Le chien, une intelligence hors norme ?

Le chien est considéré comme le meilleur ami des humains. Serait-ce dû à une intelligence sans pareille ?

Il est le meilleur ami des humains. Son regard « empli d’humanité », son attachement incommensurable à son maître, sa manière d’égayer le quotidien ont fait du chien un véritable membre de la famille. Si nous savons aujourd’hui que tous les chiens ont pour ancêtre le loup, cette certitude scientifique n’insuffle guère d’empathie aux personnes anti-loups, qui les perçoivent de manière radicalement différente du chien. Le loup incarne la bête sauvage, celle sur laquelle l’Homme n’est pas parvenu à asseoir sa domination, un prédateur aux instincts meurtriers ! Bien qu’il partage la même glaise, le chien symbolise a contrario la docilité et la dévotion. Tel un miroir de l’Homme, ce dernier, répondant aux ordres, parvient dès lors à suivre un certain nombre de règles, à la différence du loup, encore assujetti à ses pulsions premières.

Des milliers d’années de sélection opérée par Homo sapiens ont donné naissance à des races aussi variées que le Chihuahua et le Saint-Bernard. Qu’ils soient nains ou géants, de race ou croisés, tous présentent la même particularité : un attachement sans faille à leur maître. Tous aussi semblent comprendre – plus que n’importe quel autre animal – les intentions des humains, coopérant à leurs côtés depuis des temps anciens. Alors le chien est-il si différent de son ancêtre le loup ? Ses interactions avec l’Homme et sa domestication lui ont-ils octroyé une intelligence à part ?

Des chiens savants

On ne présente plus les chiens de génie tels Chaser, cette border-collie femelle capable de mémoriser plus de 1022 mots différents et de rapporter un à un le jouet qui leur était associé. Chaser pouvait aussi raisonner par exclusion, notamment lorsque l’exercice consistait à rapporter un jouet dont elle ne connaissait pas le nom : ce n’est pas celui-ci, ni celui-là, ça ne peut donc être que cet objet ! Elle comprenait même la syntaxe des phrases, en réagissant différemment lorsqu’on inversait le sujet et le complément d’objet direct.

Et comment ne pas citer Stella ou Bunny, ces deux chiennes communiquant avec leur maîtresse en utilisant des buzzers associés à différents mots tels que « balle», « jouer » ou « je t’aime ! » ? Des chiens parleurs ? Si, dans cette expérience, les éthologues restent prudents quant à leur compréhension réelle des mots (une analyse scientifique est en cours), nul doute que ces animaux ont la faculté de comprendre qu’actionner un buzzer plutôt qu’un autre est susceptible de déclencher un comportement spécifique chez leur maître. Et qu’ils utilisent les buzzers pour communiquer avec leur humaine ! Une autre interrogation demeure : si, à l’instar de Chaser, les chiennes Stella et Bunny comprennent bel et bien le sens de mots simples comme « balle » ou « jouer », sont-elles aussi capables de saisir la symbolique de mots plus complexes tels que « je t’aime ! » ?

Immersion dans le cerveau canin

Pour plonger dans la matière grise de nos compagnons à quatre pattes, le neurobiologiste Gregory Berns a été pionnier en la matière, en proposant de regarder un cerveau de chien vivant fonctionner grâce à l’imagerie cérébrale (IRM). Cette visualisation des méninges en action s’opérait de manière totalement indolore et non invasive, en utilisant des chiens sur la base de leur bonne volonté. Parmi les expériences menées par le scientifique, une a consisté à évaluer la manière qu’a le cerveau d’un chien de fonctionner lors d’un exercice nécessitant un haut degré de maîtrise de soi, en réfrénant son envie de toucher une cible avec le bout de son nez (après entraînement). Le chercheur a montré, de manière similaire au cerveau humain, le rôle crucial du lobe préfrontal dans la maîtrise de soi chez le chien, et l’existence de différences interindividuelles quant à cette faculté, prouvant qu’être Kaddy ne signifie pas être Libby en termes d’expérience subjective…

En 2016, l’équipe du laboratoire d’éthologie de l’université Lorand-Eötvös en Hongrie a entrepris une expérience flirtant avec la science-fiction : étudier la manière dont le cerveau d’un chien réagit au langage humain ! Différents mots étaient prononcés avec une intonation positive ou neutre. Non seulement les chiens distinguaient le sens des mots prononcés, mais aussi l’intonation que leur maître utilisait. Lorsque le sens d’un mot à connotation positive concordait avec une intonation positive, bingo : le striatum, aussi connu comme le centre de la récompense, s’activait. Mieux, si l’intonation déclenchait l’activation des régions sous-corticales, le sens des mots, lui, était traité directement par le cortex, de manière similaire au cerveau des humains ! Et l’analogie avec l’Homme ne s’arrête pas là. Dans une autre expérience, le fonctionnement des encéphales de deux border-collies mexicains et celui de seize chiens hongrois ont été comparés (toujours par le biais de l’IRM) : les chiens distinguaient la langue humaine familière d’une langue humaine étrangère. Mais ces derniers ont-ils pour autant une intelligence hors norme, différente de celle de leurs ancêtres les loups ?

Le loup, une intelligence remarquable

C’est la question que s’est posée l’équipe du Clever Dog Lab de Vienne avec laquelle j’ai collaboré plusieurs années. Élevant chiens et loups familiarisés à des humains dans des conditions identiques, l’équipe a mené une série de tests évaluant tour à tour les facultés de nos compagnons à quatre pattes et celles de leurs cousins sauvages. L’idée était de comprendre si les changements évolutifs liés à la domestication (et non l’expérience de vie) avaient pu modifier les facultés cognitives des chiens. Pour accéder à de la nourriture, deux animaux devaient coopérer en tirant simultanément sur deux cordes. Tandis que les loups réussissaient l’exercice avec brio, les chiens échouaient assez lamentablement. Le test d’après permettait à l’animal d’être aidé par un humain. Cette fois, les chiens n’avaient guère à envier les loups : leur coopération avec l’Homme leur permettait de réussir. Face à d’autres exercices plus complexes, les chercheurs observèrent que les loups réussissaient globalement mieux que les chiens… La raison ? La persévérance à toute épreuve dont faisaient preuve les loups. Devant un problème compliqué, les chiens, eux, abandonnaient sauf s’ils avaient l’opportunité d’utiliser leur arme secrète : leur maître.

L’influence de la domestication

Une question reste sur le bout des lèvres : la domestication aurait-elle réduit les facultés cognitives du loup, le transformant en une version abêtie : le chien ? Si les loups ont su maintenir leurs spécialisations adaptatives, déployant des trésors d’ingéniosité pour parvenir à leurs fins, les chiens, eux, en ont perdu certaines, notamment leur persévérance devant un problème et leur propension à coopérer entre congénères. Mais ont-ils tout de même gagné quelque chose au change ? Comparativement aux loups, les chiens ont évolué dans une niche socio-écologique radicalement différente du milieu sauvage, tout en subissant un modelage de leur génome (opéré par la sélection artificielle). Ils ont appris à coopérer avec les humains et à communiquer avec eux. Certains ont carrément développé par imitation des modes d’expression humains : le sourire et la contraction de muscles spéciaux de la face pour rendre leur regard plus expressif. Les chiens parviennent aussi à décrypter les intentions humaines à travers leurs expressions faciales ou leur gestuelle, à décoder leurs émotions et même… leur langage ! D’un point de vue évolutif, s’ils sont moins aptes que leurs ancêtres à se débrouiller dans la nature, leur adaptation à l’Homme représente un formidable succès : plus de 600 millions de chiens peuplent aujourd’hui la Terre contre seulement 300 000 loups. Assurément, le meilleur ami de l’Homme a développé une intelligence différente de celle du loup, ni inférieure ni supérieure, mais unique, et dont nous ne cessons de découvrir l’étendue.

Jessica Serra


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