Corrida à Pérols : vers une interprétation plus restrictive de la notion de tradition locale ininterrompue ?

Les courses de taureaux sont interdites lorsqu’une tradition locale ininterrompue ne peut être invoquée, selon le code pénal. C’est ce que le tribunal administratif de Montpellier a rappelé à Pérols, qui souhaitait organiser une forme de corrida dans ses arènes.

taureau interdiction de la corrida à Pérols

Une novillada avec mise à mort de six jeunes taureaux, dans le cadre de la feria des Étangs, était censée se dérouler le 15 juillet 2023, dans les arènes municipales de Pérols, petite commune de moins de 10 000 habitants de l’Hérault.

Saisi en référé, c’est-à-dire en urgence, par le comité radicalement anti-corrida (CRAC Europe) et l’association Alliance anti-corrida, le juge des référés du tribunal administratif de Montpellier a suspendu l’exécution des délibérations n° 2023-04-11-5 et 2023-04-11-4 du conseil municipal de Pérols du 11 avril 2023 en tant qu’elles autorisaient la tenue de ces corridas.

Lire aussi : « Corrida : fausses excuses pour une pratique barbare en voie de disparition » (revue n° 115)

De la difficile appréciation de la notion de tradition locale ininterrompue

L’article 521-1 du code pénal porte sur les sévices graves et actes de cruauté infligés à un animal, qu’il soit domestique, apprivoisé ou tenu en captivité. On le rappellera, cet article du code pénal exclut de son champ d’application les « courses de taureaux lorsqu’une tradition locale ininterrompue peut être invoquée ». Tout l’enjeu se porte donc sur la définition de cette tradition locale ininterrompue et soulève la question suivante : les quelques 55 villes taurines revendiquées par l’Union des villes taurines de France (UVTF)* le sont-elles vraiment ?

On soulignera tout d’abord que, contrairement à ce qu’il prévoit pour les combats de coqs, autorisés uniquement « dans les localités où une tradition ininterrompue peut être établie », l’article 521-1 du code pénal est plus évasif s’agissant des courses de taureaux, évoquant simplement une « tradition locale ininterrompue ».

La jurisprudence judiciaire s’est particulièrement intéressée à la notion de tradition locale ininterrompue. Bien que l’appréciation de l’existence de cette tradition relève de l’appréciation souveraine des juges du fond, la Cour de cassation en a tout de même proposé des éléments de définition. Elle a tout d’abord considéré que ce caractère local dépassait le seul territoire d’une commune et renvoyait en réalité à un « ensemble démographique » (Cass. Crim., 27 mai 1972, Commune du Grau-du-Roi, n° 72-90875). Le juge judiciaire s’est cependant montré hésitant à adopter une conception restrictive de cet ensemble démographique, tel qu’il en ressort du contentieux qui a opposé, pendant plusieurs années, partisans et adversaires des spectacles de tauromachie organisés dans la localité de Rieumes.

La cour d’appel de Toulouse était amenée à se positionner sur l’organisation d’un grand spectacle taurin sans mise à mort mais avec banderilles (une becerrada), dans des arènes installées pour l’occasion à Rieumes, commune située à une quarantaine de kilomètres de Toulouse. Par l’arrêt qu’elle a rendu le 3 avril 2000, la cour d’appel de Toulouse a porté une appréciation pour le moins extensive de la notion d’ensemble démographique. Elle a déduit de la circonstance que « dans le midi de la France, entre le pays d’Arles et le Pays basque, entre garrigue et Méditerranée, entre Pyrénées et Garonne, en Provence, Languedoc, Catalogne, Gascogne, Landes et Pays basque existe une forte tradition taurine qui se manifeste par l’organisation de spectacles complets de corridas, de manière régulière dans les grandes places bénéficiant de structures adaptées permanentes, et de manière plus épisodique dans les petites places à l’occasion notamment de fêtes locales ou votives », une tradition locale ininterrompue pouvait être caractérisée au sein de la commune de Rieumes (CA de Toulouse, 1re ch., 3 avril 2000). En d’autres termes, l’ensemble démographique de référence censé caractériser une tradition tauromachique locale et ininterrompue renvoyait à presque tout le sud de la France.

Par un premier arrêt, la Cour de cassation avait rejeté le pourvoi formé contre la décision précitée dès lors que les juges du fond avaient souverainement apprécié l’existence d’une tradition locale ininterrompue (Civ. 2, 22 novembre 2001 – n° 00-16.452).

Dans un deuxième arrêt, la Cour de cassation a cependant fait volte-face en adoptant une approche plus restrictive de la notion de « tradition locale ininterrompue », estimant que cette dernière ne pouvait être caractérisée que par un « ensemble démographique local où l’existence d’une tradition taurine ininterrompue se caractérisait par l’organisation régulière de corridas ». La cour d’appel n’avait pas réussi à en démontrer l’existence en se bornant à relever « qu’à Toulouse, dans la proche agglomération et dans les zones limitrophes aucune course de taureaux avec mise à mort n’avait été organisée au cours des années précédentes et que la dernière corrida avait eu lieu à Toulouse en 1976 » (Cass. 2e civ., 10 juin 2004, n° 02-17.121, Bull. 2004 II n° 295 p. 249).

Cependant, dans un troisième et dernier arrêt, la Cour de cassation a renoué avec une approche restrictive de la notion en considérant finalement que les juges du fond avaient souverainement constaté l’ancienneté de l’existence d’une tradition locale ininterrompue de tauromachie dans l’agglomération toulousaine et le département de la Haute-Garonne et déduit sa persistance de l’intérêt que lui portait un nombre suffisant de personnes (Cour de cassation, Chambre civile 1, 7 février 2006 – n° 03-12.804).

Il résulte ainsi de la jurisprudence judiciaire que, si l’existence de la notion de tradition locale ininterrompue ne peut être limitée au territoire d’une seule commune, son appréciation soulève de nombreuses difficultés quant au périmètre et la fréquence de ses manifestations à prendre en compte. Une approche particulièrement souple de la notion finit par être retenue.

Vers une interprétation plus restrictive de la notion par le juge administratif ?

La jurisprudence administrative en la matière, amenée à statuer sur la légalité de décisions administratives autorisant ces courses de taureau, est beaucoup plus rare. Tout au plus, le juge administratif a-t-il, de manière timide, également adopté une approche extensive de la notion de tradition locale ininterrompue dans son arrêt rendu le 10 février 1967 en retenant qu’« à supposer même qu’en l’espèce l’existence d’une tradition locale dût être recherchée dans l’ensemble des communes groupées entre Perpignan et Canet-plage, il est établi qu’à la date de la décision attaquée du préfet des Pyrénées-Orientales et depuis 1953, des courses de taureaux n’avaient eu lieu à Perpignan qu’en une seule occasion ; que, dans ces conditions, en l’absence de toute tradition locale ininterrompue qui pût être constatée, le préfet ne pouvait légalement autoriser l’organisation de spectacles qui étaient contraires aux dispositions susrappelées du Code pénal » (CE, 10 février 1967, n° 68450, au Rec.).

Depuis, pour apprécier l’existence de cette tradition locale ininterrompue – en dehors de villes taurines où elle ne fait aucun doute comme Béziers (CAA de Marseille, 5e chambre, formation à 3, 18 mars 2019, 17MA00981), Nîmes ou encore Arles et Bayonne (TA de Marseille, 13 octobre 2011, n° 0906545) –, le juge administratif s’est toujours fondé sur l’existence d’un ensemble démographique « qui, s’il ne se limite pas aux limites de la commune concernée, garde une dimension locale » (CAA Marseille, 5e ch. – formation à 3, 4 oct. 2013, n° 11MA04617).

L’ordonnance rendue le 16 mai 2023 par le juge des référés du tribunal administratif de Montpellier est particulièrement intéressante sur l’appréciation de cette dimension locale. En effet, pour considérer qu’aucune tradition locale ininterrompue ne pouvait être caractérisée dans ce cas, le juge des référés a retenu que :

« 15. En l’espèce, il est constant qu’aucun spectacle taurin ne s’est tenu sur le territoire de la commune de Pérols depuis 2003, soit 20 ans. Il résulte par ailleurs de l’instruction que la commune de Pérols doit être regardée, compte tenu notamment de son inclusion dans la métropole Montpellier Méditerranée Métropole, de son schéma de cohérence territoriale qui la classe dans le bassin de vie de Montpellier et de l’attractivité de l’aire montpelliéraine, comme se rattachant à l’ensemble démographique de Montpellier. Dès lors, compte tenu de l’absence de toute tradition locale ininterrompue, le conseil municipal de Pérols ne pouvait légalement, sans méconnaître les dispositions précitées de l’article 521 du code pénal, autoriser, par sa délibération n° 2023-04-11-5, la tenue le 15 juillet 2023 d’un spectacle taurin dans les arènes municipales. Par suite, le moyen tiré de la méconnaissance des dispositions de l’article 521 du code pénal est propre à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à la légalité de cette délibération. »

En d’autres termes, il semblerait que le juge des référés n’a apprécié l’existence de cette tradition locale qu’au regard de l’ensemble démographique constitué par la seule aire montpelliéraine, et non au-delà.

Cette appréciation est ainsi plus restrictive que celle retenue par le juge judiciaire qui n’avait pas hésité à retenir l’existence d’une tradition locale ininterrompue au sein d’un espace démographique de près de quarante kilomètres. Pourtant, la commune de Pérols est située à une cinquantaine de kilomètres de Nîmes ou de Saintes-Marie-de-la-Mer, ou encore à seulement une vingtaine de kilomètres de Lunel.

Ce faisant, par son ordonnance, le juge des référés a ainsi adopté une appréciation plus restrictive de la notion de tradition locale ininterrompue, préférant une approche métropolitaine à une interprétation régionale de l’espace démographique à prendre en compte pour en caractériser l’existence.

Perspectives

Cette interprétation restrictive est souhaitable notamment en ce qu’elle confère plus de sens à l’exigence de localité posée par l’article 521-1 du code pénal. En effet, dans un contexte de rejet croissant de la corrida, il serait souhaitable que le juge apprécie in concreto l’intérêt effectivement suscité par ces manifestations auprès des habitants des communes concernées, sauf à considérer que les traditions sont identiques et immuables dans l’ensemble du Grand-Sud.

D’ailleurs, contrairement aux combats de coqs pour lesquels le code pénal réprime également la construction de nouveaux gallodromes, le législateur n’érige nullement en infraction la construction de nouvelles arènes qui rendent possibles les courses de taureaux (Maréchal J.-Y., « Art. 521-1 à 522-2 – Fasc. 20 : Sévices graves ou actes de cruauté envers les animaux », JurisClasseur Pénal Code, 11 mai 2022 (MAJ : 23 février 2023), §69, Lexis). Partant, sauf à opter pour une approche restrictive de la notion de tradition locale ininterrompue, il serait tout à fait permis d’instaurer des courses de taureaux dans des villes où elles n’ont jamais réellement existé ou ont disparu, comme à Collioure dans les Pyrénées-Orientales, où les arènes municipales ont été détruites en 2012 mais dont la proximité avec la ville de Céret (35 km) pourrait, sauf durcissement de la jurisprudence, ne jamais lui faire perdre son statut de ville taurine.

Toutefois, si une approche restrictive de la notion de tradition locale ininterrompue est souhaitable et qu’en ce sens l’ordonnance du 16 mai 2023 est de bon augure, il y a lieu de souligner que cette décision a été rendue en référé si bien que la question sera certainement à nouveau discutée lors de la procédure au fond qui l’accompagne. Elle implique un contrôle plus poussé de la légalité de la décision. L’audience n’aura toutefois pas lieu avant plusieurs mois.

Alice Schott

* Aignan , Aire-sur-l’Adour, Alès, Arles, Arzacq, Bayonne, Beaucaire, Béziers, Bougue, Boujan-sur-Libron, Captieux, Carcassonne, Céret, Châteaurenard, Dax, Eauze, Fourques, Gamarde-les-Bains, Garlin, Hagetmau, Istres, La Brède, Lunel, Magescq, Maubourguet, Mauguio, Maurrin, Millas, Mimizan, Mont-de-Marsan, Mugron, Nîmes, Orthez, Palavas-les-Flots, Parentis-en-Born, Pérols, Plaisance-du-Gers, Pontonx-sur-l’Adour, Riscle, Rion-des-Landes, Rodilhan, Roquefort, Saint-Étienne-du-Grès, Saint-Gilles, Saintes-Maries-de-la-Mer, Saint-Martin-de-Crau, Saint-Perdon, Saint-Sever, Saint-Vincent-de-Tyrosse, Seissan, Soustons, Tarascon, Vauvert, Vic-Fezensac

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