Quelques anecdotes sur l’intrusion humaine dans les équilibres biologiques

La salamandre géante, le papillon damier, et les vers géants sont des exemples d'espèces introduites par l'Homme et qui ont un impact certain sur les équilibres biologiques. En effet, la réintroduction de salamandres géantes dans les milieux naturels accélère l'extinction des autres espèces de salamandres, le papillon damier est devenu trop dépendant d'une culture artificiellement introduite par l'humain, et les vers géants venant d'Asie menacent notre faune locale.

Trois cas concrets :

Salamandre géante

Voici une étude, rapportée par Le Monde du 23 mai, qui montre bien que si l’on est mal informé, même armé des meilleures intentions, il est possible de faire subir d’énormes dégâts à la nature. La salamandre géante chinoise, la plus grande espèce d’amphibien vivante connue, en fait actuellement les frais.

Salamandre géante
By V31S70 [CC BY 2.0] via Wikimedia Commons

Elle vit dans les rivières et lacs chinois, où elle peut atteindre la taille de 1,8 m. Elle s’y rencontre rarement aujourd’hui, victime de la destruction de son habitat et du braconnage, sa chair étant appréciée des gourmets. Elle est classée en annexe I de la CITES (espèce menacée d’extinction), et sa reproduction artificielle a été encouragée pour sa conservation. L’élevage, réalisé principalement en fermes commerciales, a en réalité deux objectifs :

  • la production d’individus de 2e génération pour la consommation humaine,
  • la réintroduction d’individus dans la nature.

Cette dernière bonne idée s’est en fait révélée désastreuse pour la conservation de la salamandre car elle a été réalisée sans se soucier de l’identité génétique de l’animal. Chez les amphibiens, il est en effet commun de prendre pour espèce unique plusieurs espèces qui sont similaires morphologiquement mais qui sont bien distinctes génétiquement.

Une équipe chinoise (1) a ainsi démontré que les salamandres géantes encore présentes à l’état sauvage appartenaient en fait à au moins 5 espèces distinctes, s’adaptant chacune à son milieu spécifique, et dont certaines auraient divergé il y a 4 millions d’années. Chaque espèce nécessite évidemment des mesures de conservation spécifiques. Or, par ignorance, les salamandres ont été ici traitées comme une seule espèce. Les individus issus de l’élevage ont servi de source pour la réintroduction (au moins 72 000 salamandres) alors que, par mégarde, ceux-ci ont fait l’objet d’une hybridation à grande échelle. Relâchés dans la nature, les individus hybrides se reproduisent avec les individus natifs et conduisent ainsi à la disparition des espèces natives. Ainsi, par ignorance de la taxonomie de ces amphibiens, leur extinction a été accélérée. En conclusion, les chercheurs exhortent les décideurs à prendre en compte de toute urgence le résultat de leur étude pour sauver la diversité d’espèces de ces amphibiens emblématiques.

(1) Yan F. et al. 2018. The Chinese giant salamander exemplifies the hidden extinction of cryptic species. Current Biology. 28.10: R590-R592.

Papillon damier

Nathaniel Herzberg relate dans Le Monde du 23 mai une étude (2) publiée dans Nature sur le papillon damier, victime d’une trop grande adaptation aux cultures humaines. On parle ici de piège écologique ou de piège coévolutif. Cela arrive lorsqu'une espèce devient dépendante d’une ressource « exotique », c’est-à-dire dans le cas présent une ressource importée par l’humain.

Ainsi, dans une région du Nebraska aux États-Unis, le papillon damier se nourrissait de la plante Collinsia parviflora et s’y était parfaitement adapté. Il y a un peu plus de 100 ans, la culture du plantain Plantago lanceolata a été développée pour nourrir le bétail dont l’élevage débutait dans la région. Malgré un développement moins rapide en se nourrissant sur cette plante, les larves du papillon y avaient un meilleur taux de survie.

Ainsi, au fil du temps, le papillon damier a délaissé Collinsia au profit du plantain. Dès les années 1980, les auteurs de l’étude avaient déjà documenté cette préférence en mettant en avant le risque pour le papillon d’être devenu trop dépendant d’une culture artificiellement introduite par l’humain pouvant être à tout moment interrompue. Malheureusement, leur alerte s’est trouvée justifiée, et lorsque l’élevage de bétail a été subitement suspendu en 2005, les populations de papillon, trop spécialisées, ont disparu, n’ayant pas eu le temps de s’adapter. Par chance, des populations lointaines sont revenues coloniser la région en se nourrissant exclusivement de Collinsia.

(2) Singer M.C. & C. Parmesan. 2018. Lethal trap created by adaptive evolutionary response to an exotic resource. Nature 557.7704: 238.

Vers géants

Toujours dans Le Monde (30 mai), Hervé Morin relate une étude française menée par une équipe du Musée national d’Histoire naturelle. Elle porte sur l’invasion en France métropolitaine et d’outre-mer de « vers plats à tête de marteau », ou bipaliinés, originaires des régions chaudes d’Asie. Cette invasion aurait commencé il y a déjà plus de 20 ans, sans doute à la suite du commerce international de plantes. Elle a pourtant échappé aux autorités scientifiques jusque récemment.

By Jean-Lou Justine, Leigh Winsor, Delphine Gey, Pierre Gros, and Jessica Thévenot [CC BY-SA 4.0], via Wikimedia Commons

À défaut d’une véritable étude de terrain, les auteurs ont organisé un réseau de science participative à l’aide d’un blog et d’un compte Twitter afin de récolter le plus d’information possible sur les vers étudiés. Chacun pouvait envoyer aux auteurs des photos, des vidéos ou même des spécimens de vers. Six cents signalements ont été reçus, parmi lesquels 111 concernaient bien les bipaliinés.

Ainsi, grâce à des observations morphologiques et génétiques, 5 espèces ont été répertoriées. Les individus ont atteint une taille de 20 cm à 1 m dans les cas les plus extrêmes. La reproduction de plusieurs d’entre eux se fait par scissiparité et non par reproduction sexuée ; cela signifie qu’un individu peut « se cloner » en libérant le bout de sa queue qui deviendra un nouvel individu à part entière, avec la même identité génétique.

Bien qu’il faille encore des études sur l’impact écologique de ces animaux, les auteurs estiment que ces bipaliinés peuvent être qualifiées « d’espèces invasives », notamment selon les critères de Blackburn et al. :

  • ils entrent en compétition avec de nombreuses espèces locales ;
  • ils sont prédateurs et se nourrissent entre autres de vers de terre, menaçant la faune du sol ;
  • ils sont toxiques.

Que faire si vous trouvez un plathelminthe ? En premier lieu, il faut prendre des photos de bonne qualité et les envoyer au chercheur Jean-Lou Justine : justine@mnhn.fr.

Pour plus d’information, consultez le site dédié.

(3) Justine J.-L. et al. 2018. Giant worms chez moi! Hammerhead flatworms (Platyhelminthes, Geoplanidae, Bipalium spp., Diversibipalium spp.) in metropolitan France and overseas French territories. PeerJ 6: e4672.

(4) Blackburn T.M. et al. 2014. A unified classification of alien species based on the magnitude of their environmental impacts. PLoS biology 12.5: e1001850.

Sophie Hild

Article publié dans le numéro 98 de la revue Droit Animal, Éthique & Sciences.

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