D’une violence à l’autre, que disent les études?

NDLR : ce texte est une mise à jour du discours prononcé sur ce sujet lors des conférences de Vetagrosup de Lyon le 13 décembre 2011 « L’animal peut-il être une sentinelle des maltraitances humaines ? », publié dans la revue Droit Animal, Éthique et Sciences n° 74, juillet 2012.

Présentation

C’est depuis l’Antiquité que le lien entre les violences faites aux animaux et la violence envers les humains est évoqué (citons Théophraste, élève d’Aristote, Plutarque ou Porphyre).

Effectuons un grand bond dans le temps : on sait que c’est au cours du XIXe siècle que les mouvements de protection animale ont vu le jour dans le monde occidental. Et là aussi, ce lien était mis en avant.

C’est historiquement aux États-Unis que ce lien s’est constitué de façon particulièrement nette, puisque dans les années 1870, la création des associations de défense des enfants s’est inspirée des associations de défense des animaux. D’ailleurs, en 1877 était créée l’American Humane Association, dédiée aux deux.

Faisons un nouveau saut dans le temps, c’est cette même organisation, l’American Humane Association, qui a remis au goût du jour, dans les années 1990, le « lien » entre violence envers les animaux et violence envers les humains, notamment en promouvant des études auprès des femmes maltraitées, en sponsorisant des publications, et en mettant en place ce qu’elle a appelé le programme Link®, lien en anglais.

Cette préoccupation liée aux femmes et aux enfants constitue ce qu’on pourrait appeler la branche « humanitaire », ou « protectrice », du lien entre les violences faites aux animaux et les violences faites aux humains. À côté de cela, il existe une seconde branche, qu’on pourrait qualifier de branche « criminologique et psychopathologique », et qui s’intéresse aux violences sur les animaux en tant qu’indicateur d’infractions, notamment d’infractions violentes. Elle vise même plus particulièrement à étudier la valeur prédictive des violences sur animaux, non seulement au sens statistique, d’indicateur, mais au sens chronologique, de précurseur.

C’est dans les années soixante que cette branche est née, également en Amérique. Elle a contribué à l’inclusion à partir de 1987 du symptôme « cruauté envers les animaux » dans la catégorie « Trouble des conduites » du DSM (la classification américaine des maladies mentales). Cette catégorie est l’équivalent, chez l’enfant et l’adolescent, des personnalités dites « antisociales » chez l’adulte, et consiste en des conduites agressives envers les autres (pouvant inclure les animaux), des destructions de biens, des vols, des mensonges, des fugues, des transgressions des règles… Cette catégorie a été reprise par la Classification internationale des maladies de l’OMS. Nous y reviendrons plus bas.

En France, le sujet que nous traitons aujourd’hui reste méconnu. Signalons toutefois une contribution en 2007 du Pr Jean-Claude Nouët, médecin et président de la LFDA, La Fondation Droit Animal, Éthique et Sciences, pour un colloque international à Oxford sur ce thème.

Et signalons aussi ces dernières années :

  • plusieurs articles d’Anne-Claire Gagnon, vétérinaire, dans La Dépêche Vétérinaire ou La Semaine vétérinaire ;
  • deux articles visant le grand public de Laurent Bègue, professeur de psychologie sociale  ;
  • un article de Catherine Vincent, journaliste au Monde.

Il y a donc, pour en venir à notre sujet, deux sortes d’études :

  • d’une part celles de la branche que j’ai appelée « protectrice », qui s’intéressent aux femmes et aux enfants victimes de maltraitance ;
  • d’autre part celles de la branche que j’ai appelée « criminologique et psychopathologique », qui s’intéressent aux troubles du comportement, notamment agressifs, et aux infractions, notamment violentes.

Nous avons identifié, en nous arrêtant à fin 2017, une soixantaine d’études dans chaque branche. Ce sont deux champs assez distincts, puisque seules 8 études se retrouvent dans les deux listes à la fois. Nous nous en sommes tenus aux études publiées dans des revues à comité de lecture, ou dans des ouvrages de maisons d’édition universitaires (anglophones pour les unes comme pour les autres). Nous n’avons pas répertorié la littérature dite « grise », c’est-à-dire les études parues dans des actes de colloques, dans des revues associatives, dans des thèses, etc.

La plupart des études proviennent des États-Unis, et plusieurs de Grande-Bretagne, d’Australie et du Canada. Les études provenant d’autres pays sont ponctuelles (Nouvelle-Zélande, Japon, Bahamas, et en ce qui concerne l’Europe, Italie, Suisse, Allemagne, Irlande, Finlande). Quitte à décevoir, nous ne donnerons pas de chiffres concernant les résultats, ni même de fourchette, car ils sont trop dépendants des caractéristiques méthodologiques.

Quels sont les résultats des études de la première liste (femmes et enfants en famille ou à l’école) ?

  1. La maltraitance d’une femme par son partenaire est souvent associée à la maltraitance d’animaux familiers par le partenaire. « Souvent » ne signifie pas nécessairement « le plus souvent », il s’agit d’une relation statistiquement significative.
  2. La maltraitance d’une femme par son partenaire est souvent associée à la maltraitance d’animaux familiers par les enfants.
  3. La maltraitance d’un enfant est souvent associée à la maltraitance d’animaux par les adultes dans le foyer.
  4. La maltraitance d’un enfant, dont les abus sexuels, est souvent associée à la maltraitance d’animaux par les enfants eux-mêmes. Et certaines études laissent entendre que même une simple éducation punitive, avec par exemple des fessées, peut favoriser la maltraitance d’animaux par l’enfant. Ces données sur l’enfant sont difficiles à débrouiller : quel est le facteur principal, entre les trois ci-dessus, qui pousse l’enfant à maltraiter des animaux : le fait de voir son père maltraiter sa mère, le fait d’être tapé lui-même, ou encore le fait de voir des adultes maltraiter des animaux ? Pour chaque cas de figure on peut faire des hypothèses explicatives différentes…
  5. Neuf études (5 américaines, basées sur des questionnaires remplis par des étudiants, 3 australiennes dont 2 basées sur des questionnaires remplis par des écoliers et 1 basée sur un questionnaire en ligne sur un échantillon recruté via Facebook, et 1 italienne, basée sur des questionnaires remplis par des écoliers), rapportent chez les écoliers des corrélations entre le fait de maltraiter des animaux et le fait d’être auteur, mais aussi souvent victimes, de harcèlements ou de violences.

Quels sont les résultats des études de la seconde liste, qui s’intéressent aux troubles du comportement, notamment agressifs, et aux infractions, notamment violentes ?

  1. Le premier résultat, qui ressortait déjà clairement des données de la première liste d’études, c’est l’influence de sexe (genre)  : la maltraitance animale est, de loin, beaucoup plus souvent le fait des hommes ou des garçons, que des femmes ou des filles. Inversement, on notera en passant l’importante proportion de femmes dans les organisations de protection animale.
  2. La maltraitance d’animaux fait partie des critères fiables du diagnostic de « troubles des conduites » chez l’enfant et l’adolescent, tel qu’on l’a défini tout à l’heure ; elle pourrait être selon certains le marqueur d’un sous-type particulier, soit le sous-type dit « destructif », soit le sous-type dit « froid et inaffectif ».
  3. La maltraitance d’animaux est associée avec une plus grande fréquence d’infractions (actes illégaux de toute gravité), que ce soit chez les adultes, ou les adolescents.
  4. La maltraitance d’animaux pourrait être associée à une plus grande fréquence de conduites agressives ou d’infractions violentes, là aussi chez les adultes ou chez les adolescents.
  5. La maltraitance d’animaux durant l’enfance pourrait être un facteur prédictif, non plus au sens statistique, mais au sens chronologique, de conduites agressives ultérieures envers les personnes ou d’infractions violentes.
  6. Quelques études font état de lien entre maltraitance animale et actes d’agression sexuelle.
  7. Enfin, qu’en est-il de la question des homicides ? Quelques études font état d’une particulière fréquence des antécédents de cruauté sur animal chez les auteurs d’homicides, notamment les homicides de nature sexuelle, et les homicides en série. Aux États-Unis, en dehors des attentats, ce qu’on appelle les homicides « de masse » se réfère souvent aux school shootings, les tueries scolaires. Là aussi, deux études font état d’antécédents de sévices sur animaux plus fréquents : Verlinden et al (2001) : 5 sur 10, et Arluke & Madfis (2014) : 10 sur 23.

La tuerie scolaire la plus meurtrière de ces dernières années a confirmé ces études. Il s’agit de la tuerie du lycée de Parkland en Floride le 14 février, qui a fait 17 morts. L’auteur, Nikolas Cruz, âgé de 19 ans, était passionné d’armes et de chasse, et d’après des témoignages recueillis auprès de son entourage, il tirait sur des écureuils, des poules ou des oiseaux avec une carabine à plomb, il transperçait des crapauds, il enfonçait des bâtons dans des terriers de lapins pour tenter de les écraser, il essayait de faire attaquer par des chiens les cochons nains d’un voisin, etc. De toutes ces études, la plus remarquée reste évidemment celle signée par les agents du FBI chargés de la section « profiling », qui concernait des meurtriers sexuels en série.

Mais on s’accorde à dire que, pour que des maltraitances animales puissent être en rapport avec des homicides, il faut qu’il s’agisse de maltraitances physiques sévères, répétées, intentionnelles, visant à faire souffrir, et concernant des mammifères, notamment des chats et des chiens. Donc nous sommes heureusement loin de la pratique quotidienne.

Sur le plan psychiatrique

La cruauté envers les animaux est peu prise en compte dans les systèmes classificatoires descriptifs couramment utilisés (le système américain pour les maladies mentales : le DSM-IV, et le système officiel de l’OMS : la CIM-10). Elle n’est explicitement mentionnée, si on met à part la zoophilie, que dans le chapitre « Trouble des conduites durant l’enfance et l’adolescence », mentionné plus haut. Il est vrai que la maltraitance d’animaux n’est que, dans quelques rares cas, un symptôme parmi d’autres d’une psychose, d’un trouble de l’humeur, d’un retard mental ou d’une démence. Plus souvent peut-être, elle pourra être le symptôme d’une consommation abusive d’alcool, de drogues ou de psychotropes. Ou encore le symptôme d’un trouble de la personnalité, lorsqu’il y impulsivité ou irritabilité.

On voit bien qu’on est déjà là à la frontière du psychiatrique et du judiciaire : à partir de quand une consommation de substances psychotropes excuse-t-elle tout ou partie d’une infraction, à partir de quand des traits de personnalité relèvent-ils de la psychiatrie plutôt que de la justice ? Les réponses dépendent des époques et des lieux...

Et je ne parle pas de la perversité, c’est-à-dire de la jouissance au détriment de l’autre, humain ou animal, qui ressortit si on veut à la psychopathologie ou à la psychanalyse, mais pas à la nosographie psychiatrique.

Conclusion

Que retenir de tout ceci ?

En ce qui concerne la branche « protection », il y a incontestablement des données à prendre en compte. La maltraitance d’animaux en milieu familial n’est bien entendu pas forcément indicative d’une maltraitance de femmes ou d’enfants ; mais elle doit attirer l’attention, surtout s’il existe d’autres facteurs de risque (alcoolisme, conflit de couple,…), ou encore si cette maltraitance est sérieuse ou répétée. Et là, les vétérinaires peuvent avoir un rôle à jouer.

En ce qui concerne la branche « criminologie et psychopathologie », la maltraitance d’animaux est chez l’enfant un des indicateurs de ce qu’on appelle un « trouble des conduites », qui comprend donc également des comportements agressifs à l’égard des autres. Elle est chez l’adolescent et l’adulte un des indicateurs de conduites agressives et d’infractions, notamment violentes.

Elle peut être un des prédicteurs de futurs homicides, mais à condition, comme on l’a dit, d’être infligée avec le but de faire souffrir, d’être sévère, intentionnelle, répétée, et de s’exercer notamment sur des chats ou des chiens.

Enfin, sur le sujet particulier de la maltraitance d’animaux par l’enfant comme pouvant être un des prédicteurs de futures conduites agressives ou délinquantes, il faut être triplement prudent. À la fois sur le plan de la méthodologie des études, où une rigueur toute particulière doit être exigée ; sur le plan déontologique, où l’intérêt des personnes qu’on a en charge doit primer sur les autres considérations ; et sur le plan politique, où il faut éviter le mélange des genres médicaux et sociaux avec les genres policiers et judiciaires.

Pour conclure, nous avons pris en compte ici les violences sur animaux désapprouvées par la société. Mais qu’en est-il des violences sur animaux admises par la société ?

En ce qui concerne la chasse, il existe en France une similitude frappante, du point de vue sociodémographique et du point de vue géographique, entre le taux de morts par armes à feu et le taux de chasseurs. Mais il peut ne s’agir que d’une question de disponibilité des armes.

Enfin, en ce qui concerne l’abattage industriel, un certain nombre d’études ont vu le jour, notamment ces quinze dernières années. Il s’agit soit d’analyses statistiques de données, soit d’études par questionnaires, soit d’enquêtes sociologiques de terrain, soit enfin de réflexions sur les risques professionnels. Les analyses statistiques de données font état d’une relation entre la présence d’abattoir dans une zone et le nombre d’infractions de nature violente et/ou sexuelle. Les autres types d’études relèvent chez les opérateurs d’abattage un risque accru de troubles subjectifs divers.

Jean-Paul Richier

Article publié dans le numéro 99 de la revue Droit Animal, Éthique & Sciences.

ACTUALITÉS