« L’Animal en République » aujourd’hui

Introduction

En 1802, l’Institut national (1) lançait déjà un concours public sur le thème de la relation Homme-Animal en posant cette question : « Jusqu’à quel point les traitements barbares exercés sur les animaux intéressent-ils la morale publique ? Et conviendrait-il de faire des lois à cet égard ? » En 1804, l’Institut avait reçu vingt-huit dissertations. Ce sont ces documents qui forment le socle d’un livre L’Animal en République, 1789-1802, Genèse du droit des bêtes, de Pierre Serna, sorti en 2016 aux Éditions Anacharsis. Les réflexions qui ont amené ce sujet à être débattu sont le reflet des tensions politiques de l’époque postrévolutionnaire, qui suivirent la Terreur. En ces temps de rétablissement de l’esclavage, et avec l’arrivée de Bonaparte au pouvoir, le peuple est jugé incapable de décider la démocratie, qui est alors réservée à une élite, et une partie de la population n’est pas plus considérée que l’animal. Déjà à l’époque, Gilbert, membre de l’Institut national et directeur adjoint de l’École vétérinaire de Maisons-Alfort, disait que « notre façon de traiter les hommes se jugeait à notre façon de considérer les animaux ».

Ces inquiétudes passées reflètent bien aujourd’hui les mouvements, au sens « changements de position » comme au sens « groupes de personnes », qui gravitent autour de la considération de la condition animale. Face aux nombreuses vidéos publiées sur les conditions d’abattage et sur les mauvais traitements dénoncés sur les animaux de compagnie, de divertissement ou de laboratoire, il est judicieux, d’un point de vue philosophique autant qu’épistémologique ou sociétal de se poser la question, 215 ans plus tard : « Jusqu’à quel point les traitements barbares exercés sur les animaux intéressent-ils la morale publique ? Et conviendrait-il de faire des lois à cet égard ? »

La pierre angulaire du sujet est avant tout la définition du « traitement barbare ». Étymologiquement, barbare signifie « étranger », qui n’appartient donc pas à notre civilisation. Mais ici, un traitement barbare ne peut pas juste être considéré comme un traitement qui est différent de nos mœurs. À capacités cognitives (« intelligence ») plus ou moins égales, un animal peut être consommé dans un pays mais pas dans un autre ; à l’inverse, d’autres espèces seront utilisées pour l’alimentation. Un Français ne peut pas accuser un Chinois de traitement barbare pour avoir consommé un chien, si ce dernier est abattu dans les mêmes conditions que l’est une vache en France. Par traitement barbare, ce n’est donc pas l’utilisation de l’animal par l’homme qui est remise en cause mais bien la souffrance sous-jacente, mais évitable, à son utilisation ou sa mise à mort, comme traité dans le livre L’Animal en République.

Les mouvements de protection de l’animal mettent donc en avant aujourd’hui la souffrance qu’implique notre utilisation de l’animal dans différents domaines (alimentation, divertissement, recherche). Pourtant, depuis 1802, de nombreuses lois ont été votées à différentes dates – 1791, 1950, 1963, 1976 puis 2015 (2) – pour protéger l’animal de mauvais traitements. Comment ont été conçues ces lois, sur quels principes sociétaux et/ou biologiques ? En effet, la création de nouvelles lois est inhérente à un changement de mentalité qui est souvent la conséquence de nouvelles connaissances scientifiques. Les découvertes scientifiques sur les capacités cognitives et émotionnelles des animaux façonnent en grande partie notre relation à l’animal. En conséquence, les textes de loi se voient évolués bien souvent en réaction aux dissonances collectives qui apparaissent peu après de telles découvertes.

1. Des arguments scientifiques structurant notre relation aux animaux.

Les mots éthique et éthologie partagent la même racine : le grec « ethos » qui désigne les mœurs. En éthique, ces mœurs seront bel et bien définies comme les habitudes relatives à la pratique du bien et du mal. En éthologie, elles seront définies comme le comportement, à savoir l’ensemble des manifestations motrices observables d’un individu à un moment et un lieu particuliers. Ainsi, l’éthique animale est l’étude de la responsabilité morale des hommes à l’égard des animaux pris individuellement, et se distingue de l’éthique environnementale qui considère l’espèce (Jeangène Vilmer 2008). De son côté, l’éthologie est l’étude du comportement des animaux (homme y compris) mais également de ses déterminants physiologiques, psychologiques et environnementaux. Comme le souligne très justement Jeangène Vilmer dans Éthique animale (2 008), l’éthique animale implique donc deux connaissances : celle de l’éthique et celle de l’animal.

Alors que l’éthique animale se pose la question de savoir si l’homme doit chercher à améliorer le bien-être des animaux et pourquoi ; l’éthologie appliquée au bien-être animal cherche à savoir comment. Ainsi, éthologie et éthique animale sont complémentaires. L’éthologie est nécessaire aux réflexions et aux travaux de l’éthique animale. Mais le manque évident, aujourd’hui, de parallélisme entre l’éthique et l’éthologie ainsi que l’approche scientifique occidentale actuelle qui a constitué l’animal en objet, a certainement joué un rôle essentiel dans l’histoire du processus qui a conduit la société occidentale à se rassembler contre l’utilisation massive de l’animal. L’éthique influence notre questionnement scientifique et la science influence l’éthique.

Au XVIIe siècle, Descartes joua un rôle déterminant dans l’affirmation de la séparation Homme-Animal car, comme il l’exprimait dans la sixième partie de son Discours de la méthode (1637), l’homme devait « se rendre comme maître et possesseur de la nature ». Sa théorie de l’« animal-machine » signe la cohérence de sa position métaphysique : l’âme des bêtes ne leur permet pas d’accéder à la raison devenue le propre de l’homme. L’idée de l’« animal-objet » se développera par la suite en parfaite cohérence avec l’esprit moderne et la tradition chrétienne. Dans une perspective monothéiste et créationniste, l’ensemble des animaux et des plantes est livré à l’humanité comme legs de Dieu. L’homme doit s’en rendre maître, de sorte que la nature non humaine devient l’objet d’une raison instrumentale toute puissante et dévastatrice.

Dès la seconde moitié du XIXe siècle, l’on se mit à repenser le rapport de l’homme à la nature, notamment sous l’impulsion de savants comme Franz-Anton Mesmer (magnétisme animal), Ernst Haeckel (classification en embranchements) ou encore plus récemment Werner Heisenberg ou Carl Friedrich von Weizsäcker, qui ont reconsidéré l’animalité. Le philosophe Hans Jonas affirmait dans son ouvrage majeur, Le Principe responsabilité. Essai pour une éthique de la civilisation technologique (Jonas 1985) qu’il est nécessaire de postuler « une continuité entre passé et présent, enfants et adultes, humains et animaux – même entre les hommes et les plus primitifs des mammifères », revenant ainsi sur l’idée du « grand Tout du vivant » énoncée par le zoologue Ernst Haeckel (Manuel, 2009).

L’impact de ces théories fut manifeste au vu de l’importance de la recherche en éthologie en Allemagne tout au long du XXe siècle. Et ce n’est certainement pas un hasard si un grand nombre d’éthologues sont originaires des mondes germaniques (Alfred Brehm, Konrad Lorenz, Jakob von Uexküll, Wolfgang Wickler, Uta Seibt…). Le terme éthologie fut d’ailleurs forgé en 1910 par le zoologue Oskar Heinroth qui comprenait cette science comme la « biologie du vivant ».

Notre représentation morale des animaux – voire leur statut moral – a considérablement évolué ces dernières décennies. De nombreux travaux conduits plus récemment en éthologie, de Konrad Lorentz à Jane Goodall en passant par Kinji Imanishi, tendent à déplacer le cœur du débat depuis une conception des animaux comme patients moraux (3) vers une considération de ces derniers comme agents moraux (4), nous amenant à considérer la question des capacités morales des animaux. Outre le prix Nobel de Médecine décroché en 1973 par Konrad Lorentz pour ses travaux sur le comportement animal avec ses collègues Tinbergen et von Frisch, Kinji Imanishi fut le premier à identifier ses sujets – les macaques japonais – de manière individuelle et Jane Goodall, la première à donner un nom aux chimpanzés qu’elle observait.

Certaines découvertes sur le comportement de l’animal permettent de comprendre que la limite qui le sépare historiquement de l’homme n’est pas aussi simple. Les concepts de raison et de conscience qui permettent de définir les droits de l’homme et la personne humaine sont également présents chez les animaux mais de manière différente (d’une absence totale vers une présence complète) selon les taxons étudiés. Ainsi, les travaux menés sur les capacités cognitives des grands singes et des cétacés permettent de comprendre que ces derniers ont non seulement une conscience d’eux-mêmes « je sais que je suis » (étude du test du miroir par Gallup en 1970), mais aussi de leurs congénères « je sais qui tu es » (Tomasello et Call, 1992) très proche de la conscience humaine (Hare et al., 2000). Ils ont également des capacités de raisonnement (sociaux, économiques, techniques, Pelé 2010) avancées et même un sens de la justice (protojustice, Pierce et Bekoff, 2012).

Bien sûr, des capacités cognitives complexes ne sont pas présentes chez tous les animaux ; chez certaines, comme les huîtres ou les oursins, elles sont même totalement absentes. Ceci peut mener à une hiérarchisation des espèces en fonction de leurs capacités cognitives, à un spécisme basé davantage sur la biologie et le niveau d’évolution des espèces que sur leur utilisation. Les recherches sur la capacité des animaux à ressentir la douleur (intégration sensorielle et émotionnelle de la nociception (5), voire la souffrance – intégration cognitive, psychique, sociale) ont aussi conduit à modifier certaines pratiques dans l’utilisation des animaux, en particulier dans la recherche scientifique. Nous ne douterons pas ainsi de la capacité des mammifères à ressentir de la douleur et de la souffrance mais nous aurons plus de mal à comprendre la capacité à ressentir la douleur du reptile qui se laisse brûler sous une lampe chauffante ou bien encore celle du criquet qui se laisse dévorer vivant alors qu’il continue à manger sa brindille. En revanche, les recherches scientifiques ont permis l’intégration des céphalopodes au même niveau de protection que les vertébrés (directive 2010/63/UE du Parlement européen et du Conseil, alinéa 8) (6).

« Conscience » et « Souffrance » sont donc des notions fondamentales de l’éthique animale qui abordent les grandes questions régissant les droits et devoirs de l’homme envers les animaux (Matignon, 2016 ; de Waal, 2016). Elles ne sont pas apparues soudainement dans nos cultures contemporaines mais viennent bien d’un aller-retour entre la philosophie et l’éthologie, l’une puisant mutuellement sa source dans l’autre. Si l’éthique animale s’intéresse aux animaux pris individuellement, c’est que seuls les individus souffrent et non les espèces. La souffrance est la conscience de la douleur, un état mental (Veissier et Boissy, 2000). Or tout état mental est subjectif : je sais que je souffre, mais chez autrui, je ne peux que le déduire. Chez l’homme, l’un des moyens de quantifier une douleur est de demander à l’individu en question de noter cette douleur sur une échelle de 1 à 10. Mais comment faire alors pour les individus des autres espèces ? (Braithwaite et Droege, 2016, Why human pain can’t tell us whether fish feel pain). Se pose ici la question donc de l’anthropomorphisme, propre à notre espèce, Homo sapiens, mais aussi propres à chaque individu en fonction de sa culture et de son expérience de vie.

2. Une morale publique évoluant en faveur des animaux

L’une des premières expériences de vie à influencer les mœurs de l’être humain est la religion. La position de l’animal-objet peut se retrouver aisément dans les religions monothéistes où les animaux sont créés par un dieu pour que l’être humain les utilise afin de se nourrir, se vêtir, et les souffrances de ces derniers ne sont pas considérées. Claude Bernard, précurseur de l’expérimentation animale voit les animaux comme des machines vivantes (Goffi, 2013). Cette notion plus parasite que symbiotique pour certaines espèces animales peut toutefois s’expliquer naturellement d’un point de vue de l’évolution. Dans ce sens, nous pourrions utiliser les animaux à nos bons souhaits sans les considérer. Peu de religions considèrent les animaux sur le même piédestal que l’être humain. Dans les religions polythéistes, les animaux avaient une place plus importante lors des rites que dans les religions monothéistes. Le bouddhisme donne une place particulière aux animaux. La notion d’équité est importante dans le bouddhisme dont trois des quatre vertus sont la compassion, l’altruisme et l’équanimité. Ainsi l’un des préceptes du bouddhisme est bien « tu ne tueras point », animaux inclus, évitant ainsi la souffrance de ces derniers.

En France, une prise de conscience de la sensibilité animale émerge juste après la Révolution, en même temps que le sens que l’on prête aux droits de l’homme, à l’abolition de l’esclavage et à la place de chaque citoyen et citoyenne dans la société. Il est ainsi raconté en 1798 par Gilbert, membre de l’Institut national (voir l’introduction de L’Animal en République de Pierre Serna) qu’une marchande de légumes se rebelle et lève un pavé sur un charretier qui battait alors son cheval tombé au sol de fatigue. La notion de travail du citoyen est aussi une notion qui est bien débattue depuis cette époque et commence aussi à prendre sa place chez l’animal. Le travail est selon Karl Marx un vecteur de lien social et émancipateur dans la société (Marx, 1848). Aujourd’hui, Jocelyne Porcher considère que nous pouvons faire société avec les animaux si nous les impliquons dans nos tâches de tous les jours et considérons leurs actions découlant de leurs capacités comme un travail. Il ne faut pas les utiliser mais réellement travailler avec eux, et donc ne pas les maltraiter. Le travail impliquerait des devoirs mais également des droits. Ainsi reconnaître le travail des animaux permettrait la reconnaissance de droits inhérents comme la protection ou la retraite.

Dans les années 1970, Richard Ryder emploie le mot « spécisme » par analogie au « racisme » ou au « sexisme », introduisant ainsi le concept de discrimination entre les espèces animales, Homo sapiens inclus. Cette notion est, semble-t-il dans la continuité parfaite de l’évolution de nos sociétés occidentales (De l’égalité des « races » à l’égalité des sexes et l’égalité des espèces). La notion de spécisme est reprise par Peter Singer dans son fameux ouvrage Animal liberation (1975) mais a cependant ses limites car elle tend souvent à opposer l’être humain aux autres espèces animales, comme un tout : Homme versus Animal. Or ces autres espèces animales sont bien différentes entre elles de par leur anatomie, leur physiologie, leur comportement, leur écologie, sans mentionner les différences interindividuelles au sein de chacune d’elles. La question est donc de déterminer si nous devons rejeter toute utilisation animale comme le souhaiteraient les « abolitionnistes » représentés par Gary Francione et Tom Regan, ou bien discriminer les espèces en fonction de certains de leurs « intérêts » et/ou certaines de leurs capacités comme le proposent les « utilitaristes » représentés par Singer (Jeangène Vilmer, 2 008) et ainsi voir quels traitements ou utilités nous pourrions leur appliquer. Mais alors comment discriminer les espèces animales et selon quels critères ? Quel rôle tient ici la conscience ? La conscience de son corps est-elle similaire à la conscience de soi, de son existence ?

Ce flou mène souvent à des incompréhensions et controverses entre les personnes accentuant l’effet d’appartenance à un groupe et au rejet de l’autre (exemple : pro et antivivisectionnistes), créant une forte dissociation sociétale. Par exemple, les végétariens justifient souvent leur choix alimentaire par leur volonté de ne pas faire souffrir les animaux. Mais si vous expliquez à un végétarien qu’il peut manger un oursin ou une méduse car il n’y a pas chez eux de système nerveux central – et donc aucune intégration de la nociception, donc ni douleur et ni souffrance – apparaît vite de l’incompréhension dans ses yeux. Des exemples similaires peuvent être trouvés avec la conscience de soi. Par exemple, une récente étude par Barron et Klein (2016, PNAS) a montré que des abeilles avaient conscience de leur corps dans l’espace. Les journaux de vulgarisation comme Sciences et Avenir (7) en ont vite conclu que les insectes avaient conscience d’exister en reprenant Descartes « Je pense donc je suis ». Cette étude a immédiatement été reprise et critiquée par d’autres scientifiques (Key et al. 2016, PNAS). Ces deux exemples montrent bien la difficulté de définir les notions de « souffrance » et « conscience », notions qui conditionnent la définition même de traitements barbares.

Aujourd’hui, le sujet de la condition animale semble prendre de plus en plus d’ampleur grâce au développement des réseaux sociaux et à la facilité de diffusion des vidéos. Tout le monde se souvient ainsi des vidéos de l’association L214 sur les conditions de mise à mort dans les abattoirs français, du tollé médiatique qu’avait engendré la mort de Cecil le lion, emblème du Zimbabwe par un chasseur américain de trophées ou encore de l’abattage du gorille dos argenté Harambe par l’équipe animalière du zoo de Cincinnati après qu'un garçonnet de 4 ans avait chuté dans son enclos. Cette prise de conscience de la condition animale est pourtant bien spéciste car ciblée. Les citoyens se soulèvent quand il y a un peu trop de sang à leur goût ou quand des symboles sont touchés alors que tous les jours des animaux souffrent en silence à leur proximité. L’on s’émeut des chiens utilisés en expérimentation animale pour vaincre la mucoviscidose ou toute autre maladie, et la question de leur souffrance est légitime. Pourtant face aux 12 000 chiens mis à mort dans le cadre de la recherche animale chaque année en France, 40 000 chiens sont euthanasiés dans les refuges parce que nous sommes incapables de contrôler nos pulsions de consommation et notre responsabilité envers eux. Nous condamnons les modifications génétiques des souris de laboratoires tandis que nous nous passionnons pour des races de chiens de plus en plus hypertypées, dont les représentants souffrent toute leur vie d’une préférence esthétique. Du fait de leurs museaux écrasés et de leur taille, les carlins et les bouledogues français, par exemple et pour ne citer qu’eux, respirent avec difficulté, sont incapables de rattraper une balle et ne mettent bas que par césarienne.

Ainsi, nous intéressons-nous vraiment aux traitements barbares qui sont faits aux animaux qui nous entourent ou bien réagissons-nous simplement, émotionnellement, pour ne plus être choqués dans notre société trop propre et trop aseptisée ? Picasso, Bataille ou Sipriot se rebellaient déjà à l’époque de l’entre-deux-guerres face à une société qui a peur de l’inéluctable : la mort et la souffrance la précédant. Notre dissonance cognitive aide-t-elle de ce fait juridiquement l’animal ou ne sert-elle qu’à justifier encore plus nos actions en cachant ces dernières derrière des murs, des arrêtés et des décrets ?

3. Les évolutions juridiques de la protection animale

Aujourd’hui, les découvertes éthologiques conduisent à la modification de notre perception des capacités des animaux et cette perception à reconsidérer juridiquement les traitements que nous pouvons appliquer à ces derniers. En France, la protection de l’animal s’est faite en cinq dates clefs.

En 1791, une première loi définit l’animal comme propriété de son « maître » et donc seul ce dernier peut décider des traitements qu’il peut lui appliquer. En 1850, est votée la célèbre loi Grammont interdisant les mauvais traitements sur les animaux dans les lieux publics, ceci plus dans l’optique d’arrêter de choquer les citoyens assistants à ces traitements barbares que d’une réelle prise en compte de la souffrance des animaux battus. En 1963, tout acte cruel envers un animal devient un délit dans le code pénal. Puis en 1976 et 2015, l’animal devient un être sensible dans le code rural puis dans le code civil, respectivement. Tous les animaux sont-ils alors protégés ? Non car tout d’abord, l’animal est souvent défini dans la loi comme un vertébré et ce dernier doit également être sous le régime des biens, ce qui laisse la question des traitements barbares appliqués aux invertébrés et aux animaux sauvages non hébergés.

S’ajoutent à ces grandes lignes, plusieurs décrets et arrêtés qui s’appliquent à des catégories d’animaux en particuliers : l’utilisation des animaux dans les cirques, le transport et l’abattage des animaux d’élevage et les protocoles soumis aux animaux de laboratoire. Par exemple, la directive 2010/63/UE du Parlement européen et du Conseil du 22 septembre 2010 relative à la protection des animaux utilisés à des fins scientifiques (1) a rajouté les céphalopodes à son champ d’application au vu de leurs capacités cognitives et sensitives, (2) a réduit l’utilisation des grands singes et (3) a autorisé le replacement (ou réhabilitation) des animaux de laboratoire, entre autres.

Depuis 1802, des avancées scientifiques nous ont bien aidés à modifier notre considération des animaux et en conséquence, modifier la loi en faveur de l’arrêt de traitements barbares et cruels envers eux. Mais tout cela reste bien des devoirs de l’être humain envers les animaux et non des droits des animaux. De plus, excepté quelques exemples marquants de jugements depuis que « l’animal est sensible » dans le code civil, très peu de mises en examen ou plaintes pour mauvais traitements envers un animal ont entraîné des condamnations. Des textes de loi existent, en faut-il encore plus pour que les traitements barbares appliqués aux animaux stoppent ? Non, il ne faut pas plus de lois protégeant l’animal mais bien que celles qui existent déjà soient appliquées. L’application des textes de lois est-elle suffisante ? Il semblerait que non. En Argentine, l’orang-outan captif, Sandra, a été reconnue « personne non humaine » par un tribunal en 2014, mais bien que légalement elle puisse retrouver la liberté, les experts estiment qu’elle ne saurait se débrouiller seule dans son habitat naturel, ne le connaissant pas, et elle ne pourrait y survivre. Le zoo de Buenos Aires envisage depuis de la transférer dans un sanctuaire naturel au Brésil ou aux États-Unis. Pour l’instant, elle est toujours dans son enclos.

Conclusion

Le droit organise notre vie en société et nous sanctionne parfois quand nous ne respectons pas les règles communes établies. Mais qui incluons-nous dans notre société ? Seulement Homo sapiens ? À l’école maternelle, le mot d’ordre est d’apprendre aux enfants à « mieux vivre ensemble », mais ne pourrions-nous pas inclure le non-humain dans cet ensemble ? L’éducation apparaît alors comme une clé, si ce n’est LA clé pour améliorer notre relation à l’animal. D’abord, elle peut nous permettre de comprendre qu’il n’y a pas d’animal mais qu’il y a des animaux. Sur notre planète, près de 1 million d’espèces animales ont été décrites et cataloguées (nous ne considérons pas ici toutes celles qui restent encore à découvrir). Des animaux d’espèces différentes, aux capacités cognitives, sensorielles et émotionnelles différentes ; sans oublier aux besoins différents. Certains animaux n’ont pas de système nerveux central et ne ressentent donc pas de douleur ; d’autres n’ont pas de conscience et d’autres pourtant nous ressemblent. Ne plus utiliser le terme « animal » mais bien utiliser des groupes d’animaux, des taxons – primates, autres mammifères, oiseaux, reptiles, céphalopodes, insectes, etc. – même si ce n’est pas parfait, nous permettrait d’éviter beaucoup d’abus de langage et de confusions tels que « les carottes aussi sont sensibles et souffrent » (8). Ainsi, déjà en 1978, la Déclaration universelle des droits de l’animal était proclamée en prenant en compte ces aspects de pluriel et de diversité de l’animal : Article 1 : « Tous les animaux ont des droits égaux à l'existence dans le cadre des équilibres biologiques. Cette égalité n'occulte pas la diversité des espèces et des individus. » Ceci prenait bien en compte le fait que ces capacités animales diverses devaient être prises en compte dans notre utilisation respectueuse des animaux (Chapoutier et Nouët, 1998). Les prochaines avancées ne se feront que si nous voyons l’animal au pluriel et que si nous nous incluons, humains, dans cette pluralité.

Marie Pelé, Cédric Sueur

1.       Remplaçant les académies après la révolution

2.       Voir la partie III pour des explications.

3.       Le patient moral est celui dont les actions qu’il subit de la part d’un agent moral peuvent également être sujettes à une évaluation morale et caractérisées de bonnes ou mauvaises.

4.       L’agent moral est celui dont les actions peuvent être évaluées en termes de bien et de mal, caractérisées de bonnes ou mauvaises (Jeangène Vilmer, 2 008).

5.       Mécanisme d’alarme dont le rôle est de détecter des stimulations internes ou externes dont l’intensité menace l’intégrité physique de l’individu.

6.       Outre les animaux vertébrés, qui comprennent les cyclostomes, les céphalopodes devraient également être inclus dans le champ d’application de la présente directive, car leur aptitude à éprouver de la douleur, de la souffrance, de l’angoisse et un dommage durable est scientifiquement démontrée.

7.       https://www.sciencesetavenir.fr/animaux/insectes/les-insectes-ont-ils-conscience-d-exister_103267

8.       http://www.bioalaune.com/fr/actualite-bio/32806/nouvelle-etude-affirme-carottes-souffrent-quand-epluche

9.       https://www.sciencesetavenir.fr/nature-environnement/plantes-et-vegetaux/question-de-la-semaine-est-ce-que-les-plantes-souffrent_110090

Barron, A. B., & Klein, C. (2016). What insects can tell us about the origins of consciousness. Proceedings of the National Academy of Sciences, 113(18), 4900-4908.
Chapouthier, G., and Nouët, J. C. The universal declaration of animal rights, comments and intentions. 1998. Paris, Ligue Française des Droits de l’Animal.
Descartes R, Gröber G (1905) Discours de la méthode : 1637. Heitz.
Goffi JY (2013). « Chapitre III. Éthique de l'expérimentation animale », Journal International de Bioéthique 2013/1 (Vol. 24), p. 39-54. DOI 10.3917/jib.241.0039.
Hare, B., Call, J., Agnetta, B., & Tomasello, M. (2000). Chimpanzees know what conspecifics do and do not see. Animal Behaviour, 59(4), 771-785.
Jeangène Vilmer J-B (2 008) Éthique animale.
Jonas H (1985) The imperative of responsibility : In search of an ethics for the technological age. University of Chicago press.
Key, B., Arlinghaus, R., & Browman, H. I. (2016). Insects cannot tell us anything about subjective experience or the origin of consciousness. Proceedings of the National Academy of Sciences, 113(27), E3813-E3813.
Manuel, M. (2009) « Évolution animale : les péripéties de la phylogénie », Universalia 2009 : La politique, les connaissances, la culture en 2008, Encyclopædia Universalis, Paris, p. 134-149. ISBN 978-2-85229-336-6.
Matignon, K.L. (2016). Révolutions animales. Les liens qui libèrent Éditions.
Pelé, M. (2010). Étude comparative des facultés d’échange chez les primates non humains (Doctoral dissertation, université de Strasbourg).
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de Waal, F. (2016). Sommes-nous trop « bêtes » pour comprendre l'intelligence des animaux ? Éditions Les Liens qui libèrent.

Article publié dans le numéro 93 de la revue Droit Animal, Éthique & Sciences.

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