Appeler un steak un steak : produits végétaux et impact pour les animaux

Depuis une dizaine d’années, la montée en puissance des alternatives végétales aux produits d’origine animale a ouvert un champ de controverses lexicales : les substituts végétaux peuvent-ils être appelés « steaks », « saucisses », « jambons » ou « burgers » ? À l’inverse, ces termes doivent-ils rester réservés aux produits issus d’animaux ? La question pourrait sembler purement linguistique. Mais pour les acteurs des filières animales, limiter ces dénominations revient à freiner la progression d’un marché concurrent et empêcher la progression d’alternatives qui facilitent la réduction de notre consommation de viande, pourtant dans la logique des recommandations environnementales et en matière de bien-être animal.

La loyauté de l’information

L’Union européenne a harmonisé les règles d’information du consommateur par le règlement (UE) n° 1169/2011, dit règlement INCO. Celui-ci impose que l’étiquetage et la présentation des denrées ne soient ni trompeurs ni de nature à induire en erreur, en particulier sur la nature, la composition ou la qualité d’un produit (article 7). L’article 17 distingue la dénomination légale (si elle est fixée par l’Union), la dénomination usuelle (celle reconnue par l’usage) et la dénomination descriptive (quand aucun autre nom n’existe).

Dans ce cadre, « steak végétal » ou « burger de pois chiche » sont des appellations autorisées en droit européen et donc en droit français, tant que l’origine végétale est clairement indiquée. L’annexe VI du règlement INCO précise d’ailleurs que lorsqu’un ingrédient normalement attendu est remplacé, il doit être signalé de manière claire (par exemple « steak de soja » au lieu de « steak » seul).

Une exception notable à ce régime concerne les produits laitiers. Le règlement (UE) n° 1308/2013 sur l’organisation commune des marchés agricoles réserve les termes « lait », « beurre », « yaourt » ou « fromage » aux produits d’origine animale. Cette « réserve laitière » a été confirmée par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) dans l’arrêt TofuTown (C-422/16, 14 juin 2017)  : le droit européen s’oppose en effet « à ce que la dénomination « lait » et les dénominations que ce règlement réserve uniquement aux produits laitiers soient utilisées pour désigner, lors de la commercialisation ou dans la publicité, un produit purement végétal, et ce même si ces dénominations sont complétées par des mentions explicatives ou descriptives indiquant l’origine végétale du produit en cause ». Certaines appellations sont expressément autorisées par la décision 2010/791/UE : « lait d’amande », « lait de coco », « beurre de cacao »…

En revanche, aucun texte équivalent ne concerne les termes carnés. Lors des débats sur la réforme de la Politique agricole commune (PAC) en 2019-2020, un amendement de la commission AGRI du Parlement européen (dit veggie burger ban, amendement 165) visait à réserver les termes de viande aux seuls produits carnés. Il a été explicitement rejeté en séance plénière en octobre 2020.

Il faut noter que l’association européenne de protection des consommateurs (BEUC) s’était positionnée elle aussi contre cette interdiction, qui était poussée exclusivement par les filières animales.

« La plupart des consommateurs ne semblent pas préoccupés par l’utilisation d’appellations telles que « burgers » ou « saucisses » pour des produits végétaux, tant que ceux-ci sont clairement identifiables comme végétariens ou véganes. En moyenne, seul 1 consommateur sur 5 (20,4 %) estime que l’usage de termes « carnés » ne devrait jamais être autorisé pour des produits végétariens ou véganes. […]

Comme le souligne la stratégie « De la ferme à la table », les consommateurs européens doivent évoluer vers « un régime plus riche en végétaux et plus pauvre en viande rouge et transformée ». Pour que cela se produise, un éventail de sources de protéines alternatives attractives, abordables et pratiques doit leur être proposé. L’attrait de ces sources alternatives dépend de leur facilité d’identification par les consommateurs. […]

L’usage d’appellations culinaires « carnées » pour les aliments d’origine végétale (comme « steak »,  « saucisse », « burger ») aide les consommateurs à savoir comment intégrer ces produits dans un repas, et ne devrait donc pas être interdit » (traduction de l’auteur).

Les tentatives françaises d’interdiction : une singularité européenne

La France a choisi d’aller à contre-courant. Dans la loi n° 2020-699 du 10 juin 2020, elle a introduit un article (L412-10 du code de la consommation) interdisant d’utiliser « des dénominations associées aux denrées d’origine animale » pour des produits contenant des protéines végétales.

Un premier décret d’application, le décret n° 2022-947 du 29 juin 2022, a tenté de préciser ces interdictions. Cependant, il a été suspendu par le Conseil d’État en référé, en raison notamment du risque d’insécurité juridique et d’atteinte disproportionnée aux intérêts économiques des entreprises concernées, par la décision n° 4658635 du 12 juillet 2023.

Ce décret était singulier, en ce qu’il excluait de son champ (et donc ne soumettait pas à interdiction) « les produits légalement fabriqués ou commercialisés dans un autre État membre de l’Union européenne ou en Turquie, ou légalement fabriqués dans un autre État partie à l’accord sur l’Espace économique européen ». En d’autres termes, les produits ne pouvant pas utiliser les termes en question étaient exclusivement les produits français. Cela peut paraître surprenant, mais le gouvernement, tout comme le législateur, est contraint par la nécessité de respecter la liberté de circulation des marchandises, et ne peut nullement empêcher une entreprise étrangère de vendre des saucisses végétales en France. Cela s’apparenterait à une « mesure d’effet équivalent à des restrictions quantitatives » (des simili-quotas), ce qui est interdit par le droit européen (articles 34 et 35 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et jurisprudence Cassis de Dijon).

En incluant les produits étrangers, la France se plaçait en contradiction avec le droit européen. En les excluant, elle a choisi de faire peser des obligations particulières sur ses acteurs économiques, au risque de nuire à sa souveraineté alimentaire. Peu importe par quel bout de la lorgnette on regarde, on se rend compte que la loi de 2020 est condamnée à ne pas pouvoir être appliquée correctement.

Un deuxième décret, publié le 26 février 2024, a listé explicitement des termes interdits : steak, escalope, jambon, saucisse, etc. Il fixait même des seuils maximaux de protéines végétales pour l’utilisation de certaines dénominations sur des produits mixtes (par exemple un produit carné incorporant du végétal). Le Conseil d’État l’a de nouveau suspendu en avril 2024, estimant que sa compatibilité avec le droit européen soulevait de sérieux doutes.

Saisi par le Conseil d’État, la CJUE a rendu le 4 octobre 2024 l’arrêt C-438/23, Protéines France et autres. Elle y a jugé qu’un État membre ne peut pas interdire, par voie réglementaire, l’utilisation de dénominations comme « steak » ou « burger » pour des produits végétaux, faute de base harmonisée au niveau de l’Union. L’Union ayant déjà harmonisé la question via le règlement INCO, la France n’avait pas compétence pour légiférer de manière autonome. La Cour souligne que ce qui importe est l’absence de tromperie pour le consommateur. Interdire ces termes n’améliore pas l’information : au contraire, cela prive les acheteurs de mots immédiatement compréhensibles pour l’usage qu’ils veulent en faire. Prenant acte de cette décision, le Conseil d’État a annulé définitivement les décrets français par une décision du 28 janvier 2025.

Pourquoi cette bataille est cruciale pour les animaux

L’affaire n’est pas close. Dans un document du 16 juillet 2025, la Commission européenne propose d’interdire l’usage de 29 termes liés à la viande pour les produits d’origine végétale (« ribs », « agneau »…). Cette mesure, inscrite dans la révision de l’Organisation commune de marché (OCM), vise à réserver légalement certaines dénominations aux seules parties comestibles d’animaux, excluant ainsi les alternatives végétales. Un amendement allant encore plus loin (et rajoutant les termes comme « steaks » ou « burgers ») a été adopté le 8 septembre 2025 en commission AGRI au Parlement européen, comme en 2020 (amendement 645).

Le Parlement européen a voté le 8 octobre en faveur de l’interdiction de l’appellation. C’est maintenant au Conseil de l’Union Européenne de se prononcer. Si celui-ci l’approuve, étant l’amendement d’un règlement, celui-ci s’applique immédiatement à la France sans besoin de transposition. 

Or, pour les ONG de protection animale, cette interdiction irait à rebours des objectifs européens de simplification législative, d’innovation et de durabilité alimentaire. Elle risquerait de freiner l’essor du secteur des protéines végétales, qui connaît une forte croissance et joue un rôle clé dans la transition vers une alimentation moins dépendante des animaux. En effet, le développement de ces alternatives est directement lié à la réduction de la consommation de produits animaux, donc à une diminution de l’élevage intensif et des souffrances qui y sont associées.

Au-delà des producteurs, ce sont d’ailleurs aussi les agriculteurs qui pourraient tirer profit de la croissance de ce marché : une étude de 2023 a montré que la hausse de la consommation végétale pourrait accroître leurs revenus à long terme. À l’inverse, une interdiction créerait des coûts de rebranding, brouillerait l’information pour les consommateurs et freinerait l’innovation.

Pour le bien-être animal, le débat est crucial : limiter artificiellement la visibilité des alternatives végétales revient à ralentir la transition vers une alimentation moins carnée, alors que de nombreuses études soulignent la nécessité de réduire la consommation de viande. La LFDA, dans la lignée des recommandations scientifiques (GIEC, IDDRI, Solagro, ADEME…), plaide depuis longtemps pour une réduction de la consommation de produits carnés, afin de diminuer le nombre d’animaux élevés, transportés et abattus chaque année.

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