L’exigence du gavage dans la production de foie gras. De l’incohérence du droit français au regard du droit européen

La France est le premier pays producteur et consommateur de foie gras au monde. Le pays produit près des deux tiers de la production mondiale en gavant plus de 30 millions de canards et 280 000 oies chaque année. Alors qu’une prise de conscience collective se fait autour des enjeux de maltraitance animale en élevage, la question de la proportionnalité de pratiques génératrices de souffrance se pose avec force s’agissant de la production de produits de luxe, tels que la fourrure et le foie gras.

canard mulard
© L214

Introduction

Le foie gras est controversé en raison de la violence du gavage, qui consiste en l’administration forcée de quantités excessives de nourriture via l’introduction d’un embuc (tuyau métallique) dans l’œsophage de l’oiseau. En dépit de la cruauté de ce procédé et de l’existence d’alternatives à celui-ci pour la production de foie gras, la France est l’un des rares pays en Europe à refuser l’interdiction de cette pratique. Au-delà de la réglementation des méthodes de production, les règles de commercialisation du foie gras en droit français iraient jusqu’à contrevenir au droit européen. C’est en tout cas ce que soutient l’association L214 dans le cadre d’une action judiciaire intentée devant le tribunal administratif de Paris.

L’exigence du gavage en droit français: une obligation contraire à la législation européenne sur le bien-être animal

Le droit français impose à tout producteur souhaitant se prévaloir de l’appellation « foie gras » d’avoir recours au gavage. Cette règle est posée à l’article 654-27-1 du Code rural et de la pêche maritime rédigé comme suit : « On entend par foie gras, le foie d’un canard ou d’une oie spécialement engraissé par gavage. » Cet article constituerait une première violation du droit européen car il empêche la commercialisation de foie gras obtenu par des méthodes alternatives au gavage, pratique causant pourtant des « souffrances ou des dommages inutiles » contraires au droit de l’Union européenne. Cette exigence est problématique du point de vue du bien-être animal car elle prive les producteurs de foie gras qui n’ont pas recours au gavage de cette appellation, extrêmement valorisante aux yeux des consommateurs de foie gras.

On peut en effet déduire de l’article 14 de l’annexe de la directive européenne 98/58/CE concernant la protection des animaux dans les élevages l’existence d’une interdiction générale d’utilisation de méthodes d’alimentation génératrices de souffrances. Cette disposition proscrit également l’administration d’un régime alimentaire qui porterait préjudice à la santé de l’animal. L’article 14 de l’annexe exige ainsi que « Les animaux reçoivent une alimentation saine, adaptée à leur âge et à leur espèce, et qui leur est fournie en quantité suffisante pour les maintenir en bonne santé et pour satisfaire leurs besoins nutritionnels. Aucun animal n’est alimenté ou abreuvé de telle sorte qu’il en résulte des souffrances ou des dommages inutiles. »

Il est d’ailleurs intéressant de noter que l’arrêté du 30 mars 2000 modifiant l’arrêté du 25 octobre 1982 relatif à l’élevage, la garde et la détention des animaux ne reprend que partiellement le texte de la directive 98/58/CE en droit français, puisque la phrase « Aucun animal n’est alimenté ou abreuvé de telle sorte qu’il en résulte des souffrances ou des dommages inutiles » n’a pas été reprise dans l’arrêté. De plus, le texte français ne met pas en œuvre des mesures réglementaires permettant d’atteindre l’objectif fixé en droit européen, en interdisant, de manière explicite, les modes d’alimentation générateurs de souffrances. En comparaison, l’Italie a par exemple fait le choix, en transposant l’article 14 de l’annexe de la directive 98/58/CE, d’interdire le gavage. La transposition italienne rend ainsi compte d’une importante divergence d’interprétation du texte européen par le droit français.

L’hostilité du droit français à prendre en compte le bien-être des oies et canards dans la production de foie gras se trouve confirmé par le refus de la France de suivre la recommandation du 22 juin 1999 concernant les canards de Barbarie (Cairina moschata) et les hybrides de canards de Barbarie et de canards domestiques (Anas platyrhynchos) adoptée par le Comité permanent de la Convention européenne sur la protection des animaux dans les élevages. Cette recommandation, qui n’a pas de valeur juridique contraignante, dispose en son article 16 que « les méthodes d’alimentation et les additifs alimentaires qui sont source de lésions, d’angoisse ou de maladie pour les canards ou qui peuvent aboutir au développement de conditions physiques ou physiologiques portant atteinte à leur santé et au bien-être ne doivent pas être autorisés. » De plus, le texte recommande d’interdire le gavage partout où il n’est pas déjà pratiqué et accorde un sursis aux régions déjà productrices, conditionné à une obligation de « recherche de méthodes alternatives n’impliquant pas la prise forcée d’aliments » (article 24). Loin de soutenir la recherche d’alternatives au gavage, l’État français a co-financé avec le Comité interprofessionnel des palmipèdes à foie gras (Cifog) un rapport de l’Institut national de la recherche agronomique (Inra) paru en 2004 et remettant en cause les conclusions du rapport scientifique européen de 1998 en affirmant que la stéatose hépatique résultant du gavage est un « processus d’engraissement naturel chez ces oiseaux qui ne provoque pas de stress ». Les associations de protection animale ont d’ailleurs vivement critiqué ce rapport en dénonçant un potentiel conflit d’intérêts.

L’exigence de gavage en droit français: une contravention à la réglementation sur les normes de commercialisation en droit européen

La définition réglementaire du foie gras en droit européen est posée à l’article premier du règlement 543/2008/CE sur les normes de commercialisation pour la viande de volaille. Ce règlement, très technique, porte application d’un des règlements de la politique agricole commune, le règlement n° 1308/2013 portant organisation commune des marchés des produits agricoles, communément appelé « règlement OCM ». Le règlement 543/2008/CE s’attache avant tout à harmoniser les discours commerciaux, en fixant une liste des termes dits « réservés », dont le terme « foie gras ». S’il s’agit avant tout de réglementer la manière de présenter les produits, ces termes réservés sont rattachés à un cahier des charges réglementaires qui influence les méthodes de production. Or, le cahier des charges pour le foie gras fixé par le droit européen diffère de celui fixé par le droit français. Dans le premier, la définition réglementaire du foie gras repose sur une caractéristique inhérente du produit : son poids. Pour bénéficier de l’appellation « foie gras », les foies de canard et d’oie doivent avoir un poids net d’au moins 300 grammes et 400 grammes respectivement.

La définition réglementaire française s’affranchit de cette caractéristique. En effet, le droit français définit le foie gras selon sa méthode de production : le gavage de l’animal. La définition française interdit la vente de produits sous l’appellation « foie gras » obtenus par une méthode alternative au gavage, indifféremment du poids minimal du foie. S’agissant d’un règlement, et non d’une directive, la France est pourtant tenue de se conformer en tout point à la définition réglementaire européenne.

Néanmoins, il convient de préciser que, si le règlement européen n’impose pas le gavage, les poids minimaux indiqués actuellement se révèlent très difficiles – voire impossibles – à atteindre sans gavage. Du point de vue juridique, il n’en demeure pas moins qu’il existe une contradiction dans les critères adoptés dans les définitions françaises et européennes.

Cette divergence dans les termes de la définition réglementaire du foie gras est problématique d’un point de vue du droit de la concurrence. C’est ce que relève très justement L214 dans son action devant le tribunal administratif, qui considère que le pouvoir réglementaire français porte atteinte à la liberté de circulation des marchandises au sein du marché intérieur. Cette liberté de circulation des marchandises, y compris des produits agricoles, est consacrée aux articles 28 à 37 du Traité sur le fonctionnement de l’UE, qui visent à mettre fin aux obstacles aux échanges au sein du marché intérieur et à harmoniser les standards. L’objectif est d’éviter que la concurrence dans l’UE ne soit faussée par des normes de production et de commercialisation différentes restreignant ou empêchant l’importation d’un produit comme le foie gras en France et discriminant de ce fait les producteurs des autres États membres. La Cour de Justice de la Communauté européenne avait d’ailleurs déjà condamné la France pour manquement à ses obligations car elle n’avait pas « inclus de clause de reconnaissance mutuelle pour les produits en provenance d’un État membre et répondant aux règles édictées par cet État » dans son décret du 9 août 1993 réservant « l’utilisation d’une série de dénominations aux préparations à base de foie gras ». En l’absence de mise en conformité du droit français au regard du droit européen, la France s’expose à un risque de procédure en infraction de la part de la Commission européenne, responsable de la bonne application du droit et des traités.

Le foie gras en tant que patrimoine gastronomique français, une qualification juridique incertaine

Pour se prémunir d’un éventuel rappel à l’ordre de l’UE, le législateur français a mis en place un artifice pour soustraire le foie gras de la portée du droit européen. La loi d’orientation agricole du 5 janvier 2006 est ainsi venue placer le foie gras dans la catégorie jusqu’alors inconnue de « patrimoine culturel et gastronomique protégé ». En effet, le droit européen avait déjà eu pour effet d’exempter « les dispositions législatives ou administratives et les usages des États membres en matière notamment de rites religieux, de traditions culturelles et de patrimoines régionaux ». Toutefois, cette notion constitue une nouveauté juridique dont la portée apparaît incertaine et qui ne peut être tenue pour une protection absolue. Il revient aux États membres de concilier les différentes valeurs qu’ils souhaitent protéger, mais une telle marge de manœuvre dans la protection du patrimoine culturel, notion juridique confuse et facilement manipulable, pose question dans une optique à la fois d’harmonisation du marché commun agricole et de l’obligation faite pour l’Union et les États membres de prendre en compte le bien-être des animaux dans leur droit.

Conclusion

Afin d’encourager les pays réfractaires à mettre fin au gavage pour la production de foie gras, le droit européen devrait interdire cette pratique de manière plus explicite et contraignante. Pour cela, la référence au poids minimal de foies pouvant être vendus sous l’appellation de foie gras dans le règlement (CE) n° 543/2008 devrait être supprimée, ou du moins considérablement revue à la baisse. Une telle révision du règlement européen permettrait de favoriser le développement d’alternatives à cette méthode génératrice d’énormément de souffrances.

Ilyana Aït Ahmed

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