Recherche : les mollusques au labo

Les céphalopodes sont utilisés depuis longtemps comme modèle pour la recherche scientifique. Pourtant, plusieurs études suggèrent qu’ils seraient en mesure de ressentir de la douleur. L’expérimentation sur ces animaux est ainsi source de préoccupations, d’ordres éthique et scientifique. En Europe, notamment, les conditions d’hébergement et d’expérimentation sur les céphalopodes se sont améliorées, et la LFDA y a largement contribué.

Lorsque l’on pense à l’expérimentation sur les animaux, on a souvent une image de primates, de souris ou de chiens qui nous vient à l’esprit. On n’imagine pas forcément que de nombreuses espèces différentes peuvent être utilisées. Un article dans le magazine Lab Animal de février 2019 s’intéresse aux céphalopodes, une classe de mollusques vivants dans les eaux salées et parfois utilisés dans des expériences scientifiques en laboratoire. Dans « Considering the cephalopods », Ellen P. Neff relate les informations qu’elle s’est notamment procurées au laboratoire de biologie marine (Marine Biological Laboratory, MBL) de Woods Hole au Massachusetts (États-Unis). Les céphalopodes présents dans ce laboratoire servent à améliorer la connaissance des chercheurs sur cette classe d’animaux, ou au moins sur les espèces présentes, afin d’en faire des modèles parfaits de laboratoire. Cependant, cet article nous amène à réfléchir sur les préoccupations scientifiques et éthiques posées par la recherche sur cette classe d’animaux, que la science a reconnue comme étant sensible. En Europe, les conditions d’hébergement et d’expérimentation sur les céphalopodes se sont améliorées, et la LFDA y a contribué de façon déterminante.

Les céphalopodes comme modèles d’étude

Les céphalopodes sont intéressants à étudier car leur cerveau est complexe, induisant des systèmes sensoriels et des comportements tout aussi complexes, alors que leur évolution biologique n’a rien à voir avec l’évolution des mammifères, ou même des vertébrés en général. Robyn Crook, une chercheuse de l’université de San Francisco interrogée dans l’article, se demande : « A quel point ressemble-t-il vraiment aux vertébrés ? » (p. 19). Car les céphalopodes sont à la fois très différents des vertébrés mais ils en possèdent de nombreuses caractéristiques, comme la capacité à ressentir de la douleur.

Ils sont utilisés depuis longtemps dans la recherche : en 1963, les physiologistes Alan Hodgkin et Andrew Huxley avaient reçu le prix Nobel de physiologie-médecine pour leur étude de l’axone géant chez une espèce de calmar, ce qui leur avait permis de comprendre les bases du canal ionique et de la conduction nerveuse. Leurs facultés continuent à intriguer les scientifiques, comme la capacité de leurs tissus à se régénérer ou de leur peau à changer de couleur et d’aspect.

Environ 800 espèces de céphalopodes sont connues. Parmi les plus utilisées, on retrouve des seiches (seiche commune, seiche trapue, seiche flamboyante…), des pieuvres (pieuvre photogénique, pieuvre à deux points…), des calmars (Euprymna scolopes…). Ces animaux sont utilisés comme modèles pour la recherche biomédicale, la recherche sur le fonctionnement biologique et même en génie biologique.

Ils sont considérés comme complémentaires aux autres espèces animales utilisées dans les laboratoires de recherche. Leur durée de vie assez courte – entre 6 mois et 1 an – est techniquement pratique pour effectuer des expériences sur leur vie entière.

L’article d’Ellen P. Neff aborde la question des soins à apporter aux céphalopodes dans les laboratoires. Plusieurs législations protègent les céphalopodes en imposant des normes d’hébergement et d’expérimentation, comme pour les vertébrés : au Royaume-Uni depuis 1986, au Canada depuis 1991, en Australie depuis 1999, en Nouvelle-Zélande depuis 2004, en Norvège depuis 2011 et enfin dans l’Union européenne depuis l’entrée en vigueur en 2013 de la directive de 2010 sur l’utilisation des animaux à des fins scientifiques.

L’auteure décrit les soins indispensables qui doivent être apportés aux animaux hébergés en laboratoire pour les garder en bonne condition :

  • Fournir une nourriture adaptée à leurs besoins (des organismes vivants cultivés en laboratoire car ce sont des carnivores).
  • Assurer des conditions d’hébergements saines et proches de leur milieu naturel : eau de mer filtrée pour qu’elle reste propre, température adéquate et enrichissement du milieu avec du sable, des cachettes, etc.
  • Isoler les individus d’espèces solitaires et héberger en groupe celles qui sont sociales.

Si les scientifiques ont toujours intérêt à prendre soin des animaux pour éviter que des variables imprévues telles que la maladie ou le stress viennent perturber les résultats d’une étude, d’autres variables peuvent perturber les résultats des expériences scientifiques lorsque l’on détient des céphalopodes en captivité. Ce sont des espèces animales sauvages et les individus sont généralement nés dans leur environnement naturel, ce qui rend la connaissance de leur âge et de leur sexe difficile, et celle de leur passé impossible. En effet, l’élevage de céphalopodes à des fins scientifiques est difficile à réaliser, et lorsqu’il l’est, se pose le problème de la consanguinité, inhérent à l’élevage des animaux sauvages captifs.

Les scientifiques doivent aussi gérer la douleur des animaux, qui finissent inévitablement malades ou blessés. La douleur est difficilement détectable chez les céphalopodes. En outre, il n’est pas facile de déterminer quand une pieuvre ou une seiche rencontre un problème de santé. Lisa Abbo, une vétérinaire du MBL, indique que « parfois, le premier signe que quelque chose ne va pas est qu’ils meurent » (p. 21)…

Ainsi, au MBL, les expériences subies par les céphalopodes servent à mieux les connaître, déterminer comment soulager leur souffrance en les anesthésiant correctement par exemple.

Quelques préoccupations éthiques et scientifiques

Provenant d’une revue dédiée aux animaux de laboratoire et destinée aux professionnels de la recherche, cet article n’aborde pas un certain nombre de préoccupations scientifiques et éthiques liées à l’expérimentation sur des céphalopodes.

Une préoccupation à la fois scientifique et éthique concerne la capacité des céphalopodes à ressentir de la douleur. Robyn Crook déclare : « il n’y a pas de preuve solide que les céphalopodes ressentent de la douleur émotionnellement, la souffrance psychique liée à la douleur qui est le problème de bien-être majeur » (p. 21). Pourtant, plusieurs études suggèrent que les céphalopodes seraient en mesure de ressentir de la douleur, impliquant, selon la définition de Merskey (1), une expérience à la fois sensorielle et émotionnelle.

Sur le plan éthique, les expériences du MBL décrites dans l’article ont pour but de d’améliorer les connaissances scientifiques sur les céphalopodes pour mieux les utiliser comme modèle de recherche. Ils sont donc utilisés dans ces expériences pour pouvoir continuer à être utilisés comme modèles dans des expériences.

Cependant, il y a lieu d’interroger la validité du modèle céphalopode pour la médecine humaine. L’humain et le céphalopode n’appartiennent pas au même embranchement dans la classification des espèces animales, le premier étant un vertébré et le deuxième un invertébré. Les différences biologiques entre les espèces remettent sérieusement en question l’intérêt d’utiliser ces animaux pour la recherche médicale humaine.

Des animaux mieux protégés grâce à la LFDA

L’arrêt total de l’expérimentation sur les animaux n’étant pas encore d’actualité, la LFDA se bat depuis de nombreuses années pour une meilleure protection des animaux de laboratoire et un meilleur respect de leurs besoins physiologiques et comportementaux. Concernant les céphalopodes, la LFDA a largement contribué à ce qu’ils entrent dans le champ d’application de la directive européenne 2010/63/UE relative à la protection des animaux utilisés à des fins scientifiques.

En 2008, pendant les phases d’élaboration de cette directive européenne, le professeur de biologie Jean-Claude Nouët, alors président de la LFDA, est intervenu auprès de la ministre de la Recherche et du ministre de l’Agriculture pour demander que la France soutienne l’inclusion des céphalopodes et des crustacés décapodes dans le champ d’application de la directive, pour qu’ils soient protégés au même titre que les vertébrés. Il s’est appuyé sur les avis des spécialistes de ces invertébrés et sur le compte-rendu du colloque « Éthique et Invertébrés » organisé par la LFDA en 2000. Il a continué en 2009 à réclamer cette inclusion lors des réunions de la Commission nationale de l’expérimentation animale, dont il est membre au titre de représentant des ONG de protection animale. Le gouvernement français a fini par porter cette demande pendant la préparation de la directive, ce qui a permis l’inclusion des céphalopodes dans la liste des catégories d’animaux protégés.

Conclusion

Les céphalopodes sont utilisés depuis longtemps comme modèle pour la recherche scientifique. Cependant, l’expérimentation sur les céphalopodes est source de préoccupations, d’ordres éthique et scientifique. Dans le monde, des législations et réglementations imposent des normes pour que les animaux soient hébergés et utilisés dans de bonnes conditions. Si aux États-Unis, les céphalopodes ne sont pas encore protégés par la loi, les laboratoires prennent l’initiative de développer des guides de bonnes pratiques sur l’hébergement et l’utilisation de céphalopodes en expérimentation animale. L’Union européenne, comme d’autres pays dans le monde, a inclus les céphalopodes dans la liste des animaux protégés lorsqu’ils sont utilisés en tant que sujet d’expérimentation.

Le prochain défi sera l’inclusion des crustacés décapodes (homards, langoustines…), qui n’ont pas été inclus dans la directive en 2010, ainsi que les formes embryonnaires d’oiseaux et de reptiles, dont la science a démontré qu’ils étaient sensibles à partir d’un certain stade de développement. Pour continuer ce combat, le Pr Nouët et deux membres du comité scientifique de la LFDA : Cédric Sueur et Henri-Michel Baudet, ont remis un dossier au ministre de l’Agriculture, à la ministre de la Recherche, et au ministre de l’Environnement en octobre 2017. Si le troisième ministère a estimé que le dossier n’était pas de son ressort, et le deuxième n’a pas daigné répondre, le premier a en revanche précisé qu’il ne manquerait pas de faire part de cette analyse à la Commission européenne (2). La révision de la directive européenne devant se dérouler en 2020, nous ne manquerons pas de ressortir ce dossier.

Nikita Bachelard

1. Merskey, H. “Classification of chronic pain: description of chronic pain syndroms and definition of pain terms”, Pain (suppl), 9, 1986, pp. 1-225.

2. Voir l’article de Jean-Claude Nouët, Henri-Michel Baudet, Cédric Sueur, « Protection des animaux utilisés à des fins scientifiques », Revue Droit Animal, Ethique et Sciences, n° 96, janvier 2018, pp. 4-5.

Article publié dans le numéro 101 de la revue Droit Animal, Éthique & Sciences 

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