CR: La Théorie du tube de dentifrice

Peter Singer, éditions la Goutte d’Or, Paris, 2018, 336 pages (18€)

Les réflexions en éthique et la défense d’une certaine idéologie peuvent conduire à des moyens d’action parfois controversés. Ceci existe depuis toujours, et aujourd’hui encore, certaines personnes se revendiquant du mouvement des gilets jaunes prônent la violence afin que le gouvernement les écoute.

269Life, mouvement antispéciste, lança en 2018 « les journées du sang versé » où les membres déversent du faux sang devant les vitrines des boucheries afin de changer les mentalités quant à la condition animale dans l’alimentation. Ces actions et leurs effets sont contestés. D’un autre côté, des associations défendent les mêmes causes antispécistes mais se définissent par des actions moins « violentes » mais tout autant remarquables. Ainsi, un des fondateurs de L214 décrit les méthodes que l’association utilise comme celles d’Henry Spira.

Mais qui est Henry Spira dont les actions et la vie ont valu un livre complet écrit par Peter Singer ? Henry Spira (1927-1998), juif ayant fui l’Allemagne nazie, commence sa carrière activiste dans le mouvement socialiste aux Etats-Unis. Ce défenseur des travailleurs, puis des afro-américains s’intéresse à quarante-cinq ans à la cause animale. Il dit « J’ai commencé à me demander pourquoi nous câlinions certains animaux et mettions une fourchette dans d’autres ». Ses méthodes d’action sont simples : lorsqu’il voit une injustice, il agit en allant tout d’abord discuter avec les dirigeants de l’entreprise dont est issue cette injustice. Henry propose des solutions. Puis, si les dirigeants n’adoptent pas une position considérant plus les besoins et la souffrance des animaux, l’activiste met la pression sur l’entreprise par différents moyens pacifistes. Peter Singer, ami d’Henry Spira, explique que ces deux méthodes donnèrent naissance à ce qu’il a appelé la théorie du tube de dentifrice.

Vous vous levez le matin, vous entrez dans votre salle-de-bain et êtes prêt à vous brosser les dents. Mais en appuyant sur le tube de dentifrice pour en faire sortir la pâte et la mettre sur votre brosse, rien ne sort… Vous avez alors deux possibilités : enlever le bouchon bloquant la sortie de la pâte et agrandir l’ouverture (proposer une solution) ou appuyer fortement sur le tube pour forcer la sortie (mettre la pression). L’action combinée de ces deux alternatives vous permet certainement d’arriver à vos fins. Grâce à cette méthode, Henry Spira fit plier Revlon, le Museum d’Histoire Naturelle de New-York, McDonald’s, le FBI ou encore l’Oréal. Le Muséum d’Histoire Naturelle de New-York effectuait en son sein des recherches sur la reproduction et la castration des chats, recherches qui s’avérèrent peu utiles. Afin de faire plier le Muséum, Henry Spira et ses collaborateurs manifestèrent devant le muséum. Ils n’interdisent cependant pas l’accès aux visiteurs : au lieu que ces derniers versent pour entrer, un don de leur choix (conseillé à trois dollars par le musée), Henry leur donnait un tract et un penny. Le musée a vu ainsi ses revenus diminuer fortement. Pour Revlon, Henry Spira est venu discuter, proposer des solutions. Il était toujours prêt à parler et à négocier. Mais lorsque Revlon ne changea pas d’attitude, Henry publia dans le New York Times une publicité en plein page. Au milieu de la page, un lapin blanc avec des bandages sur les yeux, à côté d’instruments de laboratoire. En haut, en gros caractères, une question : « Combien de lapins aveuglés par Revlon pour des produits de beauté ? » En dessous, en petit, des explications sur le test, le nombre de lapins utilisés, des citations de scientifiques affirmant que le test n’était pas fiable et surtout des solutions alternatives. L’action en bourse de Revlon chuta le jour-même.

A travers plusieurs articles, Henry Spira rejeta les actions violentes d’animalistes, en disant ne jamais placer les animaux avant les humains et en affirmant que cette violence allait contre le succès du mouvement : « Nous devons suivre la voie tracée par Gandhi et Martin Luther King et non celle du terrorisme international ». Peter Singer finit donc le livre en proposant les dix préceptes qu’Henry Spira a appliqués tout au long de sa vie pour changer le monde. En voici quelques-uns : 1. Comprendre l’état actuel de l’opinion publique ; 2. Choisir sa cible en se basant sur sa vulnérabilité, la souffrance causée et les possibilités de changement ; 3. Se fixer des objectifs réalisables ; la sensibilisation ne suffit pas ; 4. Trouver des sources crédibles d’information ; 5. Ne pas diviser le monde avec les gentils d’un côté et les méchants de l’autre ; 6. Toujours rechercher le dialogue.

Ce livre n’est donc pas juste un livre de méthodes pour défendre la cause animale, c’est un recueil de réflexion et de solutions pour accepter l’Autre et aller vers un monde plus éthique envers les animaux et les hommes.

Cédric Sueur

Article publié dans le numéro 101 de la revue Droit Animal, Éthique & Sciences

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