La justice démunie face à la chasse à courre

Le 22 mai dernier se tenait au Tribunal de Senlis une audience assez étonnante : celle de chasseurs à courre mis en cause dans le dérapage d’une partie de chasse jusque sur les voies d’une gare. L’équipage a été condamné pour « mise en danger de la vie d’autrui ». Plus étonnant encore que les faits, la récurrence de ce type d’événement relève d’une inquiétante banalité, face à laquelle la justice ne semble pas bénéficier d’un cadre légal dissuasif.

chasseurs à courre condamnés par la justice

Le désordre, partie intégrante du folklore de la chasse à courre

La chasse à courre dispose d’un impressionnant historique de débordements en tous genres, que la justice a plusieurs fois qualifié de troubles à l’ordre et à la sécurité publics. Très médiatisés ces dernières années par les recensements du collectif AVA (Abolissons la Vénerie Aujourd’hui), ces « dérapages » ont toujours figuré dans les récits de la culture cynégétique, souvent illustrés en peinture. Un cerf se réfugiant sur le toit d’une maison, tuant un chien d’un coup de bois dans sa fuite ou blessant un enfant au moment de sa mise à mort, offre aux chasseurs à courre un récit original qui a vocation à traverser les âges. L’affrontement et l’éventuelle victoire sur l’animal y sont d’autant plus nobles. Ainsi, ces événements hors du commun sont perçus comme une manifestation de la confrontation entre l’Homme et le sauvage, chaque chasse étant élevée au rang de fable dont tout élément extraordinaire viendrait renforcer le caractère héroïque des protagonistes.

Les siècles ont passé, pour autant cette philosophie est toujours d’actualité puisqu’elle est le fondement de cette pratique qui se revendique raffinée. Au détail près qu’aujourd’hui, la société ayant rompu avec le système féodal, ces débordements ne peuvent plus avoir lieu sans générer l’opposition des personnes dont le jardin est envahi, le pare-brise brisé ou le chien attaqué, ce qui parfois les amène à avoir recours à la justice.

Lire aussi : « Billet de Louis Schweitzer : La LFDA souhaite interdire les chasses cruelles » (revue n° 116)

Retour sur quelques dossiers marquants

Les désagréments de la chasse à courre sont routiniers (accidents de la route, intrusions dans les jardins, mises à mort dans des propriétés privées, etc.), conséquences à la fois de la méthode (la traque d’un animal par une meute sur un territoire ouvert) et de la coutume de cette pratique. Parfois, des événements d’une plus grande gravité encore surviennent et donnent lieu à des procès incongrus. Revenons sur quatre affaires qui ont marqué ces dernières années.

2007 : dans le Tarn, l’équipage de Grésigne poursuit un cerf qui fuit jusque dans la cuisine d’une maison, suivi des chiens, où il sera mis à mort devant la famille choquée. Une première condamnation pour « chasse sur le terrain d’autrui » verra le responsable de la meute écoper d’une amende de 1 000 euros. Une seconde condamnation pour « mise en danger de la vie d’autrui », obtenue grâce aux demandes de requalification des faits de la part des parties civiles, donnera lieu à la suspension du permis de chasser du maître d’équipage et des deux chefs de meute pendant un an. La violation de domicile n’a pas été retenue.

2008 : dans l’Aisne, un cerf est mis à mort dans un jardin malgré le refus de l’occupant de la maison. L’association de chasse et le maître d’équipage seront condamnés à une amende de 5 000 euros pour la seule violation de domicile.

2018 : dans l’Oise, un équipage chasse un cerf qui finit sa course dans un centre-ville, suivi par les chiens. L’exfiltration de l’animal nécessitera la mobilisation des forces de l’ordre et des pompiers pendant plusieurs heures. L’association de chasse sera condamnée à 300 euros d’amende pour la simple violation d’un arrêté municipal interdisant l’entrée de la chasse en ville, ce dernier faisant justement suite à de précédents incidents.

2021 : toujours dans l’Oise, une chasse à courre se termine sur les voies d’une gare après s’être dangereusement approchée d’un lycée. Le responsable de la meute, le maître d’équipage et l’association de chasse sont respectivement condamnés à 500, 1 000 et 10 000 euros d’amende pour « mise en danger de la vie d’autrui ». Ils sont relaxés des accusations d’« entrave à la circulation des trains » et d’« introduction d’animal sur la voie ferrée ».

Ces procédures partagent deux points communs : elles faisaient toutes l’objet de précédents (des incidents similaires et répétés dont le parquet n’avait pas souhaité se saisir) et elles démontrent toutes un cadre juridique en rupture avec l’esprit du droit commun. En effet, les faits semblent être d’abord observés sous le seul angle de l’« infraction de chasse » comme l’encourage le droit de la chasse, en décalage total avec les dommages et les risques auxquels sont soumis les tiers. Cela donne lieu à des jugements parfois contradictoires. Tout cela s’explique aisément par l’histoire de la législation qui encadre cette pratique.

Un cadre légal anachronique

Malgré des tentatives d’actualisation – à la fois timides, vagues et tardives – l’encadrement juridique de la chasse ne parvient pas à s’extirper de ses racines féodales, comme figé au lendemain de la Révolution française, au moment où la bourgeoisie acquiert le droit de chasser. Encore aujourd’hui, celui-ci est avant tout associé au droit de propriété. Ainsi, les affaires telles que celles citées plus haut sont d’abord traitées comme des conflits d’usage, tels ceux qui opposent régulièrement des chasseurs entre eux, puisque c’est à cela que le cadre juridique de la chasse est d’abord destiné. Ce cadre réglementaire oblige ainsi la justice à une lecture partielle des événements, un paramètre accentué par l’absence de protection des animaux sauvages dans la loi. Pire encore, la chasse à courre est exonérée du peu de mesures de sécurité qui existent. Dans le cas de cette pratique, le constat est clair : ce mode de chasse est uniquement régi par « des valeurs et des principes » érigés en tradition, laquelle a su se maintenir en se traduisant en quelques lignes dans le cadre républicain par l’arrêté du 18 mars 1982 relatif à l’exercice de la vénerie. Celui-ci a visiblement deux objectifs : sauvegarder certains usages accessoires qui sont propres à la vénerie et protéger l’existence même de la pratique en l’inscrivant formellement dans la législation.

Ainsi, en cantonnant cette pratique de loisir à une réglementation obsolète et laxiste alors qu’elle pose des risques particuliers pour les tiers de par son usage des armes et des chiens, le choix est fait d’ignorer des comportements qui seraient pourtant condamnés dans d’autres contextes. Par exemple, l’infraction de « chasse sur autrui » prévoit une peine plus faible que la « violation de propriété privée ». La chasse à courre étant légale, le chaos intrinsèque à cette coutume l’est donc aussi et ne peut être condamné à moins d’une jurisprudence. L’affaire de Grésigne citée plus haut aurait instauré pour la première fois la notion de « mise en danger de la vie d’autrui » dans le cadre d’une chasse à courre, selon l’avocat des plaignants. Bien qu’obtenue non sans peine, grâce au travail acharné des habitants du secteur regroupés en collectif et de leur conseil, cette avancée semble avoir ouvert la voie.

L’indispensable vigilance populaire

La problématique de la chasse à courre met la lumière sur un système démocratique à trois vitesses, qui oppose la lenteur du débat législatif, le temps de la justice et l’immédiateté du vécu de la population. Dans un contexte politique qui ne permettrait pas d’envisager des avancées sur le court terme malgré l’urgence pour la sécurité des personnes (voir à ce propos l’article « Ras-le-bol des fous de la gâchette » dans le n° 115), l’exemple de la chasse à courre montre que la vigilance populaire par les premiers concernés peut accompagner la mutation des décisions de justice lorsque le droit est en retard de plusieurs siècles. En attendant, la justice reste prise en tenaille entre les attentes légitimes de la population et les convictions politiques de nos dirigeants, même dans le cas d’une pratique qui suscite l’opposition de 86 % des Français (sondage IFOP/FBB 2021).

Léa Le Faucheur

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