive Habitats (92/43/CEE)* encadre les réintroductions, mais reste muette sur les déplacements intra-espèces liés à la gestion de conflits. Elle n’impose ni critères éthiques, ni concertation locale, ni mécanisme de contrôle. En France, aucune loi n’oblige à évaluer les conséquences comportementales d’un transfert, même pour des espèces protégées. De son côté le Royaume-Uni a établi en 2023 un guide officiel de planification des translocations, imposant une série d’étapes : évaluation écologique approfondie, consultation des parties prenantes, évaluation des risques sanitaires, suivi post-libération, et publication obligatoire des résultats. Il insiste sur l’importance du consentement local, critère souvent négligé.
Sur le plan scientifique, une étude de Marino et al. (2024) appelle à un cadre interdisciplinaire intégrant éthologie, génétique, droit et écologie. L’étude souligne aussi que très peu de programmes tiennent compte de la valeur sociale ou symbolique des individus déplacés, un facteur pourtant essentiel à leur acceptabilité. Des juristes comme Arie Trouwborst (université de Tilburg) appellent à une réforme : intégrer dans le droit de la faune l’obligation de justifier toute relocalisation, sur la base des principes de précaution, proportionnalité et bien-être animal. Sans ce cadre, la relocalisation risque de rester une mesure engendrant de nouveaux déséquilibres. Elle interroge notre rapport au vivant : voulons-nous protéger la nature pour ce qu’elle est, ou la gérer comme un système que l’on déplace, traite, contrôle ?
Quand la translocation restaure l’équilibre écologique
Néanmoins, certaines réintroductions ciblées ont démontré qu’une translocation bien planifiée peut restaurer des fonctions écologiques perdues. L’exemple emblématique reste celui des loups de Yellowstone (États-Unis), réintroduits en 1995, qui ont permis un rééquilibrage trophique : réduction des cerfs, régénération de la végétation, retour d’autres espèces. Mais d’autres espèces moins médiatisées illustrent également ces réussites. Le foudi de Maurice, passereau endémique, a vu sa population passer de 21 à plus de 350 individus après sa réintroduction sur une île sanctuarisée sans prédateurs.
En Finlande, le papillon apollon (Parnassius apollo), disparu localement, a pu recoloniser certains territoires grâce à une translocation fondée sur des critères climatiques actuels (Fred & Brommer, 2015). Les œufs prélevés en milieu naturel ont été élevés en captivité, puis relâchés dans des zones dont la flore-hôte et le microclimat avaient été validés par modélisation. Ces succès reposent sur une planification rigoureuse, la prise en compte fine des conditions écologiques locales, et un suivi post-relâchement adapté. Ils montrent que la translocation lorsqu’elle n’est ni précipitée ni isolée, lorsqu’elle s’inscrit dans une stratégie fondée scientifiquement, peut contribuer efficacement à la restauration d’écosystèmes et à la résilience de la biodiversité.
Laurie Henry
* Article L411-3 du Code de l’environnement, avec cadre réglementaire complémentaire : Décret n° 2007-397.