CR : « Règne animal »

Règne animal

Jean-Baptiste Del Amo, Gallimard, 2016

 

Livre "Règne animal" de JB Del Amo

L’élevage industriel, avec ses hallucinantes pratiques concentrationnaires et son désastre moral, a déjà fait l’objet de plusieurs livres, dont, parmi les premiers, l’ouvrage de Kastler, Damien et Nouët Le Grand Massacre (Fayard, 1981). Dans un pays comme la France, si friand de romans, le livre de Del Amo arrive à point pour ouvrir cette douloureuse question à un grand public pas toujours très bien informé.

Le roman, c’est l’épopée d’une famille d’éleveurs de porcs sur une durée d’un siècle, de la fin du XIXe à la fin du XXe, avec deux moments clés  : un élevage paysan de quelques porcs – élevage fermier – tel qu’il était pratiqué à la fin du XIXe et au début du XXe siècle dans nos campagnes, et l’élevage industriel de la fin du XXe siècle, visant à transformer les porcs en simples « machines à viande ». Le personnage d’Éléonore, petite fille puis jeune femme dans la première partie, puis matriarche de toute une lignée dans la seconde, sert de fil directeur. Nous ne résumerons pas ici les nombreuses péripéties du roman, qui, presque toutes, baignent dans un univers très sombre. On peut penser ici à Schopenhauer et à sa vision très négative du genre humain, dont seul semblent s’abstraire un instant les enfants et les simples d’esprit, les seuls à trouver une rédemption dans la nature évoquée avec délicatesse par l’auteur, avec ses carpes dans un lavoir, l’affection d’un chien, la fidélité d’un corbeau apprivoisé, un renard furtif la nuit, le vol des pipistrelles… Une rédemption impossible à trouver dans une pratique religieuse inadaptée, omniprésente au début du roman, qui contribue à enfermer les hommes et les femmes dans un carcan.

cochon fermeVenons-en au thème des animaux, qui nous concerne dans ces colonnes. Au début du livre, dans l’élevage fermier, ils semblent échapper un peu à la folie des hommes. L’élevage fermier, certes conclu par l’égorgement final des porcs, leur laisse cependant parfois une vie à peu près paisible auparavant. Les paysans « n’élèvent qu’un ou deux porcs, car ils ne pourraie«»nt en nourrir plus » (p. 35) et, pour des raisons économiques évidentes, ils prennent soin de leurs animaux, pour lesquels ils éprouvent un certain attachement. À l’extérieur « les porcs se repaissent de glands, de châtaignes qu’ils extraient de leurs bogues et d’escargots » (p.  40). Une vie somme toute paisible pour un cochon qui ne prévoit pas sa mort brutale à la fin du parcours. Une vie paisible, sauf en cas de guerre, quand la folie des hommes, ici le grand souffle de la guerre de 14, les emportent aussi dans la démence de l’Histoire. Si les hommes reviennent de la guerre mutilés et psychologiquement détruits, les animaux sont réquisitionnés pour l’approvisionnement des troupes. Les voici transportés avec brutalité loin de leur univers familier, dans des lieux inconnus, puis « les deux vaches, le veau et les truies sont conduits sous les tentes de boucherie, sanglés par des cordes (…) assommés, égorgés, trépanés parfois avant d’être saignés, puis dépecés et découpés » (p. 159).

Nous nous retrouvons à la fin du XXe siècle. La famille d’Éléonore est devenue propriétaire d’un élevage industriel de porcs. Là, il faut du rendement. Là « les truies sont affalées dans les stalles, les unes contre les autres, hanches, cuisses et flancs maculés par leurs déjections » (p. 218), tandis que « le vent siffle entre les plaques de fibrociment » (p. 218). Là les porcelets subissent, à vif, la section de la queue et la castration. L’auteur décrit le sordide de ces élevages avec une précision clinique. « Les porcs pissent et chient tout le jour dans l’exiguïté des enclos qui leur permet tout juste de se mouvoir, les contraint de faire sous eux, de piétiner leur déjections, de s’y étendre…  » (p.  252), «  dans l’anus mundi qu’est la porcherie  » (p.  253).

Dans cet univers, tout « n’est qu’une immense infection patiemment contenue et contrôlée par les hommes jusqu’aux carcasses que l’abattoir régurgite dans les supermarchés » (p. 293). Car, après une vie passée dans l’abominable élevage, vient l’abattage, où « les cochons perçoivent déjà l’odeur du sang et de la mort » (p. 266), où les truies martyrisées « traînant derrière elles un sac de viscères expulsés par l’anus à force de mises-bas » (p. 277), (…) « incapables d’avancer, paralysées par l’arthrose » (p. 277) sont frappées « à coups de battoir, à coups de pied pour les faire avancer » (pp. 277-278). À tout cela il faut ajouter, triomphe de la chimie, l’usage de nombreuses molécules sans lesquelles les animaux ne pourraient rester vivants, « le lindane dont ils vaporisent les bêtes pour lutter contre la gale, supposé rendre la viande impropre à la consommation pendant trois ans (…), les antibiotiques auxquels les porcs deviennent de plus en plus résistants (…), les administrations de douvicides, de vermifuges, d’anticoccidiens, de neuroleptiques, de vaccins et d’hormones… » (p. 333). Par sélection, cet élevage moderne produit un monstre, « la Bête », un verrat super-reproducteur « de quatre cent soixante-dix kilos » (p. 264), « l’aboutissement d’années de sélection et de croisements ingénieux » (p. 264), le succès (provisoire) de cette artificialisation à outrance du corps animal comme stricte machine à produire de la viande.

Le livre de 420 pages se lit avec passion. Les rebondissements de l’intrigue maintiennent l’attention dans cet univers dur et « cette impassibilité, cette indifférence durement acquise à l’égard des bêtes (…) face à laquelle les mots se dérobent » (p. 297). L’intérêt du lecteur ne faiblit pas et lui permet d’affronter la misère et la folie de ces hommes en lutte permanente contre la nature.

Georges Chapouthier

Article publié dans le numéro 92 de la revue Droit Animal, Éthique & Sciences.

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