Le bien-être des crevettes en aquaculture: quels sont les facteurs clés?

Bien que les crevettes soient largement consommées dans le monde, les préoccupations quant aux conditions dans lesquelles elles sont élevées et abattues augmentent de manière significative. Avec une production mondiale annuelle d’environ 440 milliards de crevettes, il est crucial de considérer leur bien-être.

La sentience chez les crevettes

La sentience est la capacité à éprouver des émotions telles que le plaisir ou la douleur, mais peut également inclure d’autres expériences positives ou négatives telles que l’ennui, la satisfaction ou la frustration (Birch et al., 2021).

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La sentience peut être évaluée en se basant sur différents indicateurs tels que la présence de nocicepteurs (récepteurs de la douleur), de régions cérébrales intégratives et de connexions entre elles. De plus, les réponses à la douleur modifiées par l’utilisation d’anesthésiques locaux ou d’analgésiques potentiels, les compromis motivationnels, les comportements auto-protecteurs flexibles et l’apprentissage associatif constituent également des indicateurs de sentience.

Il existe de solides preuves que les crevettes sont des êtres sentients. Par exemple :

  • les crevettes manifestent des réponses comportementales en agitant leur queue pour échapper à un prédateur ou à un stimulus potentiellement dangereux (Arnott et al., 1998 ; Weineck et al., 2018).
  • De plus, des études ont révélé que la mutilation du pédoncule oculaire des crevettes, effectuée dans le but d’augmenter leur ponte (voir ci-dessous), provoque des comportements inhabituels durables, tels qu’une réaction de recul, des coups de queue et un frottement de la zone touchée (Taylor et al., 2004 ; Diarte-Plata et al., 2012). Ces comportements sont réduits après l’administration d’anesthésiques (Barr et al., 2008), ce qui suggère fortement que les crevettes peuvent ressentir de la douleur et de la détresse.
  • Des réponses physiologiques à des stimuli négatifs ont également été observées chez les crevettes. Par exemple, des variations extrêmes de température (Kuo & Yang, 1999 ; Davies, 1981) ou des injections de métaux lourds nocifs (Lorenzon et al., 2004), tels que le cuivre et le mercure, entraînent la libération de l’hormone hyperglycémiante des crustacés (CHH). Cette hormone régule principalement la glycémie et est généralement libérée lorsque les crustacés sont soumis à des facteurs de stress physiques.
  • En outre, la présence de centres protocérébraux chez les crevettes à pattes blanches indique qu’elles ont la capacité d’apprendre et de se souvenir.
  • Il a également été suggéré que vivre dans des environnements tridimensionnels, comme l’eau, pourrait nécessiter des réseaux neuronaux spéciaux pour traiter des informations complexes, ce qui laisse penser que les crevettes sont capables de cognition avancée.

Malheureusement, la recherche sur les Litopenaeus vannamei (également connu sous le nom de Penaeus vannamei ou crevettes à pattes blanches) se concentre principalement sur les comportements alimentaires et les pratiques de production, comme les densités de peuplement et l’accouplement. Par conséquent, la recherche sur les compromis motivationnels et le traitement de l’information, allant au-delà de l’habituation et de la sensibilisation, fait actuellement défaut (Albalat et al., 2022). Ce manque de recherche est dû à un déficit d’information et ne reflète pas l’absence de ces phénomènes.

En novembre 2021, la London School of Economics and Political Science (LSE) a publié un rapport sur la sentience des céphalopodes et des décapodes commandé par le département de l’Environnement, de l’Alimentation et des Affaires rurales (Defra) du gouvernement britannique. La recommandation centrale du rapport était que tous les céphalopodes et décapodes devraient être considérés comme des êtres sentients. Actuellement, certains pays comme l’Autriche, la Suisse, la Norvège, et désormais le Royaume-Uni, ont des lois et des réglementations en place qui abordent le traitement des décapodes, notamment en maintenant la qualité de l’eau dans des niveaux acceptables et en mettant en place des règles pour l’abattage, l’élevage et le transport.

Shrimp Welfare Project, une organisation dédiée à l’amélioration des conditions de vie des crevettes d’élevage, a récemment publié le Shrimp Welfare Report. Son objectif est d’évaluer l’importance des différents facteurs relatifs au bien-être des crevettes d’élevage, en mettant particulièrement l’accent sur les crevettes à pattes blanches. Les principales conclusions tirées de cette analyse détaillée sont présentées ci-dessous.

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Épédonculation oculaire

L’épédonculation oculaire est une méthode largement utilisée dans l’élevage des décapodes. Elle consiste à retirer au moins l’un des pédoncules oculaires de l’animal par écrasement, découpe, cautérisation ou ligature. Cette pratique vise à raccourcir le temps de maturation et à augmenter la ponte. Toutefois, les crevettes montrent des réactions comportementales aversives à cette pratique. Il a été observé que l’utilisation d’un anesthésique local (Xylocaïne) réduisait ces comportements liés au stress (Taylor et al., 2004 ; Diarte-Plata et al., 2012). Un autre anesthésique local s’est également révélé capable d’inhiber la réaction des crevettes aux irritants présents sur leurs antennes (Barr et al., 2008).

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L’épédonculation oculaire peut entraîner de nombreuses conséquences néfastes, notamment des traumatismes physiques, un stress accru, un déséquilibre physiologique, un épuisement reproductif et un taux de mortalité élevé. Par conséquent, certains établissements de maturation des crevettes au Brésil, en Colombie, en Équateur, au Mexique et en Thaïlande, n’ont plus recours à cette pratique (Albalat et al., 2022, p. 4).

Maladies

Les maladies infectieuses, notamment dues aux pathogènes viraux tels que le virus des taches blanches, le virus de la tête jaune et le virus de la myonécrose infectieuse, représentent une menace importante pour les crevettes à pattes blanches en élevage. Les épidémies de maladies virales entraînent généralement une mortalité massive, avec des taux compris entre 40 et 100 % (Arulmoorthy et al., 2020). Pour prévenir ces maladies, les probiotiques et les immunostimulants ont émergé comme des mesures préventives prometteuses, permettant d’améliorer la survie, la croissance et l’efficacité alimentaire des crevettes tout en évitant l’utilisation d’antibiotiques (Toledo et al., 2019 ; Newman, 2019).

D’autres approches comprennent l’utilisation de « tolérins » (améliorant la tolérance à l’infection*) et de souches de crevettes exemptes de pathogènes spécifiques (SPF) ou résistantes aux pathogènes (Alday‐Sanz et al., 2018). En mettant en œuvre ces stratégies, les aquaculteurs peuvent améliorer les conditions d’élevage des crevettes et réduire l’impact des maladies infectieuses.

*Le mot « tolérin » (« tolerine » en anglais) désigne les réactifs de protection virale des crevettes. D’après Flegel et al., 2008 [PDF], le système immunitaire des crevettes et le mécanisme d’action présenteraient des spécificités tellement marquées qu’il serait inadéquat d’utiliser le terme vaccin, ce terme donnant la fausse impression que les réactifs peuvent empêcher les crevettes d’être infectées. Leur proposition est d’utiliser le terme « tolérin », qui indique clairement que la tolérance à l’infection plutôt que la prévention de l’infection sera le résultat de son utilisation.

Qualité de l’eau

Le bien-être des crevettes en aquaculture est fortement influencé par la qualité de l’eau, en particulier par des facteurs tels que l’oxygène dissous, l’ammoniac non ionisé et le pH. Des changements dans ces facteurs peuvent conduire à une qualité de l’eau sous-optimale et à un stress prolongé, entraînant un dysfonctionnement immunitaire et une mauvaise santé qui nuisent à la qualité de vie des crevettes (Albalat et al., 2022, p. 7).

L’oxygène dissous est un facteur vital qui affecte considérablement les crevettes dans les systèmes d’aquaculture. Des niveaux inadéquats d’oxygène dissous augmentent la mortalité, qui est probablement précédée par des souffrances dues à une condition physique médiocre. Des niveaux optimaux d’oxygène dissous peuvent également contribuer à prévenir les comportements agressifs et réduisent la sensibilité des crevettes aux maladies infectieuses (Le Moullac & Haffner, 2000, p. 125). Les normes recommandées relatives au niveau d’oxygène dissous dans les systèmes d’élevage de crevettes se situent entre 5 et 8 mg/L, ce qui est essentiel pour leur survie (McGraw et al., 2001 ; Boyd & Hanson, 2010 ; Nonwachai et al., 2011 ; Duan et al., 2013). Une quantité suffisante d’oxygène peut également contribuer à prévenir le cannibalisme.

Les niveaux d’ammoniac non ionisé (NH3) supérieurs à 0,05 mg/L sont toxiques pour les crevettes, entraînant une inhibition de leur réponse immunitaire et augmentant les taux de mortalité (Kuhn et al., 2011). L’exposition à une forte concentration d’ammoniac non ionisé peut provoquer des convulsions, de l’hyperactivité, une léthargie, ainsi qu’un état comateux, souvent fatal (Boyd & Tucker, 1988, pp. 134-136).

Les niveaux de pH dans la fourchette optimale de 7,8 à 8,2 sont également cruciaux. Les écarts par rapport à ces niveaux ont des effets néfastes sur la santé (Yu et al., 2020), l’immunité et la sensibilité aux maladies (Kubitza, 2017). Il est également très probable que des fluctuations soudaines (même à l’intérieur de la plage optimale de pH) soient néfastes. Bien qu’il n’ait pas été possible de trouver des preuves solides dans la littérature académique, les échanges de Shrimp Welfare Project avec des spécialistes de l’aquaculture suggèrent que les fluctuations soudaines du pH sont une préoccupation majeure pour la santé des crevettes.

Des niveaux optimaux d’oxygène dissous, d’ammoniac non ionisé et de pH sont essentiels pour préserver la santé des crevettes en aquaculture. Cependant, il est important de reconnaître que la qualité de l’eau est un sujet complexe, influencé par d’autres facteurs tels que la température, la salinité, l’azote ammoniacal total, et bien d’autres. Il est donc essentiel de surveiller la qualité de l’eau de manière exhaustive.

Étourdissement et abattage

Les pratiques d’abattage actuelles, telles que l’asphyxie ou l’immersion dans la glace, sont susceptibles de causer des souffrances sévères. Selon le rapport de la LSE sur la sentience des céphalopodes et des décapodes, l’efficacité de la réfrigération pour rendre les décapodes inconscients est incertaine. Bien que les preuves concernant la méthode d’abattage optimale pour les crevettes soient limitées, l’étourdissement électrique apparaît comme le moyen le plus efficace d’étourdir et de tuer les crevettes dans des conditions humaines (Birch et al., 2021).

Lire aussi: « Les vétérinaires britanniques demandent des meilleures conditions d’abattage pour les animaux aquatiques » (revue n° 107)

Densité de peuplement

La réduction de la densité de peuplement serait bénéfique pour le bien-être des crevettes grâce à des mécanismes indirects tels que l’amélioration de la qualité de l’eau, la réduction des maladies et de la mortalité, mais aussi grâce à des effets directs sur le comportement et les biomarqueurs de stress. La surpopulation peut entraîner des comportements agressifs (Abdussamad & Thampy, 1994), des blessures physiques et du cannibalisme (Romano & Zeng, 2017). Une densité de peuplement plus faible est associée à des taux de survie plus élevés, probablement en raison d’une réduction du stress (Da Costa et al., 2016 ; Jerez-Cepa & Ruiz-Jarabo, 2021, p. 5) et des maladies (Gao et al., 2017, PDF).

Enrichissement environnemental

L’enrichissement de l’environnement est bénéfique pour les crevettes. Il peut être réalisé en utilisant des méthodes d’alimentation qui favorisent les comportements naturels, en fournissant des cachettes, en utilisant différentes formes et couleurs de bassins, en ajoutant des plantes, des substrats et des sédiments. L’enrichissement de l’environnement a un effet modérément positif sur tous les animaux aquatiques (Zhang et al., 2021), y compris les crustacés, et améliore probablement leur qualité de vie par le biais d’une réduction des agressions et d’une augmentation des abris (sentiment de sécurité, possibilité de s’isoler) (Romano & Zeng, 2017, p. 50 ; Huang et al., 2022).

Conclusion

Il est impératif que le secteur de l’aquaculture adopte une approche plus proactive pour garantir au maximum des conditions d’élevage respectant les besoins des crevettes. La prise en compte de tous les facteurs mentionnés dans cet article par le biais d’améliorations petites à moyennes contribuerait grandement à réduire les souffrances causées à ces animaux. Enfin, il est nécessaire de poursuivre les recherches sur les méthodes les plus efficaces pour mesurer le bien-être des crevettes. Ces recherches sont essentielles pour identifier les domaines d’amélioration et mettre en œuvre les mesures appropriées.

Léa Guttmann & Aaron Boddy

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