Catalogne : l’abolition de la corrida a été abolie, mais ceci aura-t-il des effets ?

Rappel de la situation

Le 28 juillet 2010, le Parlement catalan avait voté l'abrogation de l'article 6 de la loi de protection animale, qui tolérait les corridas. Celles-ci s'étaient donc complètement effacées du paysage catalan début 2012, au terme d'un moratoire technique destiné à la reconversion de la filière taurine. Cette décision faisait suite à une Initiative législative populaire (ILP) qui avait recueilli plus de 180 000 signatures, et avait permis de mettre la question à l'ordre du jour du Parlement. Elle avait fait grand bruit, d'autant que la Monumental, les arènes de Barcelone, avec 20 000 places, étaient les deuxièmes arènes d'Espagne après Las Ventas de Madrid, et que la Catalogne, avec 7,5 millions d'habitants, est la deuxième communauté autonome d'Espagne.

torero face à un taureau (corrida)

Un recours en inconstitutionnalité avait été d'emblée lancé par 50 sénateurs du Parti populaire (PP, droite). Et le 20 octobre 2016, le Tribunal constitutionnel (TC) a annulé la loi votée par le Parlement catalan. Son argumentation repose sur le fondement suivant : la tauromachie relève de la culture, et procède donc de la compétence de l'État et non des Communautés autonomes. Une Communauté peut réglementer, mais pas interdire une pratique relevant du patrimoine culturel.

Le TC se base notamment sur :

  • la loi de 2013 sur la réglementation de la tauromachie comme patrimoine culturel, générée par une Initiative législative populaire (ILP) lancée par la Fédération des entités taurines de Catalogne en réaction à l'interdiction catalane, et relayée par le Parti populaire (PP) ;
  • la loi de 2015 sur la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, initiée par le gouvernement de Mariano Rajoy (PP), dont une des dispositions inclut explicitement la tauromachie.

Aussi curieux que cela puisse paraître, il semble que le TC puisse se baser sur des lois postérieures à la décision contestée dès lors que ces lois sont antérieures à son examen du recours.

Ce jugement a naturellement suscité l'exaspération d'une majorité de Catalans, et des opposants espagnols à la corrida. Mais pour autant, il y a très peu de chances pour que les corridas reviennent en Catalogne. Pourquoi ?

Des raisons sociétales

La société catalane ne s'intéresse plus aux corridas, et une bonne partie y est hostile.

Ce désintérêt, voire ce rejet, est confirmé par les résultats de la dernière enquête (2014-2015) du ministère de la Culture espagnol sur les intérêts et les pratiques culturelles des Espagnols. Il s'agit d'une vaste enquête à partir d'entretiens avec plus de 16 500 citoyens de plus de 15 ans, dont près de 1 800 en Catalogne. Une partie de cette enquête était dédiée aux spectacles taurins.

Si 62,2 % des Espagnols portaient un intérêt quasi nul à la tauromachie (de 0 à 2 sur une échelle allant jusqu’à 10), cette proportion montait à 82,7 % en Catalogne. L'intérêt des Catalans pour la corrida était en moyenne de « 1 » sur 10. Et, interrogés sur les raisons faisant qu'ils ne vont pas ou qu'ils ne vont pas plus souvent aux corridas, les Catalans n'étaient que 4,3 % à mettre en avant l'insuffisance des spectacles dans leur secteur. Paradoxalement, toutes les autres Communautés autonomes avaient des pourcentages de réponses supérieurs (sauf Madrid). Plus des 4/5 des Catalans répondaient que ça ne les intéresse pas, que c'est difficile à comprendre, ou qu'ils n'ont pas le temps (la réponse « parce que je n'aime pas la cruauté » ne faisait pas partie de la liste).

Des raisons politiques

La décision du Tribunal constitutionnel se heurte à :

  • L'opposition du gouvernement catalan : Neus Munté, porte-parole du gouvernement et conseillère à la présidence de Catalogne, avait annoncé la position du gouvernement deux semaines avant la sentence du TC, lors d'une conférence de presse. Elle avait affirmé qu'en cas d'annulation de la décision du Parlement catalan, le gouvernement respecterait seulement la décision du Parlement catalan, et ferait en sorte que l'annulation n'ait pas d'impact concret en Catalogne. Josep Rull, conseiller du département Territoire et durabilité, affirmait le jour de la décision du TC que les corridas ne reviendraient pas en Catalogne, et que le gouvernement catalan aurait recours à tous les procédés accessibles pour empêcher ce retour.
  • L'opposition de la municipalité de Barcelone : Ada Colau, la maire de Barcelone, restait également ferme sur le maintien de l'interdiction des corridas ("Le TC peut dire ce qu'il veut"), et prévenait que la municipalité mettrait en œuvre des règlements empêchant leur retour.

Des raisons réglementaires :

  • La Generalidad de Catalogne (gouvernement et parlement), si elle n'a pas la possibilité d'interdire les corridas, a la possibilité de les réglementer. Le TC rappelle d'ailleurs dans sa décision que la Communauté autonome peut "au titre de ses compétences sur l'organisation des spectacles publics, réglementer le déroulement des représentations taurines – ainsi qu'elle l'a déjà fait lors d'une précédente loi qui limitait l'accès aux corridas aux plus de 14 ans et qui restreignait leur mise en œuvre aux arènes déjà construites".
    On peut donc imaginer divers règlements rendant les choses difficiles, par exemple la limitation de l'accès des arènes aux plus de 50 ans, l’obligation d'un corral d'au moins 10 hectares attenant aux arènes, ou l’obligation d'une surface minimale de 100 m2 pour chaque chiquero (compartiment d'attente pour un taureau)…
  • La municipalité de Barcelone a adopté en 2014 une ordonnance sur la protection, la possession et la vente d'animaux, consolidant l'ordonnance de 2003, qui interdit clairement dans son article 10 tout spectacle taurin quel qu'il soit. Bien sûr, si une Communauté ne peut pas interdire les corridas, une municipalité le peut encore moins, mais le démontrer demanderait de nouvelles procédures judiciaires.

Des raisons matérielles

Les arènes de Barcelone, dites "La Monumentale", sont les seules à pouvoir accueillir des corridas, comme le reconnaissent les partisans de la corrida eux-mêmes.

Les deux autres arènes de Catalogne ne sont plus aux normes (absence de toril, absence d'infirmerie…). Ce sont :

  • celles de Tarragone, où la dernière corrida a eu lieu en 2005, et qui ont été reconverties pour accueillir des manifestations culturelles et sportives ;
  • celles d'Olot, ville antitaurine, où la dernière corrida a également eu lieu en 2005, et qui ne sont plus entretenues depuis. Y avaient encore lieu des correbous, pratique taurine catalane sans mise à mort, mais un référendum municipal les a supprimés en 2016. Elles n'accueillent plus que des danses folkloriques ou des concerts.

Quant aux arènes démontables, elles ne sont pas autorisées en Catalogne, la loi du 4 juillet 2003 exigeant des arènes construites en dur.

Des raisons économiques

La rentabilité des spectacles taurins est de plus en plus mise en question. En effet, d'une manière générale en Espagne, la corrida suscite de plus en plus de désintérêt ou d'opposition. Outre l'enquête du ministère de la Culture espagnole susmentionnée, une enquête IPSOS publiée début 2016 montrait que seuls 19 % des Espagnols y sont plutôt ou très favorables, alors que 58 % des Espagnols y sont plutôt ou très opposés. Et de plus, dans ces deux enquêtes, la proportion d'indifférents ou d'opposants était encore plus importante chez les jeunes (c'est-à-dire ceux qui représentent l'avenir) ou chez les catégories socioculturelles moyennes ou supérieures (c'est-à-dire ceux qui ont suffisamment d'argent).

Les chiffres du ministère de la Culture, à l'échelon du pays, font état d'une baisse du nombre de spectacles taurins de plus de la moitié (53 %) entre 2007 (3 651 spectacles) et 2015 (1 736 spectacles).

Le groupe Balañà

Le propriétaire de La Monumental de Barcelone est le groupe Balañà. Le fondateur du groupe, Pedro Balañá Espinós, né en 1883, gérant puis propriétaire des arènes, fut un homme d'affaires connu du monde taurin. C'est son petit-fils, Pedro Balañá Mambrú, qui est actuellement aux commandes.

La Monumental restant la seule arène de Catalogne aux normes, elle est la clé du problème. Les corridas y étaient organisées soit par Balaña lui-même via Pedro Balaña S.A., soit par une société à laquelle il confiait la gestion (ainsi de 2007 à 2011 la Casa Mantilla, plus prosaïquement Funciones Taurinas S.A.)

À la fin de décembre 2016, le tout nouveau parti politique Acción Natural Ibérica - ANATUR, (copié-collé du CPNT français – Chasse, pêche, nature et traditions), avait cru devoir faire une demande de bail auprès de Balaña, en vue d'organiser une corrida le 4 juin prochain pour célébrer… la Journée mondiale de l'Environnement de l'ONU ! Balaña lui a répondu par la négative le 1er février.

Et ce même 1er février, Balaña avait un entretien avec la Fédération des entités taurines de Catalogne (FETC). Celle-ci, par un communiqué daté du 6 février 2016 (oui ! 2016 ! les aficionados ont toujours un train de retard), s'indignait que Balaña ait décidé de ne pas organiser de corrida dans ses arènes "pour le moment", ni en tant que société propriétaire, ni par l'intermédiaire d'une société gestionnaire. Selon la FETC, il s'était appuyé sur des considérations tant juridiques que sociales ou politiques.

Pour ce qui est des considérations politiques, on peut comprendre que Balaña veuille ménager la municipalité. Il doit coopérer avec elle en tant que propriétaire de 8 complexes cinématographiques et 5 salles de théâtres à Barcelone.

Mais la principale raison est sans doute ailleurs. À savoir, évidemment, la rentabilité des arènes. Pedro Balaña est avant tout un homme d'affaires, et il ne peut ignorer que des activités comme des concerts ou des spectacles de cirque sont bien plus rentables que des corridas. D'autant que l’excellente réputation culturelle et touristique de Barcelone est maintenant nettoyée de la tauromachie.

Conclusion

Nous laisserons la conclusion à Antonio Lorca, chroniqueur taurin d'El País, le quotidien espagnol le plus lu tant dans sa version numérique que dans sa version papier. Il prenait acte de la situation dans un article du 19 février. Alors que depuis l'annonce de la décision du TC, le mundillo ne cesse de gesticuler en appelant à l'union et à l'action, ce chroniqueur a le mérite de faire preuve d'une certaine lucidité. Il reconnaît d'ailleurs que "l'interdiction du Parlement est venue alors que la tauromachie était pratiquement éteinte dans la Communauté".

Antonio Lorca commence son billet par : "Au fur et à mesure que les jours passent, il semble que s'évanouit l'espoir que les corridas reviennent en Catalogne." Et il précise plus loin : "Étant donné que Barcelone est l'unique ville catalane avec une arène en état de fonctionner, l'horizon taurin catalan se présente très mal. En d'autres termes, il ne semble pas déraisonnable de penser que les corridas ne reviendront jamais dans cette Communauté."

Jean-Paul Richier

 

Article publié dans le numéro 93 de la revue Droit Animal, Éthique & Sciences.

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